Parce que, qu’on le veuille ou non, s’il est vrai que l’habit ne fait pas le moine,
l’uniforme, lui, fait toujours le général. Confucius
Je n'ai pas encore vu un homme qui aimât la vertu
autant qu'on aime une belle apparence
Début de janvier 1962. Je frappe timidement à la porte du frère Charles-Émile S.C.
Sa chambre-bureau, voisine des appartements réservés au frère Provincial, donnait sur le corridor ouest du deuxième plancher qui conduit à la chapelle. De grandes fenêtres éclairaient ce corridor d’où on accédait à une imposante galerie qui surplombait les « Buissonnets » entre la chapelle et le Noviciat. Il avait beaucoup neigé la veille et ce matin-là, après le déjeuner, quelques jeunes frères s’étaient amusés à sauter de la galerie dans le banc de neige accumulée par le vent entre ces deux ailes du Mont-Sacré-Cœur.
Le frère Charles-Émile (1), cet homme aux grosses lunettes à montures noires à la mode de Jean-Paul Sartre, en plus d’être professeur de littérature au Scolasticat, siégeait aussi au comité de La Voix des Frères du Sacré-Cœur, revue mensuelle fondée en 1932. Frère Charles-Émile était une figure importante au Mont-Sacré-Cœur. Homme très profondément religieux, il s’était gagné la confiance de ses supérieurs. Il avait gardé de son enfance le gros bon sens de l’habitant, de même que ses allures. Dans ses écrits, il tranchait par la vigueur et l’originalité de son style. Ses textes dans La Voix étaient pétillants et lus avidement comme on dévore un petit pain chaud, frais sorti du four.
Quelques jours auparavant, je lui avais remis un texte que je venais de pondre dans la fébrilité de qui éprouve soudainement un incoercible besoin de dire ce qu’il a sur le cœur. Je voulais le publier dans La Voix, mais pas avant d’avoir connu l’opinion du frère Charles-Émile sur le sujet.
Il vint m’ouvrir. Il tenait en main le texte que je lui avais remis la veille. Il l’avait annoté en quelques endroits. Surtout, il me pressa de le remettre sans tarder au frère Didier éditeur de La Voix, de façon à ce qu’il paraisse dans le numéro de janvier. « Si l’on crie, ce sera des cris pathologiques » prophétisa-t-il de sa voix rauque, un large et profond sourire de viole de gambe (2) accroché à ses lèvres.
Je n’avais jamais écrit pour être publié. Et le sujet de mon article risquait, pensais-je, d’indisposer certains de mes frères et de soulever beaucoup de commentaires.
Le mandat du Cardinal
Le 27 juin 1961, le cardinal Léger, archevêque de Montréal, avait émis un mandat à l’intention des membres du clergé et des religieux non-prêtres de son archidiocèse. Il interdisait aux religieux et aux prêtres de porter le costume religieux lors de leurs sorties en public. Les prêtres devaient porter l’habit noir et le col romain. Avec l’habit noir, « les religieux laïcs (frères), précisait le mandement, devront porter la chemise blanche et la cravate noire, et non le col romain. » Cf. Circulaire no 323 p. 320# 6.
La soutane mythique
Au sein de notre communauté, ce mandat avait éclaté comme une bombe. On était surpris, déçus, et on se questionnait sur les raisons qui avaient poussé le cardinal à émettre un tel règlement. Depuis le noviciat que l’on vantait les vertus du costume religieux qui rendait l’Église visible partout et la Bonne Nouvelle du salut proche de tous. Notre chère soutane avec son scapulaire qui volait au vent et son simulacre de capuchon qui intriguait les enfants, serait-elle devenue un objet de scandale ? Pourtant les frères avaient partout bonne presse et « Les Insolences du frère Untel » avaient intensifié le courant de sympathie que l’on nourrissait à notre endroit. Pourquoi nous cacher sous le froc de tout le monde ? On n’osait en parler, on ne comprenait pas. On se soumettrait, c’était un mandat venant de l’autorité suprême dont les raisons étaient cachées dans les « desseins insondables » de Dieu lui-même.
Le caquet bas
Les interprétations des intentions du cardinal circulaient mais en catimini, tellement on n’était sûr de rien. Les plus audacieux prêtaient même à l’éminent prélat de mesquines motivations. En rivalité « ecclésiastique » avec les communautés religieuses qui jouissaient d’un grand prestige et d’une certaine indépendance au Québec (vu leur allégeance les reliant directement à Rome), il aurait voulu faire acte d’autorité pour se les soumettre et rabaisser le caquet des frères omniprésents, surtout dans son archidiocèse.
Si tel était le cas, ce fut réussi. Les frères avaient le caquet bas. Être considéré comme « laïc », être habillé en « laïc », sur la place publique c’était comme aller à la messe du dimanche avec des habits de travail, être obligé de porter des guenilles ou le chandail barré des prisonniers. L’équivalent de se mettre à nu devant tout le monde. L’idée seule écorchait l’ego, rendait mal à l’aise et honteux.
La Modernité, un nouveau monde à évangéliser
Imbus de théories et de distinctions juridiques concernant la qualité et les fonctions des différentes cellules de l’Église, je pensais autrement. Depuis plusieurs années déjà, avec l’Action catholique principalement, on faisait la promotion du laïcat dans l’Église. De plus, la vie chrétienne comportait beaucoup d’autres dimensions que la pratique sacramentaire qui semblait depuis plus d’un siècle l’unique référence de tout croyant chrétien. La modernité ouvrait à la vigne du Seigneur de vastes champs en friche que le levain de la Bonne Nouvelle pouvait fertiliser autant qu’il avait transformé les Barbares du Ve siècle en cellules vivantes du Royaume de Dieu. Il ne manquait que les semeurs de ce grain de sénevé dont parle l’Évangile. Cette nouvelle tâche était dans la ligne d’une expertise que nous marinions depuis longtemps dans le secteur de l’éducation. Pris de peur, et surtout, emprisonnés dans nos habitudes sacralisées, nous n’osions porter les livrées de ce nouveau pays, apprendre sa langue, respecter ses us et coutumes.
L’habit ne fait pas le moine, mais souvent il l’oriente et campe son identité. J’en étais même venu à penser qu’il était heureux qu’un nouveau costume indique clairement notre « spécialité » dans l’Église. Le costume du policier ne peut pas ressembler à s’y méprendre à celui d’un magistrat. Notre identité de religieux-laïc était comme faussée par la soutane qui nous classait dans la catégorie des gens d’Église ayant autorité sur le peuple de Dieu. On reluquait presqu’inconsciemment mais de façon visible vers le pré sacerdotal. Ce qui nous plaçait en porte-à-faux à la fois vis-à-vis des clercs et vis-à-vis de cette nouvelle génération du peuple de Dieu. Au lieu de suivre les courants de renouveau qui annonçaient le printemps tout autour de nous, on se repliait sur nos provisions d’hiver.
Beaucoup de nos engagements paraissaient aussi futiles, voire même aussi ridicules, que la procession qu’à St-Victor, nous avions faite autour de la Canada Cement, en 1948, à l’occasion des Quatre-Temps du printemps, pour que les semences (répandues sur le ciment) produisent des fruits juteux et savoureux. On ne le voyait pas. On préférait répéter nos habitudes, se complaire sur le podium du devoir accompli. On était sourds au vent qui emportait nos soutanes. Au lieu de tendre l’oreille à ses invites, on se renfrognait en protégeant nos valeurs de musée et en mythifiant les temps et les coutumes qui doraient notre passé.
De plus, dans les œuvres d’humanisation, qui prenaient une part de plus en plus importante dans notre mission, le costume nous cataloguait. Faire une recherche en science ou tâcher d’apporter une solution à un problème social -psychologique ou pédagogique- avec le drapeau de l’Église-autorité accroché dans le dos, il y a de quoi refroidir beaucoup d’ardeurs, de quoi enrayer les rouages complexes d’une franche collaboration. On ne peut à la fois être le levain dans la pâte et voler au-dessus de la mêlée traînant les bannières de l’autorité.
Bref, j’avais beaucoup de raisons de considérer comme bienvenu et valorisant le mandat du cardinal Léger. Je voulais les faire entendre. Aucune tribune devant moi qui me permît de m’exprimer assez clairement pour panser les écorchures causées à notre ego par ce mandat, et surtout pour relancer la marche en avant. En causer à la ronde tournait court très vite. J’écrivis donc un article intitulé « Des frères en cravate » qui parut dans La Voix des Frères du Sacré-Cœur, en janvier 1962.
Le texte sortit d’une frappe de ma machine à écrire, comme une bannière que l’on déroule.
Dans cet article, je faisais état du malaise que le mot laïc accroché à notre état religieux, (religieux-laïc) créait au sein de notre ego collectif. J’y disais entre autres :
« … j’ai vu grimacer bien des visages sous cette désagréable impression de se croire un sous-produit. Ce mot « laïc » accroché comme ça à « religieux » semble à plus d’un, une verrue juridique qu’on aurait en pleine face. Aussi, que d’efforts et d’aspirations visant à l’éliminer. » op. cit., p. 185
Et je faisais état des opinions les plus répétées concernant la conscience de soi comme religieux-laïc.
Certains parlaient d’un état temporaire, on accéderait bientôt au sacerdoce. D’autres pensaient que nous vivions actuellement dans les catacombes et que nous serions sous peu la Lumière du monde. D’autres, pour se remonter le moral, collectionnaient les éloges des plus éminents prélats prononcés à l’endroit des frères lors des allocutions toujours au menu des fêtes communautaires. Certains ravalaient le terme laïc au jargon juridique du Droit Canon et suggéraient qu’on l’oublie le plus possible, etc. Et je poursuivais en soulignant que cette attitude de « minus habens » était assez généralisée et qu’elle était favorisée par un costume qui nous rapprochait du clergé.
« Et qui d’entre nous peut se vanter de ne s’être jamais prélassé dans un pré sacerdotal rendu accessible grâce à un costume identique » op. cit., p. 186
Après avoir exposé les rudiments de sémantique que je connaissais sur les termes connexes (laïc, clerc, religieux, profane, séculier, etc.), je soulevai à pleines voiles les avantages que le mot laïc apportait à notre état de vie, faisant surtout ressortir les traits qui valorisaient notre mission apostolique.
Laïc ne connote aucune idée de profane qui l’opposerait à religieux ou à sacré. À l’origine, le mot « laos » (peuple) désignait les Hébreux, le peuple de Dieu en opposition aux Gentils considérés comme des profanes.
« Laïc ne s’oppose pas davantage à religieux comme le laisseraient croire le Larousse et l’emploi courant le plus abusif. L’expression « religieux-laïc » n’a rien de paradoxal. Être et paraître plus laïc ne signifie pas être moins religieux. Ce n’est pas à force de n’être pas laïc qu’on devient plus religieux. » op. cit., p. 182
Je m’efforçai de montrer comment, au quotidien, notre vocation nous situait au coeur du peuple (du laos) sur une ligne de collaboration avec tous les éducateurs laïcs ou religieux. Notre action ne portait pas sur le surnaturel, mais fondamentalement sur l’humain. Puis, avec l’assurance d’un Nostradamus, je prédis ce qui allait devenir courant dans moins de dix ans :
« Depuis plusieurs années déjà, les éducateurs séculiers enseignent dans nos écoles. Il ne serait pas tellement contraire à notre caractère de religieux que nous enseignions aussi dans les leurs ou tout simplement que, sous la poussée des conditions historiques, cette démarcation entre « nos écoles » et « leurs écoles » vienne à disparaître. » op. cit., p. 200
Et j’allais plus loin dans mes prédictions :
« C’est un même sens du peuple de Dieu qui a poussé nos fondateurs à venir en aide aux pauvres ….Nous demandera-t-il demain de sacrifier des institutions chères au profit d’une influence plus discrète mais plus efficace dans tous les secteurs de l’éducation chrétienne ? » op. cit., p. 201
Et je concluais :
« Ce sens du peuple de Dieu que l’on ne peut absolument pas détacher de notre vocation de religieux, car être religieux-laïc c’est tout un, relève avant tout d’une conception intérieure absolument possible avec ou sans cravate. Mais il n’est pas mauvais qu’un signe extérieur rappelle aux gens, si traditionnellement portés à nous considérer des demi-curés, que nous sommes des leurs et nous mette constamment au pas du peuple de Dieu. » op. cit., p. 201
Je ne reçus jamais aucun commentaire oral ni aucune félicitation pour cet article. Ni de la part de confères, ni de la part d’aucun de mes supérieurs. Il me semblait qu’en ma présence, on s’efforçait d’éviter le sujet.
Les répliques
Cependant, si j’en juge par la note d’introduction du Frère Albini dans sa réplique, « FONCTION LAIQUE… VIE RELIGIEUSE »…, l’article « Des frères en cravate » causa beaucoup de remous en plusieurs milieux.
« Si l’on en croit les échos venus d’un peu partout, il semble que l’article paru dans « La Voix » de janvier dernier, et intitulé, « DES FRERES EN CRAVATE » ait été en maints endroits un « signe de contradiction ». Certains, apeurés et même un peu pris de panique à la pensée de n’avoir plus qu’à « exploiter leur fonction de laïc dans l’Église » ont protesté avec véhémence et ont refusé d’avaler, ce qu’ils ont appelé, « une couleuvre ». D’autres, par contre, ont trouvé en cela matière à jubiler et cause à défendre.» Frère Albini, Fonction laïque … La Voix, avril 1962, p. 388
Le frère Albini se porta à la défense de tous ceux qui se sentaient, par mon article, dépouillés de leur vie religieuse qu’ils avaient en haute estime. Après nous avoir donné un cours bien structuré sur l’Église, il dressait un tableau comparant l’état laïc à l’état religieux. Sur son tableau, le peuple de Dieu avait plus ou moins les allures d’une mêlée informe et ignare des choses de Dieu, groupe d’errants qui cheminait très lentement sur les voies du salut. Les membres de ce groupe étaient comme résignés ou condamnés à suivre la voie minimale des préceptes alors que le religieux volait au-dessus de la mêlée sur la voie des conseils.(4)
« Alors que le laïc proprement dit et même le prêtre ( jusqu’à un certain point),sont libres de choisir les moyens qu’ils veulent pour mener une vie qui se situe au-dessus du niveau minimum de l’observation des préceptes, le religieux, lui, guidé par l’esprit de l’amour-conseil, relève de niveau minimum et choisit pour toujours les meilleurs moyens : ses trois vœux de religion. » op. cit., avril 1962, p. 390
Le salut à deux vitesses
Pour le frère Albini, la supériorité des communautés religieuses, une espèce de noblesse dans la hiérarchie de l’Église, vient du mandat reçu par l’Église lors de l’approbation des constitutions qui spécifient le champ d’apostolat propre à la congrégation.
«Pourtant, le religieux est le seul sur terre à s’être obligé à l’exercer (fonction laïque) au maximum en choisissant les moyens les meilleurs ». op.cit. p. 392
Il n’éprouve pas une grande vénération pour la cravate ni pour la fonction laïque qu’elle annonce. Il propose de l’accepter comme un pis-aller parce que « le Cardinal-Archevêque de Montréal, qui n’a certes pas agi à la légère, nous recommande de la porter en diverses circonstances. » op. cit., p. 392
Faut-il l’épingler se demande-t-il ? Vous devinez sa réponse :
« .. qu’on ne s’enthousiasme pas outre mesure à son égard et surtout, qu’on ne lui attribue pas des pouvoirs et des mérites qu’elle ne peut avoir. Prétendre, par exemple, comme l’a fait l’auteur, que c’est pour nous (religieux-laïcs) insérer dans le peuple de Dieu que son Éminence nous en recommande le port, est, à mon avis, outrepasser la pensée du Cardinal. » op. cit., p. 392
Vinrent aussi à la suite, trois autres articles sur le même sujet.
Le frère Conrad S. C. (Philippines), dans « LES FRÈRES, LES LAÏCS ET LA CRAVATE » paru la même année dans La Voix (mai 1962), reprend le même combat pour la vie religieuse traditionnelle que le frère Albini. Il apportera des précisions importantes tirées du Droit Canon sur le statut de laïc et de religieux dans l’Église.
Avec Gutierez, il se plaît à affirmer « quels que soient les devoirs qui existent pour les laïcs, ils supposent une vie dans le monde ce qui est la négation ou l’absence du caractère religieux. » op. cit., p. 386
Il se rabat sur une ancienne conception de la vie religieuse qui fait du religieux un « segregatus », un mis à part, sur la montagne pour illustrer le Royaume de Dieu accompli, alors que depuis au moins la fondation des Jésuites et de façon plus explicite avec la fondation de nombreuses congrégations religieuses, le religieux était un « mandatus » un envoyé chargé d’accomplir une mission spécifique dans le monde.
L’attraction du religieux modèle avait été si forte qu’on en était arrivé à oublier complètement sa mission fondamentale « d’envoyé », aussi bien dans les concepts que dans la réalité quotidienne. Il faut dire que devant l’urgence de la tâche et sous la pression des attentes, il fallait couper vite et au plus court. On avait copié au carbone les balises de la formation du religieux comme « segregatus » et on avait considéré dans la pratique que le volet engagement (mission apostolique) allait de soi.
Quand, à l’âge de dix-sept-ans, je me suis retrouvé devant une classe avec une maturité mal assurée et une spiritualité qui ne cadrait pas du tout avec mon engagement quotidien, je pouvais dire que c’était la congrégation qui portait la mission et qu’il suffisait que je sois obéissant et disponible à l’intérieur du monastère pour que la mission fût accomplie. La « grâce d’état » et le fort encadrement de la communauté ont sauvé bien des meubles.
On ne peut que se réjouir des résultats obtenus avec des moyens si précaires. Grâce à l’apostolat laïc des frères, une grande part de la population du Québec a vu la lumière dans la joie et a vécu dans la paix, l’espérance et la charité. Peu importent l’ambivalence des mots « laïc » et « religieux » et la priorité accordée à l’un ou à l’autre, dans les concepts et dans les faits, les frères ont fait une œuvre d’évangélisation et d’humanisation remarquée et remarquable. Là n’est pas la question.
Pour porter la même lumière à notre époque qui privilégie la personne humaine plutôt que la société, il m’apparaissait de plus en plus évident qu’il fallait changer de cap et d’outils. Hausser la qualité de vie de chaque humain, n’est-ce pas là le but ultime de l’évangélisation ? Y œuvrer dans un contexte de modernité exige une dynamique de concertation et de collaboration entre tous les agents d’humanisation. C’est dans le peuple, pour le peuple et avec le peuple que cela peut et doit se faire. Et pour ce faire, il fallait changer beaucoup plus que le costume. On ne change pas les mentalités par la prédication.
La résistance qu’on faisait au changement d’habit n’augurait rien de bien rassurant devant les profonds changements que la Révolution tranquille et le Concile Vatican II nous imposeraient.
En 1971, j’aurais pu dire : « mais j’avais raison ! ». Mais à quoi bon ? D’autres dés sur la table jouaient déjà le sort du monde, celui du Québec, celui des congrégations religieuses et aussi celui des frères qui étaient demeurés à l’intérieur de leurs murs.
Et on ne peut aujourd’hui relire sans un certain sourire à la commissure des lèvres l’argument et le souhait du frère Conrad en conclusion de sa réplique à « Des Frères en cravate » :
« Pour le moment, en tous cas, les Frères seuls portent la cravate. Plus de danger qu’ils se prélassent dans un pré sacerdotal rendu accessible grâce à l’équivoque d’un costume identique. Espérons que leur nouveau costume ne leur rende pas accessible, au lieu des prés sacerdotaux, les terrains de golf du peuple de Dieu. » op. cit., p.387
En plus de ma réponse aux frères Albini et Conrad, La Voix publia deux autres articles en réaction à cet épinglage de cravates pour moine « segregatus » ou « mandatus » défroqué.
Un article du Frère Denis de la Nouvelle-Angleterre invitait à l’acceptation sans conditions du mandat de l’Archevêque Léger. Dans un court article intitulé « Col romain ou cravate ?» il faisait un survol des différents costumes religieux qui, si divers fussent-ils, n’avaient pas empêché ces moines d’accomplir une œuvre remarquable. La recette était simple, il suffisait d’obéir.
«Si nos Supérieurs majeurs décident de faire porter soutane bleue (couleur mariale), ceinturon rouge (pour honorer le Précieux Sang), puis le cordon du crucifix blanc, en l’honneur de saint Joseph…alors nous n’aurons qu’à nous soumettre mais en attendant, je dirai comme notre confrère Réginald, du Basutoland, qui avait un rêve : ‘"À la cloche du réveil, j’étais fier de prendre ""ma bonne vieille soutane centenaire et de la porter avec orgueil". » op. cit. , nov. 62, p. 87
Et il concluait un peu dans le même ton que les autres :
« L’habit ne fait pas le moine, comme le rappelle le Concile de Trente. De même, la considération ne va pas à l’étoffe dont le religieux s’habille. Ainsi, on reconnaîtra l’homme de Dieu, indépendamment du col romain, de la cravate ajustée ou pas, aussi bien que de la soutane.» op. cit. p. 87
« Actualité du « Contra Retrahentes » par frère Louis-Régis S. C.
Puis, notre directeur de Jesus Magister, frère Louis-Régis, qui avait fouillé la Somme théologique de saint Thomas, y allait d’une analyse détaillée d’un opuscule du « Docteur angélique » écrit en 1266 contre les RETRAHENTES.
Les maîtres séculiers « retrahentes » qui étaient professeurs à l’université de Paris, s’opposaient aux « mendiants » (religieux qui enseignaient aussi à l’université de Paris) en attaquant la vie religieuse.
Sans le mentionner explicitement, frère Louis-Régis a dû voir un lien entre cet opuscule et ce qui s’était écrit dans La Voix sur la vie religieuse. Il intitula son article « Actualité du ‘CONTRA RETRAHENTES’ »
C’est un article à lire, absolument savoureux, ne serait-ce que pour humer l’ambiance des universités et des questions disputées au XIIIe siècle, et surtout pour suivre la rigueur de la logique de saint Thomas.
Ajustons notre cravate par Frère Florian S. C.
Dans un article très documenté qui faisait onze pages, je me sentirai comme obligé de proposer comment « ajuster » sa cravate. (Cf. Ajustons notre cravate article paru dans La Voix au mois de juin 1962). Je m’appliquai à bien situer le débat dans le champ de la mission apostolique -et non dans l’arène propre à un match de boxe- qui devait déterminer la supériorité d’un état de vie sur l’autre. Je fis plutôt une comparaison serrée des rôles et des visées propres à la mission des clercs par rapport à la mission des laïcs (religieux ou séculiers) dans l’Église. En voici quelques extraits :
« Cette incapacité foncière de notre spiritualité religieuse à comprendre et à avaler quoi que ce soit qui se présente sous l’étiquette d’apostolat laïc, me paraît le symptôme d’un divorce établi en profondeur et en permanence entre notre vie religieuse et sa dimension apostolique.» op. cit., p. 427
« Loin de révoquer la formule qui choque les oreilles du Frère Conrad : « Être et paraître plus laïc (au sens apostolique de l’Église) ne signifie pas être moins religieux», (p. 386), je la pousserais à sa limite en disant qu’il n’y a pour nous de vie religieuse véritable que dans l’apostolat laïc de même que notre vie religieuse devrait exprimer au monde « toutes les virtualités apostoliques du seul laïcat chrétien. » op. cit., p. 429.
Et quelques sentences clés :
« Une ouverture à tous les mondes comme une familiarité non seulement avec les données de l’éducation mais aussi avec les forces vives de la civilisation s’impose. Les religieux enseignants ne peuvent donc pas se contenter d’ériger des cénacles d’éducation qui brilleraient comme d’inaccessibles émaux…op. cit., p. 440
« Le monde dangereux me semble avoir toujours plus préoccupé chez nous que le monde à sauver. op. cit., p. 443
Les frères durent ajuster leur cravate devant leur miroir, dans le silence matinal qui précédait les exercices de piété quotidiens puisque je n’en ai plus entendu parler et je n’ai jamais vu dans La Voix d’autres écrits qui référaient à la cravate soulevée par les premiers vents des changements émis par deux souffleries qu’on appellera plus tard le concile Vatican II et la Révolution tranquille.
Ces écrits eurent l’allure et la futilité des discussions moyenâgeuses sur le sexe des anges. Des châteaux de sable, échafaudage de concepts et de raisonnements qu’une vague allait bientôt effacer impitoyablement avec tout ce qu’ils représentaient, ne laissant que ces quelques écrits, faibles reflets d’une ère de passage et des vies qui l’ont animée.
La vie continua son cours en équilibre précaire entre des pôles peu ou mal définis. Vers le milieu de la décennie, la soutane n’était plus portée ni en public ni au sein des maisons ou des écoles. L’habit noir, sans coup férir, a été remplacé par l’habit « charcoal » et la cravate noire a pris le bord un peu plus tard, remplacée par une discrète épinglette comme celles souvent utilisées pour marquer son appartenance à un club quelconque. Et la vie religieuse continua, mais elle dut en l’espace de dix ans opérer des changements beaucoup plus importants que celui de la soutane à la cravate.
Un autre vent beaucoup plus délétère allait éroder les bases même de la vie religieuse des congrégations installées en terre québécoise.
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1) Frère Charles-Émile est décédé en 2003. Son biographe le présente comme un "ce franc israélite en qui il n'y a jamais eu de feinte". Charles-Émile fut un homme vrai, simple, humble, sans artifices; un religieux robuste, sans vaine poésie, et bien enraciné dans le quotidien ordinaire d'un institut dont il était fier et d'une mission qu'il a accueillie au jour le jour.
(2) Un vieux souvenir du film "Tous les matins du monde!" où la viole de gambe aux sonorités graves et veloutées est omniprésente. Quelle relation y a-t-il entre les harmoniques de cette viole et le sourire du frère Charles-Émile ? Si vous avez connu le frère Charles-Émile, bonhomme, pince sans-rire, à la voix grave d'un paternel, peut-être l'image vous fera-t-elle sourire! Alors, c'est gagné, vous comprendrez. Et si vous le l'avez pas connu, remisez cette image dans votre carquois à muses. Elle est inédite, peut-être rencontrerez-vous un jour un quidam à qui l'image conviendra. Alors vous sourirez. Vous comprendrez vous aussi mais ne pourrez expliquer. L'inédit sera brisé et peut-être que "Evene fr." nous logera dans ses armoires à citations !
(2) Un vieux souvenir du film "Tous les matins du monde!" où la viole de gambe aux sonorités graves et veloutées est omniprésente. Quelle relation y a-t-il entre les harmoniques de cette viole et le sourire du frère Charles-Émile ? Si vous avez connu le frère Charles-Émile, bonhomme, pince sans-rire, à la voix grave d'un paternel, peut-être l'image vous fera-t-elle sourire! Alors, c'est gagné, vous comprendrez. Et si vous le l'avez pas connu, remisez cette image dans votre carquois à muses. Elle est inédite, peut-être rencontrerez-vous un jour un quidam à qui l'image conviendra. Alors vous sourirez. Vous comprendrez vous aussi mais ne pourrez expliquer. L'inédit sera brisé et peut-être que "Evene fr." nous logera dans ses armoires à citations !
3) Paru en septembre 1960.
4) La comparaison, très boiteuse, qu’on utilisait pour montrer la supériorité de la vie religieuse sur la vie d’un « simple laïc » (comme on disait dans le temps) montrait le laïc traversant une étendue d’eau (pourquoi ne pas dire la mer ?) à la nage alors que le religieux faisait la même traversée monté sur un luxueux paquebot.
(…à suivre)
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La chronique à Jean-Claude
ANNUAIRE 1961-1962
N° 56
Le milieu apostolique traditionnel (les écoles) se transforme; une nouvelle loi sur les écoles est décrétée par le gouvernement provincial.
Les frères sont minoritaires dans l’école; les salaires sont plus intéressants et le personnel laïque plus nombreux qu’autrefois.
Il y a réédition des manuels scolaires des Frères du Sacré-Cœur.
Il y a fermeture de 15 maisons.
La province de Sherbrooke ouvre une mission au Congo belge.
Les Frères du Sacré-Cœur obtiennent une nouvelle charte d’incorporation pour les provinces communautaires de la province de Québec.
La décision de construire des scolasticats-écoles normale inter-congrégations est prise.
Les frères commencent à mettre sur pied des colonies de vacances dans ce qui était leur lieu de villégiature.
Statistiques des sept provinces canadiennes :
1530 profès
- 89 novices
- 1329 juvénistes
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La province de Sherbrooke ouvre une mission au Congo belge.
Les Frères du Sacré-Cœur obtiennent une nouvelle charte d’incorporation pour les provinces communautaires de la province de Québec.
La décision de construire des scolasticats-écoles normale inter-congrégations est prise.
Les frères commencent à mettre sur pied des colonies de vacances dans ce qui était leur lieu de villégiature.
Statistiques des sept provinces canadiennes :
1530 profès
- 89 novices
- 1329 juvénistes
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Prochaine publication : 31- Blitz sur la persévérance
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