samedi 30 octobre 2010

28- La rentrée au pays



Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage, -
Ou comme celui-là qui conquit la Toison -
Et puis s'en est retourné, plein d'usage et raison. - Joachim Du Bellay

Il n'y a d'homme plus complet que celui qui a beaucoup voyagé,
qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie.
Alphonse de Lamartine - Extrait de Voyage en Orient

Taque-tac…taque-tac…taque-tac…

Je somnole. Le taque-tac monotone des roues de fer sur leur ruban d’acier m’a assoupi. Son silence subit me réveille. Où sommes-nous ? Quelque part entre New York et Albany. Je suis en compagnie du frère Réal. Ce matin, nous sommes partis tôt de l’hôtel. Le grand voyage est terminé. Le trajet Montréal/New York ne fait plus partie du voyage. C’est la rentrée au pays.

Pour la première fois depuis mon départ du port de Montréal le 16 septembre 1958, la nostalgie du pays me saisit les entrailles. Une fébrilité particulière l’accompagne. J’ai des impatiences, alors que le temps s’étire comme une tire Ste-Catherine que l’on tend entre ses deux bras.

À la mi-juin, je quittais Rome. Je ne rentrais pas encore au bercail, je continuais le voyage. Dans le train qui m’amenait de Rome à Paris, la nuit, je gardais encore des yeux ouverts d’émerveillement.

Pendant un mois et demi, à Paris, j’ai été ce touriste culturel anxieux de lever partout les rideaux de nouveaux horizons.

Sur le Queen Elizabeth, de Cherbourg à New York, la mer, même étale, a répété son numéro de fascination qu’elle m’avait servi trois ans plus tôt.

New York, que je voyais pour la première fois, m’a aussi ensorcelé. Estomaqué, je passai près d’une heure devant Guernica au Guggenheim Museum. Je n’avais pas besoin d’explications. La célèbre peinture du non moins célèbre Picasso m’habitait. Je l’ai téléchargée dans le silence d’une admiration muette. Déjà en 1937, le grand peintre espagnol annonçait des temps nouveaux qu’on n’a pas encore fini de digérer.

Et tout New York, né dans les « Années folles », émettait des ondes qui rejoignaient mes atomes crochus. L’audace de l’Empire State building, la statue de la Liberté, la frénésie de la 45e avenue…

New York marquait pour moi la fin du voyage. Comme son apothéose. Taque-tac…taque-tac…taque-tac…, le train repart. C’est la rentrée au pays.

Je suis porté comme sur un nuage. Par la pensée, je plane au-dessus de la maisonnée d’Hormisdas qui se dissout en celle de Lucien. Le charme des traditions ! Notre famille, tout ce qu’il y a de plus traditionnellement québécois : quatre mariés, quatre en communauté et les autres suivent le pattern traditionnel : trois maîtresses d’école et une infirmière. Je les revois s’affairer les lundis matin, Claire, Thérèse, Carmen et bientôt Gisèle, jupes de couventines noires et plissées et le collet blanc empesé. Elles dérogent à la règle du passé. Elles font deux ans d’École Normale à St-Hyacinthe au lieu de un an à Nicolet. Elles enseignent non pas dans une école de rang mais en ville, l’une à Drummondville, les deux autres à St-Nicéphore, une école dirigée par les Sœurs. Elles gagnent 800 $ par année et logent au couvent.

Il y a des pancartes. La menace de la création d’un syndicat coupe leur emploi. Plus d’espoir pour elles. Elles doivent émigrer dans la grande ville, à Montréal. Ce sera là leur salut. Elles seront vite embauchées et doubleront ou tripleront leur salaire. 3.000 $ /année en 1960. La structure traditionnelle craque déjà et elle explosera bientôt. Et même une fois mariées, elles pourront continuer à enseigner !

Pour les garçons, c’est du semblable au même. Les trois qui terminent à peine leur cours primaire vont aux chantiers l’hiver, se taillent un métier, fondent une famille et sont propriétaires de leur demeure. Quatre ont été admis au Juvénat des Frères du Sacré-Cœur.

Je me plais à m’imaginer combien ils ont dû grandir vite en trois ans ! Je vais bientôt les revoir. J’ai hâte. Une hâte qui camoufle tant bien que mal une certaine anxiété. Celle de me refaire une place au milieu d’eux. Je revois la maison, la grange, le fournil, je refais le chemin de la petite école… Tout est comme figé dans ma mémoire. Couleur et saveur de chocolat et de mousse aux fraises…

Mais il y a un ferment qui va bientôt tout chambouler dans le rang St-Alexandre. C’est la petite école qui ferme, presqu’en même temps que la fromagerie, c’est Berchmans et son industrie porcine. Mais n’anticipons pas. Dehors, le vent souffle le changement. À une vitesse qui dépasse celle du train.

Taque-tac…taque-tac…taque-tac…, mon rêve est coupé.

Encore arrêtés ! « Nous sommes à Albany » me dit Frère Réal. Albany ? Pour moi, un nom plus qu’une ville. Les piles de ma curiosité animent d’autres scènes. Le temps d’une croûte et le taque-tac… repart, et moi avec lui, dans mes rêves, somnolant entre le passé et le futur… incertain.

La figure de Maurice Duplessis, rayonnante et évanescente comme au temps de l’électrification rurale paraît dans le coin d’un écran politique. Image fugitive de sa tombe telle qu’elle nous était parvenue à Rome, vite remplacée par celle des vedettes de l’heure, Jean Lesage avec son « Maître chez nous », et René Lévesque qui parle vrai et neuf. Point de mire, électricité… que nous réserve donc ce petit bout d’homme ? Un Québec moins rural, plus électrisant…

Dans mes rêvasseries fluides, les images planent au-dessus du taque-tac. Église et politique s’entremêlent, jouant à saute-mouton. Le Cardinal Léger, nous agenouille pour le chapelet en famille, à sept heures tous les soirs. C’est un must. La ville, les sports, les fins de semaines grugent déjà les enrôlés du rosaire.

Le dimanche, je vois des églises pleines jusqu’aux bancs des derniers rangs. Un fondu… Quelques-unes ouvrent même leurs portes, le samedi après-midi, à cinq heures. Cette messe compte aussi pour l’accomplissement du devoir dominical. Le taque-tac bat la ronde des routines du pays et la marche de ses renouvellements.

L’île de Montréal et l’Ile Ste-Hélène s’alignent comme sur une chaîne de montage. Jean Drapeau, au micro toutes les semaines, à la radio, en parle avec passion. Taque-tac…taque-tac…taque-tac…, et tout s’enfonce dans les brumes d’un humus fertile en bourgeonnements.

Granby, le Mont-Sacré-Cœur, le Noviciat, le frère Florentien et d’autres, défilent à leur tour au rythme du taque-tac…taque-tac…taque-tac. C’est ma destination, le lieu de ma nomination, selon le vocabulaire du temps. Je l’ai appris à Paris dans une lettre du Frère Provincial, frère Gérald, qui m’avait écrit plusieurs fois à Rome sur papier oignon, bleu lavé, « par avion ». Je suis déçu et inquiet. Comment livrer aux novices le bourgeon de vie si fragile en moi ? Pas des cours sur la perfection chrétienne ! Ah non ! Sur la Bible ?... Je suis déçu, mais quoi d’autre ? Le latin à Chertsey ? Ou à Rosemère ?

Une dizaine de taque-tac encore, et mes fixations sont au point mort. Puis, soudainement, sans que je n’aie jamais compris ni pourquoi ni comment, c’est le « Moi mes souliers » de Félix Leclerc qui s’ajuste à la cadence des roues sur les rails. Félix, la fierté d’un Québec à naître. Je me laisse dorloter par ses mélodies qui chantent le printemps, ses images qui rappellent les coloris de la « doulce France », ses rois et ses châteaux m’enchantent pendant que son p’tit bonheur paré de son bâton, de ses peines, de ses deuils et de ses guenilles me fait rêver.

Frêle et timide sur un plateau à Montréal, un certain Jean-Pierre Ferland chante « Ton Visage » alors qu’au Saguenay, Robert Charlebois commence à gratter sa guitare. Claude Léveillé traîne ses vieux pianos jusqu’au bout du monde et frotte les sabots de son cheval blanc. Gilbert Bécaud flirte déjà avec les scènes québécoises alors que les Joyeux Troubadours, les Compagnons de la chanson et Charles Trenet disparaissent à pas de loup dans les coulisses du passé.

Marcel Dubé avec « Zone » et « Un simple soldat » m’avait enchanté. Il suffit de deux ou trois taque-tac pour qu’il vienne me hanter. J’en ai marre de l’ « Avare », je le connais par cœur. Le « Bourgeois gentilhomme » ne me fait plus rigoler. Curieux, Molière se fond dans mon taque-tac avec l’image de Claudel, Paul de son prénom. Il figure au premier rang du palmarès de mes coups de foudre au théâtre : « l’Otage », joué sur une scène de fortune à Saint-Louis-des-Français de Rome. Un tout petit taque-tac, le temps de me recueillir sur les émotions vécues alors. On parle pour l’automne de « l’Annonce faite à Marie » ici à Montréal. Il me faudra bien aller la voir !

Taque-tac…taque-tac…taque-tac...
Une brouille enneigée sur mon écran et c’est, après l’image du « sauvage » au regard figé, celle du frère Grégoire qui apparaît. Animé, il suit et « coache », de sa fenêtre du deuxième étage, le match qui oppose les juvénistes à l’équipe du village de Chertsey sur une patinoire extérieure à hauts remblais de neige. Maurice Richard, Toe Blake, les Canadiens, la LNH à six clubs, la rivalité Canadien-Boston, Michel Normandin, René Lecavalier une succession d’images et du temps sur la patinoire du pays… Le hockey au Québec, une vitalité prête à bourgeonner de belle façon.

La locomotive roule lentement, essoufflée. Dehors il fait un temps gris, percé de quelques gouttes d’eau. Cette vue fait naître l’image de Fernand Seguin qui fascine petits et grands sur le petit écran. En pantoufles, la science deviendra quelques années plus tard, « Le sel de la semaine » et nourrira la curiosité de nombreux spectateurs. Hubble, Hubert Reeves, les galaxies ne sont pas encore sur la scène, mais ils sont dans l’œuf, on les espère venir.

De nouveau, je reviens à ma réalité de l’heure, celle du taque-tac qui n’en finit plus de taqueter. Que notre monde est donc riche et plein. Ce rêve de tout connaître calme ma frénésie d’arriver. Nous sommes toujours en sol américain. Je replonge dans l’exploration du passé vieux de trois ans.

« Un homme et son péché », « la Pension Velder », « le Survenant », font la queue-leu-leu au guichet de mes attentions. Wilfrid Lemoyne et Judith Jasmin m’invitent à une promenade autour du monde.

Une atmosphère du pays reconnue par mes instincts me réveille. Nous sommes presque en terre canadienne. C’est Plattsburg qu’on annonce. C’est comme si j’avais déjà un pied dans le Québec. Je me lève et je marche un peu. Le train défie ma nervosité. Il semble ralentir. On n’en finit plus d’arriver. Arriver c’est aussi long que partir le fut il y a trois ans.

Montréal refait surface. Le « faubourg à m’lasse » la Canada Ciment, la rue Hector et les bords du fleuve, le stade Delorimier qui, hélas, n’héberge déjà plus ses Royaux…

Tout près, rue Fullum, la procure, frère Rosaire, le provincial aux larges voiles qui étend la communauté jusqu’en Saskatchewan. Déjà le vent gruge son œuvre. Frère Gérald qui le remplace doit apprendre à gérer la décroissance.

Le temps s’étire, on est trop longtemps immobiles. D’autres locomotives nous narguent en passant à nos côtés. Quand donc arriverons-nous ? Il est 16h30 et nous poireautons toujours.

Finalement, à 17h00, nous descendons après avoir traversé tout un réseau de voies ferrées entrecroisées. Que Montréal est sale dans son arrière-cour de la gare centrale !

Frère Hubert nous attendait. Il me dépose à la résidence de l’école Meilleur, rue Fullum, en ce vendredi du 18 août. Pendant tout le trajet entre la gare et la résidence des frères, je dois me défendre contre une impression envahissante. Après Rome, Paris et New York, que Montréal m’apparaît donc petit ! Ville de province ou gros village ?

Le lendemain, je prends l’autobus Bourgeois qui m’amènera à Drummondville ou papa, selon une habitude invétérée, viendra me chercher pour le rang St-Alexandre qui n’a guère changé. Il y a cependant un petit indice qui annonce de grands bouleversements. On ne va plus porter le lait à la fromagerie, un camion ramasse les bidons qu’on place sur le bord de la route. Premier choc du temps qui passe, scandé au martèlement du taque-tac qui est passé.

Le samedi soir, devant la famille réunie, c’est la distribution des prix. Je suis un peu gêné. J’avais un budget de cinquante dollars pour acheter des souvenirs de Rome à chacun des membres de la famille. Une petite image, un chapelet, un bibelot en marbre et la bénédiction du pape. Eux, avant que je parte, avaient amassé 120 $ pour me procurer une machine à écrire Smith Corona que je ne rapportais même pas. La pauvreté ne coïncide pas toujours avec le vœu de pauvreté.(1)

Je dors au Québec, dans le berceau de mon enfance. Je rêve mon enfance. Mais, en suspens dans l’air de la nuit, il y a des nuages qui s’agitent, signes avant-coureurs de bouleversantes révolutions. Mes neurones les ont captés. Ils les traduisent en rêves qui éclatent de toutes parts et en bandes cinématographiques en marche ultrarapide. Demain sera un tout autre jour.
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(1) De Lourdes j’avais rapporté à ma sœur Monique, qui faisait son noviciat chez les Sœurs de l’Assomption de Nicolet, une statue de la Vierge. La statue était scellée et devait contenir de l’eau de Lourdes. Ce petit présent avait fait grand plaisir à Monique. Quelque temps après, mes parents vont lui rendre visite à Nicolet. Ils voient dans la montre d’objets de piété à vendre la statue que j’avais donnée à Monique. Maman s’informe. Monique n’avait pu garder cette statue car, lui avait-on dit, le vœu de pauvreté qu’elle allait prononcer bientôt lui interdisait de garder des objets « en propre ». Sans commentaires. 

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La Chronique à Jean-Claude
ANNUAIRE 1960-1961
N° 55

Pour promouvoir les vocations, on recourt à un tableau d’honneur des vocations.


Pour l’admission au noviciat, on hausse un niveau d’études plus élevé qu’auparavant.


On promeut les ressourcements spirituels pour les frères : retraites, récollections, second noviciat, grand noviciat dont un des objectifs est d’assurer la persévérance.


Un frère du Sacré-Cœur participe à la Commission des religieux du Concile œcuménique mise sur pied par la CRC (Conférence religieuse canadienne)


Il y a courses aux qualifications professionnelles et académiques chez les frères.


Le frère Georgius fait sa marque dans la promotion des travaux manuels à l’échelle de la province de Québec.


On abandonne la soutane pour les sorties en ville; on revêt le complet noir et la cravate noire.


Il y a six fermetures de maisons.


Statistiques des sept provinces canadiennes :


- 1540 profès

- 83 novices

- 1263 juvénistes


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Prochaine publication : # 29 - Pas de vin nouveau dans de vieilles outres

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