TOUT DÉPASSEMENT COMMENCE PAR UNE RUPTURE
Je me cache, la tête enfouie sous les couvertures. Ça me fait une espèce de caverne sans soleil et sans témoin. Je suis seul. Seul, immobile forcené, dans un lit qui craque à chaque mouvement.
Enfin, je peux laisser les écluses se lever sous la pression des larmes que je retiens depuis ce matin. Je ne suis pas triste, mais j’ai le coeur gros. Je dois faire le deuil de mes treize ans passés au rang St-Alexandre, le deuil de la maisonnée, le deuil de mes parents pour les récupérer en souvenirs de vie. Un torrent d’émotions superposées que toute la journée j’ai eu du mal à contenir. Maintenant, c’est la débâcle. Je renifle même. On peut m’entendre. Et je n’ai pas de mouchoir. Maman a dû oublier de munir de poches ma jaquette toute blanche.
Comme diversion, je déroule à reculons le film de cette journée en commençant par les derniers événements qui m’ont amené à mon refuge sous les couvertures blanches dans la nuit noire.
Ça fait bizarre de se promener en jaquette dans un dortoir en silence. Circulation de blancs fantômes robotisés qui glissent entre les lits et s’évanouissent sous les couvertures. Faisant semblant de rien, j’ai pu observer les arabesques que décrivaient ces fantômes avant de se fusionner aux îlots de blancheur ou d’être gobés par le noir de la nuit. . Comme eux, j’ai d’abord enfilé ma jaquette puis j’ai enlevé mon pantalon. Yvon, mon ange gardien, occupait le lit voisin. Mais au dortoir, je n’étais plus à sa charge.
On n’entendait que l’eau couler des robinets installés au-dessus de deux bassins blancs qui, côte à côte, servaient de lavabo commun. Heureusement, tous les robinets étaient occupés quand je me suis aligné pour la toilette de la nuit. J’ai pu installer en moi le rituel des lieux. À la maison on se couchait la plupart du temps « tout rond ». Ici c’est la grande toilette avant d’aller au lit.
Je note que tous les juvénistes utilisent de la pâte dentifrice. J’ai un peu peur de faire « habitant » avec ma « poudre à dents »? Personne n’a semblé remarquer mes gaucheries de non-initié. Coups de brosse en zig-zag sur les dents et un tour de débarbouillette de lin sur la figure, et je me suis empressé de me loger sous les couvertures, mon écran protecteur.
Mais voilà, c’est reparti, une autre ondée de larmes. Je fais pause, pour laisser passer le sombre nuage. Mes sanglots cessent, mon ciel redevient bleu...sombre puis, je reprends, la séquence des événements de la journée.
Les images se succèdent. La route sinueuse, le Mont Rougemont drapé des blancs linceuls en lambeaux, usés par l’hiver, papa et maman qui causent avec Frère Camille et moi qui essaie d’ajuster,comme un casse-tête, les pièces imaginées de ma nouvelle vie. Je revois Granby, une ville grise bordée par la rivière Yamaska qui, paresseuse, y a établi ses aires de repos. Puis c’est la grande arche de pierre qui nous accueille au pied du Mont.
Au sommet de cette route, le Mont-Sacré-Cœur surgit dans toute sa splendeur. Un édifice de brique-crème accueillant comme le soleil et dont les ailes semblent joindre les horizons. La haute statue du Sacré-Cœur le surmonte en son centre, pointant vers le ciel comme un paratonnerre. Ses bras étendus bénissent et protègent.
Au parloir, la grande peinture de Jésus adolescent devant les grands-prêtres, la figure d’ascète du Frère Maître, ses allures d’habitant qui me sont sympathiques, mon « ange gardien » dépourvu d’ailes, portant veston, chemise blanche et cravate bleue. Il répond au nom de Yvon Jutras et vient de La Visitation. Je suis en pays connu.
Et tout s’enclenche en marche rapide, sous le signe de l’efficacité. Mon ange nous guide, papa, maman et moi dans un labyrinthe de corridors, de salles et d’escaliers. Le linge de corps est remisé au dortoir dans un casier près de mon lit, le deuxième près des lavabos de la deuxième rangée. Ma jaquette y trouve déjà sa place sous l’oreiller.
Au deuxième plancher, Yvon me désigne le local qui sera ma salle de classe, le bureau du Frère Maître, et l’oratoire. Le reste de la valise, comprenant surtout les chaussures et les vêtements d’extérieur, est remisé au vestiaire attenant à la grande salle de récréation. Mon père rapportera la valise vide.
Vite, nous nous retrouvons au parloir. Frère Maxime (Frère Maître) et Frère Camille sont revenus saluer mes parents. Les politesses d’usage, un vaccin contre les émotions trop vives. Il y a de gros nuages à l’horizon. Papa se pince les lèvres, incapable de dire un seul mot, il me tend la main. Maman m’embrasse sans me regarder. Autrement j’aurais fondu. Pour se barrer et me protéger elle me sert un cliché : « Tu nous écriras », me dit-elle. Je promets d’un signe de tête et déjà ils ont passé la porte. D’un coup d’aile, mon ange m’entraîne dans le corridor, en route vers le réfectoire.
Ce rappel fait éclater de nouveau l’orage qui, au départ de mes parents, aurait pu inonder le parloir. Je pleure à chaudes larmes et je renifle bruyamment, lancinante lamentation de sanglots dépourvus de sourdine.
Frère Louis-Bernard m’a entendu. Son faisceau de lumière le dirige droit vers moi. Il se tient près de mon lit sans bouger, sans dire un mot, sans inquisition indiscrète. Sa tendresse silencieuse m’enveloppe, je vibre aux ondes de sa paternelle affection. Je lève un coin de ma couverture et je le regarde intensément. Je ne peux sourire mais il comprend. Porté par son affection je flotte en apesanteur comme dans un cocon. Un cocon doux et chaud comme la tendresse. Je le reconnais, je l’identifie sans le nommer. C’est le même cocon qui m’enveloppait quand je suis venu dans la maisonnée d’Hormisdas il y a plus de treize ans.
Ma deuxième famille a les mêmes traits et prodigue les mêmes attentions que j’ai déjà reçues. Ma deuxième vie commence sous les mêmes auspices. Je suis en pays connu, je m’endors, les yeux encore humides des ondées de ce printemps qui m’a vu renaître.
Maman me confia beaucoup plus tard, que se retrouvant seuls dans la Durant au retour, « ton père et moi, on a braillé comme des veaux! »
28 avril Lever et prières
Six heures, l’obsédant trépignement du marteau sur la cloche accrochée au fond du dortoir me réveille. Les jaquettes blanches, comme des chandelles éteintes, sont au garde-à-vous près de chaque lit. D’une voix forte, Frère Louis-Bernard prononce en latin des mots magiques (1) qui, répétés comme un mot de passe, mettent en branle les personnages de ce film muet, endormis sous la nuit.
Une volée de débarbouillette dans la figure, un coup de peigne, les pantalons, la chemise et les pantoufles sont enfilés, la cravate bleue est nouée, le lit est refait. Un défilé, sans signal et sans discontinuité descend l’escalier jusqu'au premier plancher, au vestiaire avoisinant la salle de récréation. Les chaussures remplaceront les pantoufles, le veston couvrira la chemise et on se retrouvera dans la grande salle de récréation, en rangs bien droits, les petits devant, tous prêts pour la montée à l’oratoire. Le discret signal d’un claquement de doigts du Frère Maître posté devant les cent trois juvénistes que compte le Juvénat depuis mon arrivée, amorce le cortège.
Il est six heures dix. Aucune brebis ne manque à l’appel.
Entre les « Notre Père », les « Je vous salue Marie » et les Gloire soit au Père », on glisse quelques prières lues dans le manuel puis, on s’assoit pendant environ dix minutes pour réfléchir sur un sujet brièvement énoncé par le Frère Maître.
6h27 met en branle un autre défilé vers la grande chapelle pour la messe quotidienne. La grande chapelle c’est beau, grand, blanc, élevé et élevant. Les Juvénistes occupent le côté gauche de la nef, les novices et les scolastiques le côté droit. Les frères-profès préposés à l’animation et au service de ces trois groupes occupent les trois derniers bancs de chaque côté, à l’arrière de la chapelle.
Après la messe, dix autres minutes d’action de grâces en silence et, au signal, génuflexion dans le tapage des agenouilloirs qui claquent sur le parquet de terrazzo (ciment poli) et les défilés de droite et de gauche s’organisent. Les novices, suivis des scolastiques, se dirigent vers l’aile droite de l’édifice. Notre réfectoire est dans l’aile gauche au premier plancher. Nous nous y rendons en rang et en silence.
Déjeuner
Au réfectoire, c’est une autre routine qui prend les commandes. On prend place, chacun à sa table, tous debout, immobiles, tournés vers la tribune des maîtres en attendant le Bénédicité récité par le Frère Maître. Un vibrant « Amen! » est suivi d’un crissement de chaises sur le plancher. Toujours en silence, tous s’assoient, excepté les délégués de chaque table, qui sont chargés d’apporter, des charriots venus de la cuisine, les plats qui nous sont destinés.
Ce matin, il y a pour chaque table une soupière pleine d’un gruau épais que l’on nous sert dans un petit bol avec une louche d’étain. (Merci maman de m’avoir aidé à apprivoiser cette substantielle céréale). S’ajoutent un plat ovale contenant une quinzaine de rôties, une assiette de beurre, un plat de jambon tranché, une cafetière pleine de chocolat chaud et un pot de lait. Les portions sont généreuses et partagées entre les sept ou huit convives de chaque tablée.
Ce sera ainsi ou presque tous les matins, 365 jours par année. Une fois par semaine, les fèves au lard, chaudes, bonnes, brunes et sucrées remplacent le jambon, des œufs apprêtés de diverses façons viendront aussi deux fois la semaine.
Quand tout le monde est servi, un vibrant « Deo gratias » transforme ce silence percé de sons métalliques en une cacophonie dont la tonalité s’accorde à l’humeur du jour.
Mon ange me présente aux membres de la tablée. Je ne sais trop comment réagir. Je suis le seul nouveau de la table. La conversation embraye à petites lampées. St-Zéphirin c’est une grande inconnue. Je n’ose pas dire que c’est plus « gros » que La Visitation.
La prière d’ « Action de grâces », qui clôt le repas, anime la fourmilière tout en la couvrant de la cape du silence. Ce sont les emplois.
Les emplois
Toute la maison est envahie d’équipes de cinq ou six juvénistes dirigés par un chef. Pendant dix ou quinze minutes, les vadrouilles circulent dans les passages, les brosses poussent la poussière au bas des escaliers, les tables sont nettoyées et les couverts remis en place pour le repas du midi. À la souillarde, il y a quatre cuves en opération: deux pour le lavage et deux pour le rinçage. Portant tablier de toile, les plongeurs redoublent de vitesse pour fournir les trois essuyeurs de chaque côté. En moins de quinze minutes toute la vaisselle est lavée, essuyée, remisée. Les linges sont mis à sécher et le plancher est passé à l’eau de javel.
Les employés affectés au réfectoire et à la souillarde travaillent ainsi après les trois repas, alors que ceux des dortoirs, des classes et des corridors ont congé le soir et peuvent se rendre à la salle de récréation immédiatement après le repas. Environ deux fois par semaine, ils devront cependant peler les patates et les carottes au sous-sol du noviciat.
Les emplois seront changés à tous les mois, ce qui permettra à chacun de s’initier aux différentes tâches que comporte l’entretien d’un foyer de plus de cent sujets. Être nommé chef c’est comme être désigné ministre au gouvernement, la marque d’une grande confiance et le signe d’une haute responsabilité.
Après les emplois, on peut jouer à une multitude de jeux dans la salle de récréation : deux tables de ping-pong, deux tables de billard, les jeux de Mississippi, d’échecs, de dames etc. Quand à peu près tout le monde a fini son emploi, une cloche annonce qu’il faut aller jouer dehors jusqu’à 8h30. Une autre cloche nous dirige alors vers le vestiaire puis, aux classes, en rang et en silence.
Dans la classe, chacun se tient debout en arrière de son pupitre. Le professeur préside la prière et la classe commence. Les cours, coupés par une récréation de quinze minutes prise à l’extérieur, dureront jusqu’à 11h30.
De sa classe. on se rend directement à l’oratoire pour la conférence du Frère Maître qui durera jusqu’ à 11h50. Il emploiera ce temps pour donner des nouvelles du monde, de la communauté, pour faire la lecture des bulletins du mois, pour changer les affectations aux divers emplois, ou pour donner les recommandations et les consignes appropriées. La conférence se termine par la récitation de l’angélus en latin puis, on descend au réfectoire, toujours en silence, pour le diner.
La même séquence sera répétée après le diner: emplois, salle de récréation, activités sportives à l’extérieur, classe jusqu’à 15h30 – collation, et pratique de sports organisés : hockey, ski, baseball ou, selon la saison, promenade en groupe jusqu’à 17h00, études et devoirs jusqu’à 17h45, chapelet à l’oratoire ou en se promenant dans la grande salle, souper, vaisselle, jeux intérieurs, jeux à l’extérieur. À 19h30, études jusqu’à 20h45, prière suivie du Salve Regina chanté et dodo.
Le dimanche, le temps sera partagé entre Dieu, la fraternité et la culture personnelle.
Dieu aura la grande part. En plus des prières quotidiennes il y a la grand-messe avec orgue et chants, les vêpres et le salut du Très Saint-Sacrement également chantés.
La fraternité se nourrit d’activités sportives organisées, de longues promenades à l’extérieur de la propriété, de visionnement de films (ONF) et surtout de la tenue des soirées de famille au moins une fois par mois.
Pour la culture personnelle il y a de nombreux temps libres consacrés à la lecture, au dessin, à la pratique de différents arts ou à des jeux.
(1) Ametur Cor Jesu (Aimé soit le Cœur de Jésus ) est la devise des Frères du Sacré-Cœur. Il était de tradition de faire vibrer cette devise au lever le matin et à chaque ralliement important de la communauté. On répondait: Ametur Cor Mariae (Aimé soit le Cœur de Marie).