samedi 11 septembre 2010

21 - De Montréal à Rome


Moines à la découverte du grand monde

" Le monde est un livre;
ceux qui ne voyagent pas
ne lisent qu'une seule page." (St-Augustin)

Rupture des amarres
On a dit : « Partir c’est mourir un peu et mourir c’est partir beaucoup

Pour moi, ce 16 septembre 1958, partir du port de Montréal fut languir longtemps.

Avec toute la famille, nous avons visité l’Empress of Britain (1) à compter de 11h00. Ce fut l’éblouissement de la découverte. Nous n'avions encore jamais rien vu de semblable.

Un luxe que nous savions exister par les livres à images éclatait sous nos yeux, livré à notre toucher dans toutes les pièces de cette résidence mobile de plus de mille passagers qui allait être mienne pendant huit jours.

Les salles aux fauteuils de velours, la salle à manger toute en dentelles avec ses nappes, ses serviettes de table enroulées dans un anneau, ses décorations, les chaises au garde-à-vous dans l’attente des hôtes, les corridors aux rampes cuivrées rutilantes comme des sous neufs, tout portait la marque d’un autre monde, d’une noble classe.

Les ponts gris, garnis de chaises longues et d’appareils de détente nous attendaient. On pouvait jouer à cache-cache dans les escaliers tordus, en parcourant les multiples corridors à tapis rouges, entre les cabines à étage qui cachaient des lits superposés.

L'imposante cheminée et le sourd vrombissement des moteurs, les canots de sauvetage suspendus en attente, les grosses chaînes qui retiennent le navire amarré au quai inspiraient des scénarios de rêves ou de cauchemars. Quel émerveillement !

Pour les miens, je suis le roi de ce domaine, on m’envie.

La Canadian Pacific fait bien les choses. On se perd, on se retrouve, on s’exprime nos exclamations. Que je suis chanceux ! Avec onze compagnons, frères du Sacré-Cœur, je ferai la traversée Montréal/Liverpool, je sillonnerai, en route vers Rome, une bonne partie de la France, je verrai l’Exposition universelle de Bruxelles et pendant trois ans je serai Européen.

Les supérieurs m’ont inscrit à l’Institut Jesus Magister de l’université du Latran pour des cours de sciences religieuses spécialement destinés aux frères enseignants.

Nous sommes quatre de la province de Montréal à voyager sur l’Empress of Britain, les frères Jean-Luc et Hubert (Haïtien) qui feront leur grand-noviciat[2] à Rome, frère Raymond (Ottawa) et moi-même qui avons été nommés à Jesus Magister. Tous les quatre, nous occuperons la cabine A-27, une grande chambre d’environ dix pieds sur douze avec hublot s.v.p.

Tout à coup, comme un glas, les haut-parleurs résonnent :
« Attention! Attention! Tous les visiteurs doivent quitter immédiatement le navire. Les passerelles seront enlevées dans quinze minutes. Please…. »

C’est donc l’heure des adieux. Un moton dans la gorge, j’embrasse, je serre des mains, peu de mots, ils ne passent pas, les larmes perlent la commissure des yeux. Tout était si beau, je n’avais pas prévu cet instant.

C’est loin Rome ! Il ne s’agit pas d’un départ ordinaire. Mon père a l’impression qu’il ne me reverra plus. Sa tristesse et son inquiétude resserrent les nœuds de mon gorgoton. C’est dans le silence des lèvres serrées qu’on se fait nos adieux.

Mais que c’est lent un départ en bateau !

Ils sont tous là, sur le quai, devant moi, distants d’un espace qui prendra bientôt des proportions infinies. Déjà, on ne se parle plus que par signes.

De nombreux rubans de papier lancés par les visiteurs sur le quai et retournés par les voyageurs veulent réduire cette distance. Ils volent comme des libellules, se déroulent comme de fins lierres qui nous attachent les uns aux autres. Ils symbolisent des liens plus intimes et encore plus forts que les amarres qu’on enroule déjà dans un bruit métallique d’enfer. Toute action qui amorce la séparation du bateau de son point d’ancrage à la terre ferme multiplie ces confettis d’adieux.

Chaque figure identifiée réveille des souvenirs que n’arrivent pas à porter les rubans multicolores qui se déroulent, se croisent et se rompent.

Papa et maman, leur fierté et leurs inquiétudes, chacun des frères et sœurs se chamaillant pour faire sa place en ce monde et se cotisant pour m’offrir cette machine à écrire Smith Corona, portative, si utile, si chère et si chargée de leurs affections. Rappel des fêtes, du sucre d’érable, des bleuets, des corvées qui nous pesaient, mais dont le souvenir est si léger. Toutes ces vies qui se déroulent à tour de rôle avec les rubans qui s’entrecroisent et se nouent.

Les sourires de façade, les bye-bye actionnés par des mains robotisées arrachent chaque fois quelques fibres sensibles qu’on gardait bien vrillées au fond de ses entrailles. Ils ne réussissent pas à contenir la haute tension des émotions chauffées à blanc. Le temps tournoie et s’étire comme un fer dans la plaie.

Je n’en peux plus. Devant tout ce beau monde, sous la pression de sentiments ambivalents, les écluses de mes yeux cèdent sans vergogne. Je pleure à chaudes larmes mes affections muettes. Je ne les essuie pas, elles sont la seule voix de mes amours. Je pleure comme une Madeleine. Pourtant je suis heureux. Heureux de partir pour un ailleurs miroitant de promesses.

Partir c’est mourir un peu. Partir en bateau, c’est mourir à petit feu.

Ce déchirement durera aussi longtemps qu’un lien visuel sera maintenu entre nous. Comme s’il fallait arracher une à une toutes les racines qui m’unissent à ma famille, chaque rupture de ruban, chaque secousse du bateau en partance déclencheront des ondées sans que je puisse faire quoi que ce soit pour bloquer ses torrents chargés d’affection.

Finalement, suite à une série de manœuvres programmées, le quai prend ses distances du bateau et, après que le remorqueur aura tiré sa révérence, quand le quai ne sera plus qu’un petit point noir anonyme, je pourrai regagner ma cabine et récupérer mes esprits et mon bonheur.

Un bateau en partance ne part pas, il s’efface, il se dissout lentement dans les brumes grises des horizons sans frontières.

Maintenant, le navire vogue allègrement comme si rien n’avait été rompu. Reconnaître les lieux familiers qui font procession et révérence devant soi, c’est enjoliver de rubans multicolores les cadeaux de sa vie. Le bout de l’Ile, les îles de Boucherville, Sorel, le lac St-Pierre, Nicolet, Trois-Rivières, le pont de Québec et la Citadelle, un émerveillement de kaléidoscope.

La traversée fut extraordinaire. On avait tout à découvrir, tout à toucher, tout à goûter comme des enfants qui se réveillent au pays des merveilles.

Le doux balancement du bateau, paresseux dans son hamac tendu entre deux rives, le jeu des couleurs qui se parent pour l’automne qui vient, le soir qui allume ses bougies dans le ciel, sur terre et dans l’eau.

Plus tard, dressée sur ses immenses vagues, fluides montagnes qui menacent de nous engloutir, la mer nous lancera à répétition ses défis comme un vulgaire gant de mousse blanche qu’on laisse tomber avec désinvolture. On répond par des bravades que le cœur tremblant et apeuré ne soutient pas.

L’eau verdâtre veinée d’écume blanche et de noirs filaments dessine et redessine inlassablement ses hiéroglyphes, esquisses infiniment répétées de l’infini qui nous porte. Du haut de notre deuxième pont, fascinés, comme devant un jeu de scrabble grand format, frère Raymond et moi, nous tentons pendant des heures d’agencer les lettres et les mots qui composent le message que nous livre cet infini.

Voir l’immensité de la mer, c’est deviner l’horizon qui a écarté toutes ses balustres pour laisser libre cours à la lumière qui marie le ciel à la terre, l’air à l’eau.

C’est suivre le jeu des blancs moutons qui sautent inlassablement sur le dos des méchantes vagues prêtes à les dévorer. C’est aussi accueillir les dauphins qui nous escortent le temps d’une photo, c’est applaudir les mouettes qui annoncent, comme un printemps, que la terre est arrivée !

La mer, c’est aussi le mal de mer qu’il faut braver et défier, mais qui nous rattrapera, une vague ou l’autre, comme la mort ou comme un mal d’amour qui draine à la volée les énergies des forts et des faibles.

Bref, huit jours sur la mer, ça vaut tout, rien de moins que la MER.

Et notre esquif, un petit univers de merveilles qui se laissent découvrir.

Le raffinement de l’étiquette anglaise qui décorait le moindre service de courbettes de respect. Le service de table où tout est fait et rangé avec mesure, l’ordonnance des menus planifiés avec soin et servis avec une gentillesse toute britannique.

Le cinéma qui nous projetait chaque jour des films en cinémascope de haute cote, les ponts munis d’une grande variété d’équipements sportifs, la tradition du « ten o’clock » et du « four o’clock tea » qui fait lever les petits doigts de haute noblesse, et surtout les gens de toute provenance qui exposent avec sourires et grâces les plus fins trésors de sagesse et d’humour qu’ils ont accumulés sous d’autres cieux.

Un simple frère naïf et timide qui cause religion avec un ministre protestant qui écoute sans discrimination les points de vue les plus variés sur la vie, le bonheur ou les malaises de notre époque, qui reçoit la fierté et les ambitions d’un jeune étudiant et ses rêves de devenir un jour le conseiller de la reine, etc. J’ai noué à l’occasion de ces rencontres sur « le pont » de profondes amitiés qui, bien qu’éphémères, avaient une densité d’éternité.

De plus, vivre une traversée avec un ami capable de toutes les écoutes et de toutes les répliques, enjoué comme un papillon et ruminant comme un bœuf, c’est une condition inappréciable.

Pendant la traversée, frère Raymond et moi avons joué au ping-pong et au shuffle-board (marelle), défié la mer et goûté à ses embruns, appris quelques douces consonances de la langue italienne, parcouru en va-et-vient sur le pont, en devisant ou en priant, les sentiers qui vont de la terre au ciel, de Montréal à Rome. Nous avons aussi ensemble résisté et succombé au mal de mer avec humour et résignation.

Cette mer fut même un lieu fécond pour la vie spirituelle. Chaque confession y avait son temple, le fumoir pour les francs-maçons, une petite salle pour les protestants, le dimanche, et pour nous, les catholiques qui étions en majorité, le grand théâtre où chaque matin il se disait trois ou quatre messes.

On évitait aussi de servir de la viande aux catholiques le vendredi, et le temps des Quatre-Temps fut respecté comme si ce fut le ramadan pour les musulmans. Ce n’étaient pas alors des « accommodements raisonnables » pour catholiques, mais des raffinements d’attention et d’étiquette commandés par le respect de la diversité.

Je n’ai jamais mangé autant de poisson que pendant ce voyage. Mais c’était du bon poisson, ce qui m’a appris que la morue fraîche pouvait avoir bien meilleur goût que notre morue salée du carême.

Le trajet fut tellement agréable à tous les instants que notre dernière nuit sur le bateau, celle du 23 septembre, nous est apparue comme la fin d’un merveilleux rêve. Après avoir été portés par la mer, après nous être empiffrés comme des goinfres de ses largesses, vivre par nous-mêmes, était un pensum, le même qui fut imposé à nos premiers parents à la sortie du paradis terrestre.

L’histoire s’écrit en répétitions, un interminable copier/coller.

Planifier nos couchers, nos repas et nos déplacements avec l’angoisse d’épuiser avant le terme le maigre pécule de 300 $ qu’on nous avait remis pour vivre pendant plus trois semaines, devoir nous exprimer en des langues peu familières, avoir à subir les regards inquisiteurs de la part de curieux qui pouvaient nous soupçonner de toutes les inepties, chercher notre crèche tous les soirs, calculer nos sous, souvent et toujours, telle était notre sentence pour nous être prélassés dans les jardins de la Reine-Mer pendant huit jours. Pénible oui ! Mais je referais cette pénitence n’importe quand !

Londres
De Liverpool, après quatre heures à souffler sa vapeur blanche dans un paysage de briques rouges d'où pointent des cheminées toutes pareilles, le train nous dépose au cœur de Londres. Moines sans bure, comme des poussins à peine sortis de l'œuf, la ville nous a vite enfirouapés dans son réseau d'habitudes et dans son brouhaha de cinq heures. Des "habitants" en pleine ville. Il fallait bien souper.

De fil en aiguille, nerveusement, on risque un restaurant chinois. Je n’avais probablement jamais mangé dans un restaurant. On n’est pas trop au fait de la valeur des prix en shillings ni des mets que couvrent les ronflants titres d’un menu chinois écrit en «British».

On reçoit ce qu’on n’attendait pas. Ce qu’on dit pour corriger n’est pas compris, dans la soupe rapportée nagent les mêmes herbes suspectes parce qu’inconnues. Bref, les nombreux plats sont peu touchés, l’appétit reste creux, la note, sucrée. : 2 livres, 14 shillings, 6 pence, environ 8.50 $ en canadien alors qu’on avait commandé un repas à 10 shillings pour trois personnes soit environ 1.40 $. Trop cher pour nos moyens. Il fallait s’expliquer en British. Un Québécois, un Ontarien et un Haïtien. La tour de Babel.

À peine sortis de cette aventure, nous devons téléphoner chez les frères de St. Albans. Question de communiquer nos coordonnées et nos plans pour le reste du voyage. On est trois. Frère Jean-Luc, en effet, est parti chez les frères à St. Albans. Il nous a laissé sa valise mais nous n’en avons pas la clé.

Le téléphone est « out of order ». Dépité, le frère Raymond sort soucieux de la cabine téléphonique. On tient conseil dehors, sur la rue, sous la pluie. Tout à coup le frère Raymond nous quitte en coup de vent. Un quidam vient de prendre sa place dans la cabine. Le frère tapoche à grands coups de poing sur la porte refermée de la cabine. Le quidam intrigué n’en fait pas de cas. « My wallet », crie-t-il, frappant de plus en plus fort.
« Mon porte-monnaie, » répète-t-il.

Il nous revient, son porte-monnaie et son passeport déjà bien enfouis dans la poche intérieure de sa veste et, avec le rictus coutumier en coin de lèvres, il nous dit. « Je l’avais laissé là sur la tablette avec mon passeport et tout mon argent. Ouf ! »

Il y a une providence pour les innocents !

Les deux jours et demi à Londres battent le même tempo : appels désespérés et impuissants à St. Albans, visites précipitées en touche-à-tout des musées de Londres, recherche d’églises catholiques pour y faire nos dévotions, etc.

Nous sommes surpris et attristés de voir comment Londres se relève péniblement des bombardements de la dernière guerre. Un peu partout, des murs déchiquetés, tristes vestiges de ces horreurs. La cathédrale St. Paul en portait encore de profonds stigmates. Pas le temps de nous arrêter, il faut tout visiter, au risque de ne rien voir.

Notre départ de Londres fut lui aussi assez rocambolesque. Toujours pas de nouvelles du frère Jean-Luc. Le téléphone toujours en dérangement, je décide, le soir de la veille du départ, de me rendre à St. Albans. Pas de chance. Frère Jean-Luc est parti pour Londres avec des frères de Québec. On ne connaît pas son point d’ancrage. Je laisse nos coordonnées et je reviens vers minuit à notre hôtel. Demain on devra choisir. Prendre le traversier et nous rendre directement à Paris ou voler vers la Hollande, visiter nos frères à Oudenbosh et passer deux jours à Bruxelles sur le terrain de l’exposition universelle ?

Le lendemain, la décision fut vite prise. Le vol au-dessus de La Manche nous tente. Un premier vol. Il faut faire vite. Complexité des horaires et des procédures de réservation des sièges sur le vol régulier Londres /Amsterdam, course effrénée en taxi pour arriver à temps à l’aéroport, le jeu des devises, les bagages, la langue British mal comprise ou mal interprétée et que sais-je ? Londres aura été pour nous une piste de course à obstacles.

Finalement, nous atteignons nos sièges réservés. À peine assis, le petit avion à hélice, cinquante places tout au plus, décolle aussitôt. Le ciel est gris. Il colore La Manche de ses humeurs. Les hélices le grugent comme un escalier en colimaçon. Ici et là, quelques nuages d'ouate blanche brillent au soleil comme des neiges éternelles. Pour nous, la dominante c’est le gris-vapeur incolore et insipide. Avant d’atterrir, on identifie à peine quelques carrés du damier des cultures hollandaises en bordure de mer. Pas même un moulin à vent. Dans un soubresaut la Hollande nous accueille en tenue de semaine : un pavé d’asphalte marqué de lignes blanches.

Notre premier vol, un ballon de rêves qui se dégonfle.

La Hollande
Il est des pays qui sont plus beaux en images que dans la réalité. C’est le contraire en Hollande.

Aucune image ne peut faire tourner les moulins à vent, ni compter le nombre de travailleurs en vélos qui envahissaient les rues le matin, ni mesurer les reculs de la mer sous la conquête des hommes, ni mordre au déjeuner dans une grande tranche de pain-maison, couverte d’une épaisse couche de beurre blanc, ni imaginer les flirts d’amoureux sur les bords fleuris des canaux d’Amsterdam, la Venise du Nord.

Les frères, nos frères, la courtoisie même. Avec eux, en deux jours on a fait le tour du pays.

À Volendam, nous avons même tiré de la fameuse pipe de plâtre des matelots aux larges pantalons de feutre noir. C’est à voir.

Et naturellement Rembrandt était au poste à tous les coins de rue ou presque.

L’âme d’un peuple libre et vigoureux comme la mer suintait de tous les pores de la Hollande que nous avons parcourue les 27 et 28 septembre 1958.

Et les Belges alors!
En 1958, Jacques Brel, né aussi en 1929, n’avait pas encore conquis les ondes. La vedette, c’était l’Atomium de l’exposition universelle de Bruxelles. Je n’ai rien vu d’autre en Belgique que cette exposition. Et je l’ai parcourue tout seul, pendant deux jours, les yeux ailleurs.

En effet, notre série noire se continuait. Venus d’Oudenbosh, lieu de résidence de nos frères, nous arrivons tôt le matin à la gare où les navettes qui doivent nous amener sur le terrain de l’exposition passent et repassent avec une frénésie indescriptible.

Il y a foule. Plusieurs trains nous passent sous le nez. Après la énième navette, je fonce un peu plus ou un peu trop avec deux valises, je monte, je m’accroche, le train part, frère Raymond et frère Hubert restent sur le quai de la gare. Je les attendrai. Inutilement. De frêles aiguilles mouvantes dans un fourmillement de fourmis. L’une des valises est celle du frère Raymond.

Voyager c’est gérer des valises. Il me faut du temps pour apprendre.

Pendant deux jours, à chaque pavillon, je furète en espérant toujours la rencontre aux probabilités nulles. On se retrouvera à Paris. De l’expo, j’ai tout vu mais je n’ai rien retenu à part l’Atomium, tellement mon esprit était ailleurs.

Bousculé par la foule, tout seul, j’y ai connu une profonde solitude.

Ironie du sort, je rencontre le frère Jean-Luc, Nous avons bien sa valise mais c’est le frère Hubert qui s’en est chargé. Où est le frère Hubert ? God knows ! Et pas le temps de chercher Dieu. Le frère Jean-Luc doit suivre son groupe et moi m’enfoncer dans ma solitude.

Qui a écrit « Voyageurs sans bagages » ? Jean Anouilh je crois.

Paris la gare centrale

J’arrivai à Paris dans un état de délabrement assez avancé. Je souffrais d’un rhume tenace qui dégénérait en une grippe maligne. Par économie et aussi parce je ne connaissais ni le métro ni l’organisation du transport en commun parisien, je fis le trajet à pied de la Gare du Nord à la Fraternité, traînant deux lourdes valises. Je me couchai tout rond sans saluer personne.

Le lendemain j’étais un homme neuf. L’adrénaline du voyage m’avait refait. J’étais prêt à arpenter la Ville lumière « pedibus cum jambis ».

On s’est retrouvés au déjeuner. Tous les frères du Sacré-Cœur qui allaient à Rome : frère Jean-Luc et frère Raymond avec leur valise, frère Hubert qui traînait son mal de mer et moi qui en avait la nostalgie[3] Pendant trois jours, frère Raymond et moi avons sillonné Paris à l’allure des voyageurs néophytes.

Toucher à tout mais ne rien voir ! Les Invalides, la Tour Eiffel, Notre-Dame de Paris, la Sainte -Chapelle, la Conciergerie… des noms qui ont laissé peu de traces dans mes souvenirs. Je ne me souviens que de quelques événements bizarres.

À Bois de Boulogne on s’est fait arroser comme des canards.

On est arrivés aux Invalides à cinq heures, heure de fermeture.

On n’avait pas le temps de monter à pied au sommet de l’Arc de triomphe.

Le métro nous émerveillait, mais on se perdait dans les escaliers et de longs corridors à parcourir !

Aller à Paris et ne pas monter au sommet de la tour Eiffel, c’est un honteux manque de savoir-voyager. À pied, c’était trop long et par ascenseur, trop cher.

Au Louvre, «Monsieur, pouvons-nous sortir de cet étage-ci? – Mais Monsieur on n’est pas à l’étage ici, on est au rez-de-chaussée ! »

Près du métro Glacière, « Madame, pouvez-vous nous aider, on est écartés »- «Rapprochez-vous les jambes Monsieur ! ». C’était l’accueil parisien en ces années d’après-guerre. On n’identifiait pas encore « les Ca-na-di-ens » qui avaient fait Dieppe et Vimy et qui cassaient leur guitare à l’Olympia.

Bref, Paris fut plus pour nous une autre piste de course à voies multiples qu’un belvédère de contemplation des splendeurs de la Ville lumière.

Vers Rome via Lourdes
Le vendredi 3 octobre, dans la cour de la Fraternité, appareillait une wagonnette Peugeot à six places en partance pour Rome. Nous quatre de la province de Montréal étions du voyage. Deux frères de la Nouvelle-Angleterre avaient loué le véhicule des prêtres de la fraternité et nous avaient invités à en partager les frais.

Lourdes figurait sur notre itinéraire, d’abord à cause de Bernadette de Soubirous et des «miracles» qu’elle avait su déclencher. Pour un frère du Sacré-Cœur, traverser l’Atlantique sans aller à Lourdes aurait été comme bouder une grâce exceptionnelle.

Pour nous, Lourdes, en plus d’être un lieu de pèlerinage de haut calibre, servait de caution hors de tout soupçon à notre goût du voyage. Ce centre de piété présentait l’avantage d’être situé dans le sud de la France. Même si on avait toute la latitude que limitait notre pécule, je ne suis pas certain qu’il eût été « convenable » d’aller de Paris à Rome en passant par Bordeaux et par la Côte d’Azur juste pour voir du pays.

En communauté, dans le temps, les pèlerins avaient meilleure presse que les touristes.

Sans compter qu’on avait de la famille sur le trajet de Paris à Lourdes. À Lyon d’abord, le lieu de la fondation de l’Institut par le Père André Coindre, puis à Chirac, chef-lieu de la deuxième province communautaire française et centre important de formation pour nos frères français.

Sous le signe de la pauvreté et de l’indigence
Voyage de riches, dix jours en Europe en confortable limousine. C’est l’image qu’on projetait dans cette France encore délabrée et chez nos frères français plus coincés par leur pauvreté que nous par notre vœu. Dans les faits, comme de faux riches, nous avons dû voyager sous la férule de la pauvreté, voire même de l’indigence.

Ainsi, lors des descentes, dans les Alpes ou dans le Massif central, le chauffeur arrêtait son moteur pour économiser l’essence.

Le choix des hébergements privilégiait toujours la plus basse soumission.

Les produits du marché ont souvent sauvé plusieurs repas. Les déjeuners inclus à l’hôtel nous munissaient aussi de substantielles provisions gratuites pour la journée.

Nous avons même à quelques reprises quémandé notre nourriture à des vignerons qui faisaient vendanges. « Mais, nous dit une dame, ces raisins nous on ne les mange pas, c’est pour le pressoir. »

Six pressoirs avides eurent vite raison des copieuses grappes qu’on nous avait gentiment et gratuitement remises.

Finalement, pour sauver un coucher à l’hôtel, nous sommes même entrés aux petites heures du matin à la Maison généralice via del Casaletto.

Cette «indigence» a dû contribuer à créer un merveilleux esprit de groupe. Pas de grogne et beaucoup d’enthousiasme, des taquineries, ce sel des amitiés durables, un soutien inconditionnel à toutes les décisions prises ont chargé ce voyage d’excellents souvenirs. Le merveilleux est décuplé quand il est partagé. Ce fut notre pain quotidien.

Lyon et Chrirac
Nous avons logé à ces deux endroits. Le frère Directeur de Lyon nous a même servi un précieux Cointreau. Nous avions un peu honte de pouvoir nous payer un tel voyage alors que nos frères vivaient encore, treize ans après la fin de la guerre, dans un état de pauvreté qui marquait non seulement les édifices mais aussi la santé de leurs occupants. Nous leur avons laissé chacun un «généreux » pourboire: cinq dollars canadiens.

L’état du Juvénat de Chirac (garçons de neuf à treize ans) était moins lamentable que celui de Lyon, mais il y faisait déjà très froid et la maison n’était pas chauffée.

Lourdes – la foi à trancher au couteau
De la camelote à réveiller Luther
Immense centre de pèlerinage très fréquenté et beaucoup plus important que les images de la grotte de Massabielle nous le laissaient croire. Nous y avons fait toutes les dévotions de convenance: messe sur messe, procession aux flambeaux, défilés de malades aux sources miraculeuses, cueillette d’eau de Lourdes et achat de souvenirs.

Deux jours plongés dans la ferveur populaire qui ont activé mes contradictions spirituelles internes. De conquérantes manifestations de foi vous font frissonner de tout votre être et gagnent une adhésion sans conditions. Une foule qui chante sa prière en incantations suppliantes et répétées c’est une force capable de «transporter les montagnes» nous dit l’Évangile mais aussi de briser les plus fortes résistances, d’agenouiller les plus coriaces sceptiques.

Mais en même temps, on se défait difficilement du sentiment sournois, omniprésent qui loge sous notre peau, des doutes tenaces, des interrogations insolubles, et de pernicieux soupçons quant à la supercherie non seulement des miracles sur commande mais aussi de tout l’univers religieux et de ses pratiques extravagantes.

Comme promis, j’ai recueilli de l’eau de Lourdes et je l’ai envoyée dans une bouteille ad hoc, à ma tante et marraine qui souffrait d’enflures aux jambes. Je n’ai jamais su si l’eau s’était rendue jusqu’à St-Zéphirin ni surtout si elle avait procuré à ma marraine la guérison escomptée. Le scepticisme vs la piété filiale.

Voir Lourdes et mourir! Je l’ai vu, je n’en suis pas mort, ma foi y a subi à la fois un souffle et un choc qui continueront encore longtemps à se disputer mon âme.

IL PAPA È MORTO !
L’expression était dans tous les journaux ce jeudi 9 octobre 1958. Elle a été relevée à Florence par un confrère de la province de Granby, frère Jean-Pierre qui y était de passage, en route lui aussi pour Jesus Magister. Dans son autobiographie «Lionel…une vie!», frère Jean-Pierre, alias Lionel Pelchat, reproche au souverain pontife de ne pas l’avoir attendu… !

Et moi j’étais à Pise, le jour même de mon entrée en Italie, lorsque j’ai appris la nouvelle du décès de Pie XII. Coïncidence ou rapport de cause à effet ? Ne riez pas. Mon interrogation est d’autant plus plausible que quelques années plus tard, un autre pape, Paul VI, décédait le jour même de mon entrée en Italie, le 6 août 1978.

C’est dire que mes premiers jours dans la Ville éternelle furent marqués par une fébrilité non coutumière. J’ai subi une première expérience de massage de foule lors du passage de la dépouille du saint Père sur la Place St-Pierre. Quelques jours plus tard, j’ai vu de la Place St-Pierre la "fumata bianca" (la fumée blanche) qui annonçait l’élection de Jean XXIII, qu’on aurait voulu être un « pape de transition » mais qui passera sûrement à l’histoire comme le pape qui a opéré, depuis le concile de Trente, (1545-1563), le plus important « aggiornamento » de l’Église catholique.

Quelques mois plus tard (janvier 1959), en effet, Jean XXIII annonçait la tenue du concile Vatican II.

Le chant du cygne n’était pas terminé qu’une ère nouvelle commençait.

Que sera Jesus Magister dans cette période entre deux mondes qui ouvrira aussi la Révolution tranquille au Québec de 1960 ? Qu’en retirerons-nous?

C’est ce que les prochaines publications vont tâcher de clarifier.
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1- L'Empress of Britain que nous avons pris était le troisième du nom. Le premier, bâti en 1906, était alors le paquebot le plus luxueux du monde. Son frère l'Empres of England a fait naufrage le 29 mai 1914. Son épave gît au large de Ste-Luce (Québec) et son histoire est racontée au musée de Pointe-aux-Pères à Rimouski. Le no 2, bâti en 1936, fut coulé près de Southampton en 1940. Le troisième, bâti en 1956, a fait la liaison Montréal/ Liverpool pendant sept ans. Il fut vendu aux Grecs en 1963.

2- Le grand-noviciat était une période de réflexion et de mise à jour spirituelle qui durait un an pour les deux ou trois frères par province qui y étaient nommés, . On y faisait les Exercices spirituels de saint Ignace. Le frère Maître et son adjoint y donnaient des cours sur différents sujets spirituels et religieux.

3- Chaque fois que je mettais le pied sur la première marche d’un escalier ou sur la bordure du trottoir j’éprouvais la même sensation de roulis que j’avais eue sur le bateau. Il me fallut pas moins de trois semaines avant que tout revienne à la normale. Ce malaise est techniquement appelé "sea leg".
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Prochaine parution : # 22 À Rome, la fraternité des pionniers

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