samedi 4 décembre 2010

33- La culture des vocations


Zachée, descends vite ;

car il faut que je demeure aujourd'hui dans ta maison.(Luc 19, 50)
La vocation de l'humanité n'est pas la souffrance mais la joie,
elle n'est pas la culpabilité du péché,
mais la liberté de la jouissance réfléchie et partagée. [Robert Misrahi]

Les obédiences du 15 août 1963 me ramenaient Rosemère, la maison mère de la province de Montréal. On me chargeait du recrutement au niveau secondaire. Mon ami, le frère Louis-Denis, devait s’occuper du primaire. De plus, j’étais engagé par l’Office catéchétique du diocèse de Saint-Jérôme, deux jours par semaine, à l’implantation de la nouvelle catéchèse dans les écoles secondaires du diocèse.

Sous le souffle de Vatican II

Le souffle de Vatican II avait suscité de toutes nouvelles initiatives pastorales dans le diocèse de Saint-Jérôme et dans ma province communautaire de Montréal. La Grande Mission avait mobilisé tous les services diocésains et suscité des mouvements de solidarité nouvelle entre le clergé, les congrégations religieuses du diocèse et les laïcs impliqués dans divers mouvements d’action catholique.

L’Annuaire de l’Institut des Frères du Sacré-Cœur qui chaque année relate les hauts faits des provinces communautaires, mentionne pour l’année 62-63, Province de Montréal, une recrudescence d’activités et d’initiatives visant à informer et à former les frères à l’esprit du concile. Cf. Annuaire 1962-63 Province de Montréal  p. 161-162 - Extraits

La nouvelle catéchèse fut peut-être, avec la réforme liturgique, le signe le plus sensible en ces temps d’un renouvellement en profondeur de la foi et de la religion au Québec.

L’Office catéchétique provincial, nouvellement créé par Mgr Coderre évêque de Saint-Jean en 1962, entreprend la création de nouveaux manuels de catéchèse orientés vers l’initiation à la vie chrétienne (Viens vers le Père – Célébrons ses merveilles…) qui remplacent le petit catéchisme du Québec.

Les universités de Montréal, de Laval, de l’UQTR offrent pendant les vacances des cours catéchèse pour les enseignants. Les offices de catéchèse surgissent dans tous les diocèses, de même que les différentes formes de regroupements diocésains des communautés religieuses. Le diocèse de Saint-Jérôme s'est  montré particulièrement dynamique dans ce domaine.

C’est dans ce milieu mû par les énergies d’un profond renouveau que j’étais appelé à travailler.

Recruteur au primaire

Un matin du début de septembre, les classes étant reprises dans toutes les écoles, le frère Louis, procureur de la maison mère de Rosemère, m’appelle et, avec un large sourire m’offre les clés d’une Pontiac toute neuve qu’il avait achetée (2.500$) à mon intention à un garage de Ste-Thérèse.

À cette époque encore, conduire une auto et surtout en avoir une à sa disposition presque régulière était en communauté un privilège réservé au provincial, à l’économe de la maison mère et au recruteur. Ces dernières années, on avait cependant multiplié les permis de conduire chez les frères. Ainsi, pendant que j’étais professeur au noviciat, j’avais pris mon permis de conduire afin de dépanner le directeur de l’école de St-Pie-de-Bagot qui avait besoin d’un prof de géométrie. Tous les lundis, j’allais du Mont-Sacré-Cœur à St-Pie pour y donner mon cours. Par la suite je fis beaucoup d’autres courses utiles à la maison provinciale. De privilège, l’auto était passée au rang du service, un outil comme bien d’autres.

Ce matin-là, je partis donc pour St-Jérôme, j’avais rendez-vous dans l’après-midi avec l’équipe de l’Office catéchétique du diocèse.

J’avais planifié de profiter de l’avant-midi pour m’initier à mon rôle de recruteur au niveau primaire. Frère Louis-Denis, qui en était le responsable, pour je ne sais quelle raison, s’était en effet désisté. J’assumerais donc le recrutement aux deux niveaux, primaire et secondaire. Aussi bien commencer mon initiation tout de suite.

Les Sœurs du Sacré-Cœur dirigeaient l’école des garçons à St-Janvier. Le port de la cravate et de l’habit noir n’était pas encore généralisé en dehors du diocèse de Montréal, je portais la soutane, je fus accueilli à bras ouvert. Les Sœurs du Sacré-Cœur dirigeaient aussi à St-Antoine une école voisine de celle des frères. J’étais en pays connu. Les garçons de 6e et 7e années étaient regroupés dans une même classe. Je proposai de les entretenir pendant une heure environ sur la vie religieuse.

Quoi leur dire et surtout comment le leur dire ?

Le frère Recruteur selon la tradition

Selon la tradition établie comme depuis toujours, le frère recruteur rencontrait les élèves de sixième et ceux de septième deux fois dans l’année et cela aussi bien dans les écoles dirigées par les frères que dans les écoles des villages avoisinants. Entre les recruteurs des différentes communautés on s’était comme naturellement partagé les territoires de chasse. Ainsi, lorsqu’une communauté était la seule à tenir une école dans une ville ou dans un village plus important, toutes les écoles des villages avoisinants faisaient partie de son territoire. Le recruteur avait ses entrées dans ces écoles et y était généralement attendu et bien reçu. Un même partage à l’amiable était établi pour les écoles de l’île de Montréal.

Chaque recruteur avait ses trucs et ses appâts. Il lui fallait repérer les élèves les plus doués et créer avec eux des liens qui nourriraient un intérêt pour la vocation de frère et éventuellement prépareraient l’entrée au Juvénat. Certains donnaient des images à tout le monde ou à ceux qui avaient le mieux répondu aux questions posées. On parlait de la vocation, cette espèce de destin mystérieux prédéterminé à la naissance par Dieu lui-même. Il était très important de découvrir et de suivre sa vocation.
D’autres recruteurs faisaient passer de petits tests et promettaient d’envoyer les résultats par la poste à tous ceux qui le demanderaient. La visite d’avant Noël avait pour but de recueillir les noms des élèves les plus talentueux afin de pouvoir communiquer avec eux à l’occasion des fêtes ou de leur anniversaire de naissance.

La deuxième rencontre après Noël visait principalement une entrée au Juvénat pour Pâques(1) ou pour la fin du mois d’août. Les parents des élèves les plus intéressés étaient alors rencontrés. Le recruteur s’efforçait de leur préciser les conditions d’entrée au Juvénat. Surtout il ne manquait pas de dire à ce futur candidat et à sa famille qu’il les avait en haute estime, qu’il prierait pour eux. L’élève était invité à correspondre avec le recruteur.

Plusieurs recruteurs s’étaient munis d’un projecteur 8 ou 16 mm. Ils présentaient à la classe des images du Juvénat, des sports qu’on y pratiquait, de l’enseignement qu’on y donnait et aussi des pays de mission où œuvrait la communauté. Les éléphants et les lions d’Afrique faisaient de bons appâts pour la chasse aux vocations.

Chez les écoles dirigées par les frères, le scénario était sensiblement le même, excepté que le recruteur travaillait en étroite collaboration avec les frères titulaires des classes de 7e année (et, s’il y avait lieu, celles de 8e et 9e années) qui avaient à cœur la promotion de la vocation de frère.

Ce système fonctionnait très bien puisque les tableaux d’honneur relevés dans La Voix du Mont-Sacré-Cœur et mis en valeur par le supérieur provincial lors de ses visites aux maisons ou à l’occasion des retraites annuelles mentionnaient le nom et la provenance de chaque nouvelle recrue inscrite au Juvénat. Dans les années 40 et 50 le Juvénat de Granby visait et souvent dépassait cent recrues par année. Dans la province de Montréal, plus récente, on était un peu plus modeste, on célébrait l’entrée du 75e nouveau juvéniste.

En ces temps où il n’existait que très peu d’institutions d’enseignement secondaire à part les collèges classiques, la demande d’une prolongation des études au-delà du cours primaire était grande. Les recruteurs étaient bienvenus. Les juvénats regorgeaient de sujets et la province enregistrait une trentaine de nouveaux profès chaque année, le frère provincial pouvait répondre aux demandes des évêques qui désiraient implanter de nouvelles écoles tenues par les frères dans leur diocèse. La communauté prenait de l’expansion et le carrousel reprenait chaque septembre son « merry-go-round ».

Comme devant les traditions de formation au noviciat, j’étais un peu mal à l’aise devant ce système organisé selon les normes du marketing commercial ou selon les pratiques de recrutement des clubs de sport professionnel. Comment, sans fausse représentation et sans surenchère mal placée, pouvait-on présenter la vie religieuse à des jeunes de 6e et 7e années et surtout comment rendre cette vie attrayante pour eux ?

D’autre part, on ne pouvait se désister, le recrutement était vital pour la survie de la communauté.

L'Évangile, une bonne canne à pêche 
Pour être dans le vent du concile et respecter mes convictions profondes je décidai donc d’utiliser le plus possible l’Évangile comme amorce de mon discours sur la vie religieuse. L’épisode de Zachée (Lc, 19) me servit de premier test.


« Il était tout, tout petit. Il s’appelait Zachée.  Jésus était venu dans le village où il habitait. Il y avait une grande foule. Zachée voulait bien voir Jésus. Il était si petit que tout le monde lui cachait la vue. »

Qu’auriez-vous fait à sa place ? Il était rusé. Que fit-il, il voulait tellement voir Jésus ? 

« J’aurais demandé à mon père de me prendre sur ses épaules. » dit l’un, « j’aurais passé entre les jambes des grands pour me rendre au premier rang dit un autre. » Toute la classe s’esclaffe. « Je serais monté dans un arbre » dit un autre.

C’est la réponse que j’attendais. Je continuai à mimer la scène en insistant sur le regard de Jésus levé vers l’arbre où se trouvait Zachée, sur la foule attentive, sur l’invitation de Jésus qui s’adressait personnellement à lui, le tout petit, petit Zachée. Jésus, celui que les foules acclamaient, irait aujourd’hui manger dans l’humble demeure du tout petit Zachée.

Et là, ces jeunes garçons n’en finissaient plus d’énumérer ce qu’ils auraient fait pour bien accueillir Jésus. Je raccrochai le tout au mot vocation, aux frères et aux sœurs qui avaient ouvert grande leur demeure pour accueillir Jésus. Les sourires de la sœur titulaire de la classe, qui était restée écouter ma conférence, m’applaudissaient. On m’invita à revenir. J’étais content. « The beginner’s luck ».

De fait, j’ai toujours eu du plaisir à parler de vocation aux enfants du primaire, à leur commenter l’Évangile. Mais de là à les amener au Juvénat ! L’année suivante, un jeune garçon de St-Janvier fit son entrée au Juvénat de Chertsey. Je l’épinglai sur mon tableau de chasse. Je crois qu’il s’est rendu jusqu’au noviciat.

Il fallait plus que des paroles pour remplir le Juvénat. Pour concrétiser et incarner mes envolées évangéliques en vocations "sonantes et trébuchantes", j’appliquai la formule de l’action catholique, l’action sur le semblable par le semblable. Avec la collaboration des maîtres de formation (frère Jean-Pierre à Chertsey et Jean-Rémy à Rosemère) j’organisai avec les candidats chez qui j’avais discerné un certain potentiel pour la vie religieuse, des séjours d’une fin de semaine au Juvénat. C’était concret. Ce fut une formule gagnante. Dans l’annuaire de l’année suivante, on mentionna que quarante recrues sur soixante-quinze avaient fait un séjour de fin de semaine au Juvénat.
L’année suivante, on me donna un adjoint en la personne du frère Jean-Lionel, alias Gilles Vincelette, qui avait dans les arts beaucoup de cordes à son arc. Il fut aussi rattaché à la Pastorale des Vocations du diocèse de Joliette. Puis ce fut le frère Anatole, mon premier directeur à St-Victor, qui vint se mettre humblement sous mes ordres. Il aimait bien conduire l’auto, je lui donnai à parcourir les paroisses les plus éloignées de la province. Finalement nous formions une bonne équipe. Frère Jean-Lionel dans l’est et dans les écoles primaires de Montréal, frère Anatole dans le Nord. Le frère Charles, de la province d’Arthabaska et ancien missionnaire à Madagascar assurait la correspondance et frère Albertius se chargeait d’imprimer toute la publicité vocationnelle.

Recruteur au niveau secondaire.

Les quelques recrues qui provenaient du secondaire étaient des mets de choix pour le recruteur et pour le juvénat. Les écoles secondaires se multipliaient. Plusieurs d’entre elles offraient aussi le cours classique. Il y avait de plus en plus de frères qui enseignaient au secondaire. Un jeune pouvait dorénavant prolonger gratuitement ses études au secondaire sans passer par le juvénat ou par le séminaire. La formule du juvénat fermé à tout retour dans la famille était de plus en plus critiquée.

L’avenir de la communauté résidait, pensait-on, dans des vocations mûries par le temps et choisies en meilleure connaissance de cause. Certains frères qui enseignaient au secondaire jouissaient d’un ascendant réel sur les jeunes de 9e, 10e et 11e années. Ils savaient les impliquer dans des œuvres ecclésiales importantes et réussissaient même à inscrire au Juvénat un ou deux de ces candidats « de choix ».

Bref, il était consolant et sécurisant de penser qu’on pouvait tirer beaucoup de recrues valables de cette mer nouvelle et qu’il suffisait de tendre les filets pour y faire des pêches miraculeuses.

Ma mission c’était de tendre le filet du Seigneur dans ces eaux nouvelles. Comment s’y prendre ?

Après avoir multiplié mes allées et venues à travers toute la province, après Pâques 1964, vers neuf heures du matin, je sonne à l’école secondaire Pie IX, située à Montréal-Nord. C’était une école dirigée par des professeurs laïcs de la CECM. Je demande à voir M. Tremblay directeur de l’école. Après dix ou quinze minutes on m’introduit dans son bureau. Timidement, je lui présente ma requête:

« Je suis un frère du Sacré-Cœur chargé par ma communauté de L’ŒUVRE DES VOCATIONS (à ce moment on ne portait plus la soutane en dehors de nos écoles, sur l’Ile de Montréal. « Je voudrais m’adresser aux élèves de 8e, 9e, 10e et 11e années pour leur parler de la vocation religieuse. »

Un temps de silence qui indique un malaise. Je devine ses pensées. « Il vient demander aux garçons s’ils veulent ‘faire des frères’. Bonne chance! » 
Il se ressaisit. Poli, il s’informe de ma communauté, « Ah oui... les Frères du Sacré-Cœur à Jonquière il y en avait… » Je lui précise que les Frères du Sacré-Cœur avaient jusqu’à tout récemment une école dans Montréal-Nord, qu’il pourrait connaître le frère Albertius dir., ou le frère Sylvestre. Il prend une bonne respiration puis enchaîne : « Je suis bien sympathique à votre cause ». Voulez-vous rencontrer toutes les classes ? Euh ! Oui… Il y en a trente ! Il faudrait d’abord vous adresser à M. Douville, mon adjoint, qui s’occupe des 8e et des 9e années.

M. Douville est direct. Il faudra en parler à l’aumônier. Je sens qu’on se renvoie une patate chaude. M. Payer, n’est aumônier dans l’école que depuis six mois. Il me réfère à M. X. professeur d’enseignement religieux dans les 8e années. Ce professeur enseigne aussi la géographie. L’enseignement religieux n’est pour lui qu’un complément de tâche. Il accepte volontiers de me laisser « ses périodes » d’enseignement religieux. Cependant, il faudrait en parler aux titulaires de chaque classe.

Je retourne voir M. Douville pour qu’il me donne la grille de cours et le nom des titulaires de chaque classe. Une grille répartie sur huit jours de sorte qu’on ne peut se bâtir un programme qui s’accorde aux jours de la semaine. Il faut calculer. Je me rends à la salle des profs pour y rencontrer les professeurs en cause. Je suis l’Étranger. J’en attrape un ou deux. Je débite mon projet. Il y a toujours un petit sourire presque malicieux qui annonce que ma naïveté a été captée. Je parviens finalement à m’établir un horaire qui m’occupera avec des temps morts pendant près de deux semaines. Certains profs m’offrent de rester dans la classe ou m’informent qu’ils le feront. Ce qui refroidit un peu ma spontanéité.

Le cours classique, le cours scientifique et le cours commercial, les forts, les faibles… Des professeurs spécialisés en français, en mathématiques, en anglais ou en latin ou en enseignement religieux circulent devant ces classes selon un horaire complexe.

Dans la classe, on m’écoute attentivement pendant environ dix minutes tout en jetant un coup d’œil à l’arrière de la classe, question de repérer le surveillant ou de rallier des complicités.

Comment aborder ces jeunes ? Voilà un autre aspect pas aussi simple qu’il en a l’air. J’ai tout essayé, tout l’Évangile, de Zachée à la pêche miraculeuse, toute la Bible, d’Abraham en passant par Joseph en Égypte, Moïse qui lutte contre le veau d’or jusqu’à Job sur son tas de fumier.

En ce temps, la vogue était aux chansonniers. J’ai aussi accroché Vigneault, Léveillé, Ferré, Brel ou Bécaud comme impresarios de mon message. Mais alors il fallait se munir d’un magnétophone, prévoir les rallonges, obtenir le silence et mousser les commentaires jusqu’à ce que l’horloge ou la cloche indique la fin du cours. J’ai même présenté les Beatles à des élèves de neuvième année de l’école François-Perrault avec cette fois un gramophone qui sonnait la tôle. Je vous laisse deviner les résultats.

Semer dans ces conditions fait douter de la récolte, même si on a ‘une foi à transporter les montagnes’. Il fallait trouver autre chose. Inventer pour ces temps nouveaux un autre mode d’emploi, une autre technique de pêche, un autre véhicule à la Bonne Nouvelle que celui de la voix de l’autorité qui impose le silence.

Les camps de fin de semaine

Depuis le début des années 60, une formule toute nouvelle gonflait d’espoirs les chargés de pastorale ou d’activités spéciales dans les écoles. C’était la formule des camps de fin de semaine. Une panacée, sœurette des colonies de vacances qui se multipliaient partout. En l’espace de deux ou trois ans, tout le Québec se couvrit en effet de colonies de vacances pour les jeunes. La plupart d’entre elles étaient créées et dirigées par des communautés religieuses de frères ou de sœurs ou patronnées par des clubs sociaux comme le Richelieu, le Kiwanis, ou le club Optimiste.

Les camps de fin de semaine se développèrent surtout dans les écoles secondaires dirigées par les frères ou les sœurs.


De connivence avec les frères Antoni et Guy-Maurice, qui enseignaient au niveau secondaire à l’école Meilleur, avec aussi mon frère de sang,  frère Denis (Clément) qui avait organisé un camp à Chertsey pour les Croisés de Saint-François-Solano où il enseignait, nous avons réuni une vingtaine de jeunes de 8e et 9e années provenant de différentes écoles de Montréal pour un camp « vocationnel » à Chertsey.

L’élargissement des concepts depuis les premiers souffles du concile voulait qu’on donne le plus d’extension possible au terme vocation et conséquemment au programme de ce camp de quatre jours. Nous parlions de vocation à la vie chrétienne, de toutes les vocations, même de la vocation au mariage.  Il fallait mettre des gants blancs. Nous parlions peu de vie religieuse.  Sans compter que le concile avait ouvert la mission apostolique à tout chrétien donc à toute vocation. Pour être conséquents avec cette orientation de base nous avions aussi invité un couple, Ginette et Guy, à se joindre à l’équipe des cinq frères animateurs de ce camp. Ce couple nous avait été suggéré par frère Guy-Marie qui, depuis quelques années déjà, organisait des camps mixtes (scandale et étonnement) avec les élèves du Collège Roussin et leurs amies impliqués dans une équipe de pastorale, peut-être de JEC.

Le camp a si bien fonctionné, que nous en avons organisé un deuxième à Pâques et un troisième à la fin de l’année scolaire. D’autres laïcs s’étaient aussi ajoutés au groupe d’animateurs ou y venaient pour une activité plus précise.

Le programme comportait beaucoup d’activités plein-air auxquelles tout le monde participait. On était allé se couper un sapin de Noël dans la montagne, on faisait des randonnées sur les routes de campagne en chantant des chansons à répondre et un vendredi-saint nous avions péniblement monté sur la montagne deux importants troncs d’arbre qui devaient former le pied et les bras de la croix dressée sur la neige blanche. Etc. Un répertoire d’activités de solidarité que nous puisions dans les souvenirs de nos années de formation. Parmi ces activités, il y avait la vaisselle, bien sûr, et quelques tâches simples que l’on se partageait. Il y avait aussi du sport d’équipe, le ballon-volant ayant une cote privilégiée. Puis chaque jour, autant que possible le soir, une célébration eucharistique allongée, dépouillée de tous ses apparats, permettait des échanges sur l’Évangile et venait enchâsser le thème du camp. On était dans le vent de l’heure.

C’était le temps où le Père Lévesque à Québec était en grande vogue. Le rayonnement de son école avait aussi popularisé la « dynamique de groupe ». Le temps de la réflexion en silence propre aux retraites fermées était mis au rancart. Les animateurs participaient aussi à ces jeux de vérité. Nous avons à plusieurs reprises, avec ou sans les jeunes, passé la nuit à échanger les perceptions que chacun avait des autres.

Ces activités autant chez les jeunes que chez les animateurs moussaient la confiance en soi et invitaient à l’engagement.

Selon la technique éprouvée déjà par l’action catholique, à la fin du camp on appliquait le « voir, juger, agir » dans un exercice dynamique d’évaluation du camp et des suites à y donner.

La communauté assumait une bonne partie des dépenses du camp. Les campeurs devaient payer 6_$ pour trois ou quatre jours, logés et nourris. Les animateurs, même laïcs, étaient bénévoles et les parents aidaient au transport des jeunes.

Après deux ou trois camps de ce calibre, avec un groupe plus fidèle de ces campeurs, on forma une espèce de club que nous avons appelé « Les Compagnons de la Vie ». C’était un club de partage, une espèce de communauté de base sans cadres bien précis, soucieux d’approfondir la foi chrétienne selon l’esprit de Vatican II et d’en vivre intensément pendant deux ou trois jours.

Les frères dans l’enseignement participaient aux activités de ce club et aidaient à son recrutement comme un prolongement de la formation chrétienne qu’ils assuraient à l’école. Ce club était soutenu par l’Œuvre des vocations comme une expérience nouvelle de recrutement. Toute invitation formelle à entrer dans la vie religieuse était suspecte. On s’en gardait. Je ne crois pas qu’aucun jeune de ce groupe n’ait fait son entrée au juvénat. On ne l’avait pas recherché directement et on ne s’en est pas formalisé. L’esprit était à la semence de la Bonne Nouvelle à tout vent.

Le club « Les Compagnons de la Vie » s’est maintenu un peu plus de deux ans. Le changement d’affectation des animateurs a été la principale cause de l’arrêt des activités de ce club et de son extinction.

Ces pratiques ont été pour moi et probablement pour tous les animateurs une initiation à une nouvelle forme d’engagement pastoral dans un esprit de gratuité et d’ouverture à toutes les formes de la vie, à toute vie. Et j’y ai pris une confirmation qui germait en moi depuis un certain temps et qui deviendra plus tard une espèce de conviction irréductible: la vie est plus forte que tous les enfermements qui prétendent la contrôler, elle perce les scléroses les plus calcifiées, elle jaillit, renouvelée, au travers des opacités les plus coriaces. L’atteinte des résultats escomptés de nos actions importe moins que la part des énergies de vie que nous avons prise en s’y engageant.

La vie renouvelée trouvera et suscitera comme par instinct les formes d’engagement (de vocation) les plus appropriées à la faire rayonner et triompher. N’est-ce pas l’unicum necessariun ?

À l’école Pie IX, quelques camps similaires de fin de semaine ont donné naissance à un groupe de jeunes adolescents qui se sont rencontrés à une fréquence variable pendant près de deux ans. On échangeait, on écoutait Gilles Vigneault, Claude Léveillé, Jacques Brel, parfois Léo Ferré … La vie, le moi, la liberté et à l’occasion la foi en Dieu étaient au centre de ces échanges. Ce groupe fut le noyau initial qui, deux ans plus tard, lorsque l’autorisation nous aura été accordée, fondera un centre « vocationnel » pour jeunes à Montréal-Nord. Nous en reparlerons.

La Pastorale des Vocations

Parmi les innovations de ce temps, il faut mentionner l’Association des Frères Éducateurs de la Pastorale des Vocations fondée vers 1962 par le frère Léandre Dugal, csv. Cette association regroupait les frères recruteurs de toutes les communautés implantées au Québec, environ une cinquantaine de frères. L’association tenait deux rencontres par année, généralement à la maison mère de l’une des communautés qui y participaient. Ces rencontres étaient un lieu d’échanges où chacun pouvait partager ses publications ou faire part d’une expérience particulière dans l’exercice de ses fonctions. Il y avait toujours à cette occasion « un plat de résistance » un conférencier invité qui nous informait des derniers développements d’ordre pastoral qui émanaient du concile. L’association intervenait aussi auprès des autorités scolaires et religieuses de façon à faciliter et à étendre le plus possible l’action des frères éducateurs dans le domaine vocationnel.

Pour la journée des vocations, le deuxième ou troisième dimanche de mai, je crois, l’Association avait obtenu que des frères montent en chaire. Imaginez, après les lectures saintes et le sermon du curé, en prédicateur improvisé nous devions prolonger la messe de dix minutes au moins pour parler de vocations à ces pratiquants de calibre variable. Ça trépignait dans les bancs. Ce dix minutes qui m’a paru s’étirer une heure de temps était de trop. Il indisposait tout le monde. On voulait tellement ! Trop ! Les vocations ne germent pas dans le vinaigre !

L'Association originelle des frères recruteurs est maintenant fusionnée à celle des Pères. Le frère Dugal en assura la présidence pendant plus de dix ans. Il fut aussi l’un des premiers à créer un centre vocationnel pour les jeunes adolescents. Plusieurs autres communautés l’imitèrent.

Cette association a beaucoup contribué à rapprocher les communautés qui, dans le domaine vocationnel pratiquaient jusqu'alors une politique de compétition et de « chasse gardée ». Elle fut aussi un excellent banc d’apprentissage et d’ouverture aux nouvelles perspectives théologiques issues du concile.

Ces « Agents de la Pastorale des vocations » comme on les désignera dorénavant, furent un levain dans la pâte qui permit au Québec tant dans le domaine éducationnel que vocationnel de relever les défis des temps nouveaux qui se pointaient alors à nos horizons.

Bilan

Mon obédience à  la Pastorale des vocations en milieu secondaire aura été la mission la plus difficile de toute ma vie religieuse. Temps de fébriles activités, de défis énormes à relever dans un monde tout en mouvance.  Temps d’incertitudes, celles de toute gestation. Aucune balise n’indiquait les sentiers à tracer, aucune expertise ne venait appuyer les décisions à prendre. Temps d’essais et d’erreurs.  Temps aussi de grandes naïvetés et d’attentes qui dépassaient de beaucoup mes compétences et le possible de ce monde en mutation. Qu’aurions-nous pu faire de mieux ? Cadrer davantage ?  Multiplier les activités rituelles et sacramentelles ?  Mieux cibler les programmes et les discours vers l’engagement dans la vie religieuse ?  …

La moisson rêvée ne fut pas au rendez-vous. Il serait curieux de mesurer le taux de persévérance des sujets qui sont entrés en communauté dans les années 60 à 70. En 1970 on avait à toute fin pratique aboli le poste de recruteur. À compter de 1975, les entrées annuelles au noviciat ne dépasseront guère cinq candidats par province. Après quarante ans de distanciation je crois que cette réaction commune à toutes les communautés (raréfier les entrées et ouvrir les vannes des sorties) fut instinctive et saine.

Instinctive, on a qu’à regarder les résultats à peu près identiques partout pour constater  qu’il ne s’agit pas d’un épiphénomène dont les variations dépendent du doigté d’un supérieur, du charisme d’un recruteur ou de la justesse de la formule ni même du degré de ferveur des membres d’une communauté par rapport à une autre. Quand le tsunami est passé on ne se demande pas ce qui l’a provoqué ni comment on aurait pu l’arrêter. C’est un phénomène naturel que rien n’aurait pu enrayer. Ainsi en est-il de la débâcle et de la disette qui ont  affecté nos communautés au dernier versant des années 60. Les instincts de survie ont fait ce qu’il fallait faire.

Cette réaction fut saine, car si l’on croit que l’Église devait changer de cap et s’ouvrir à la modernité, cette opération exigeait, pour sauver la mission, comme le souligne crûment l’Évangile, (Mt 5,29-30) qu’on arrache l’œil et que l’on coupe le bras qui scandalisent. Peut-on imaginer ce que la Révolution tranquille aurait été avec le maintien du pouvoir et de la domination des communautés religieuses dans les domaines de la santé et de l’éducation ? 

Les temps étaient mûrs pour d’autres formes d’engagement. Le maintien artificiel des effectifs de ces communautés n’aurait fait que retarder l’avènement de missionnaires mieux préparés à répondre aux besoins de ces temps nouveaux. Le blé  mis en terre doit mourir pour produire. 

Je lisais dernièrement dans Le Lien,  publié chaque semaine pour les Frères du Sacré-Cœur,  qu’une icône des vocations circulait dans les maisons comme autrefois  le Saint-Sacrement des Quarante-Heures  assurait par relais l’adoration perpétuelle dans le diocèse. Cette icône était devenue objet de dévotion. Son passage était l’occasion de prier le Maître de la vigne d’envoyer de nouveaux ouvriers travailler à la moisson. L’espérance de survie, trompée par les chiffres et les nouvelles pousses, tirait dorénavant sa fraîcheur et sa vitalité des réservoirs divins. L’Oeuvre des vocations est devenue un temps d’attente d'espérance et de prières.
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(1) L'entrée au Juvénat à Pâques avait pour  but de cueillir les jeunes vocations avant que passent les recruteurs des séminaires qui eux faisaient leur ronde pendant les vacances de l'été. (Astuce de vieux moine)

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ANNUAIRE 1963-1964
N° 58

Au niveau de l’institut en général, trois événements ont marqué l’année 1963-1964 : a) le chapitre général; ce fut alors le chapitre général le plus long de l’histoire de l’institut; le questionnement suscité par le Concile y est bien reflété; mais tout n’était pas mûr pour donner le coup de barre. Ce sera le lot du prochain chapitre général, dans quatre ans; b) l’élection du frère Jules Ledoux comme supérieur général; c) le transfert des grands novices à Albano et celui des étudiants de Jesus Magister à la maison générale.

Dans les provinces canadiennes, il y eut sept fermetures de maisons.

Les frères du Congo belge se sont retirés de leur mission à la suite de l’éclatement de troubles.

Il y a eu l’ouverture d’une nouvelle mission dans la lointaine Australie.

Ce qui domina au plan scolaire au Québec, ce fut la création du ministère de l’éducation et l’«l’opération55», c’est-à-dire la régionalisation des écoles. Les chroniqueurs commentent les répercussions de ces changements sur l’enseignement traditionnel des frères.

Statistiques des sept provinces canadiennes :

- 1517 profès
- 82 novices
- 1331 juvénistes

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