«Sur cent damnés qui se tordront sous les feux de l’enfer pendant toute l’éternité, il y en aura au moins quatre-vingt-dix-neuf qui seront là à cause des péchés d’impureté. »
C’est un père rédemptoriste, austère comme le carême et portant une large soutane noire fermée au cou par un collet à revers, qui ouvrait la retraite de fin d’octobre par ces tonitruantes et menaçantes paroles.
On avait peur, on se répétait ces menaces et les descriptions qu’il nous faisait de l’enfer.
La fameuse horloge qui à chaque tic tac disait deux mots : TOUJOURS – JAMAIS – Toujours souffrir, jamais sortir.
Et l’éternité, c’était l’image de cet aigle qui tous les mille ans frôlait de son aile le sommet du Mont Everest. Lorsque le mont serait usé à l’égalité de la mer, l’éternité ne ferait alors que commencer.
Notre imaginaire étincelait de feux de Bengale, nos émotions brassées par ce tisonnier étaient à vif. Mais quel bon prédicateur! On le préférait à celui qui pendant une heure alignait des paroles de guimauve sur la charité fraternelle.
Les dominicains, c’était autre chose. Il en venait un par mois pour nous prêcher la récollection. Grassouillet comme Obélix, il portait une bure blanche assez courte pour laisser voir de longs bas blancs qui s’enfouissaient dans des souliers noirs vernis. Il déambulait en godillant, accédait péniblement à la tribune qui lui servait de chaire, s’y installait confortablement et avec le verbe sonore que j’imagine à Bossuet, commençait son sermon: « La mortification mes frères ... »
Plusieurs devaient se pincer les lèvres pour ne pas pouffer de rire. C’était un prédicateur d’origine française, très coloré et très littéraire. Le coloris de ses expressions et l’harmonie de ses phrases qui résonnaient en écho nous berçaient comme les ondes d’un grand orgue. Il nous semblait même le voir flotter sur les modulations de sa voix comme un baril sur la mer. Francis Barillec était son nom.
Les jésuites étaient plus méthodiques et plus sérieux et généralement plus « plates ». Ils étaient les spécialistes des grandes retraites de six jours, huit jours et vingt et un jours.
Mais revenons à notre père rédemptoriste. Cette ouverture en mode « dies irae » nous acheminait vers un dédale de mises en garde contre les amitiés particulières. À l’entendre, c’était un grand mal comme la peste qui s’infiltrait dans les communautés religieuses et y causait des torts considérables. Il fallait éviter les amitiés particulières, les dénoncer, et il revenait aux supérieurs de les briser.
Jamais on ne définissait bien clairement ce qu’était une amitié particulière, ni ce qui la distinguait de la camaraderie ou de l’amitié tout court. Ni non plus comment la charité fraternelle et l’affection mutuelle pouvaient dégénérer en amitié particulière. Corruptio optimi, pessima [i]
Suite à cette prédication cependant, un climat de suspicion régnait au Juvénat pendant quelques jours, jusqu’à ce que le naturel revienne sur son galop…
J. B. était un juvéniste avec qui je m’entendais bien. Nous avions entrepris ensemble de refaire le terrain de croquet. Pendant les récréations et chaque fois qu’on avait un temps libre, on s’appliquait à tamiser le sable, à le mêler à de la glaise, à l’exposer au soleil ou à l’humecter, dans le but de trouver la formule parfaite. Absorber l’eau de pluie et maintenir par temps sec et à toute température une surface plane et ferme telle était la cible de notre laboratoire à ciel ouvert. La quadrature du cercle. C’était pour nous un jeu qui nous procurait beaucoup de satisfactions. Tous les moments libres nous retrouvaient côte à côte, JB et moi, en train de mijoter nos plans ou de les mettre à exécution. On n’excluait personne, mais personne ne se pointait pour faire équipe avec nous.
Je me suis assez longtemps (c’est-à-dire quelques instants pendant une journée ou deux) demandé si je ne devais pas cesser cette activité avec JB par peur d’être contaminé par une amitié particulière.
Je n’en fis rien et n’en dis mot à personne. La dynamique de l’indolence jointe au gros bon sens nous protégeaient de cette peste ainsi que des paralysants scrupules qu’aurait pu générer la prédication du bon père.
Un peu plus tard, à l’hiver, Claude, Albert et moi n’étant guère habiles au hockey (Claude venait de Gentilly et Albert de Ste-Agathe) nous préférions, à la récréation de 16h00, partir en ski de fond. C’était souvent un «nowhere» comportant beaucoup d’arrêts. Nous placotions à trois sur toutes sortes de sujets. Le surveillant prenait les devants ou exerçait une surveillance plutôt lâche. Albert était le plus populaire de nous trois auprès des autres juvénistes. Il nous est arrivé, une ou deux fois mon père, à Claude et à moi, d’insister auprès d’Albert, au nom de l’amitié, pour qu’il vienne avec nous et qu’il ne brise pas les liens qui nous unissaient. Il nous a alors répondu qu’il ne voulait pas créer « d’amitiés particulières » et qu’il jugeait bon d’espacer nos rencontres pendant quelque temps. Notre amitié survécut à la fonte des neiges qui modifiait la forme de nos activités récréatives, mais elle n’avait plus rien de « particulier ». Ouf! Avons-nous ainsi échappé au feu de l’enfer?
On disposait de beaucoup de moyens pour contrer ce monstre. Se tenir toujours occupé était la clé principale de tous ces trucs. D’où la pratique intense des sports en toute saison. L’horaire réglé au quart de tour répondait aussi à cette fin.
Et il fallait également toujours se tenir en groupe. Un frère ou parfois un juvéniste plus âgé était aussi surveillant d’office à toutes nos activités.
Malgré toutes ces précautions, il m’est arrivé de constater que l’amitié particulière avait fait des victimes au Juvénat. On soupçonnait toujours un peu ceux qu’on appelait les « méméres », quelques grappes de quatre ou cinq juvénistes qui n’aimaient pas les sports et qui se regroupaient pendant les récréations libres pour placoter. Ils semblaient éprouver du plaisir à ce sport. On comprenait vite qu’on n’avait pas de place au sein de ces groupes.
Or, à quelques reprises, peut-être trois fois pendant tout mon Juvénat, j’ai constaté qu’en l’espace d’une semaine quelques membres de ces groupes avaient subitement quitté le Juvénat. Suspect?... Non!...
J’ai pourtant été témoin d’une amitié particulière flagrante qui a entretenu les commérages et les sourires de complicité pendant plusieurs mois. Elle était flagrante parce qu’inédite et imprévisible. C’était entre Eugène et Roberval. Eugène était peut-être le juvéniste le plus sportif que nous ayons connu. Habile dans tous les sports, il était toujours le lanceur partant lorsque l’équipe de baseball du Juvénat rencontrait celle des novices ou des scolastiques.
On le retrouvait vainqueur à tous les tournois annuels de tennis et il était le premier compteur de son équipe de hockey. Roberval était son opposé, une commère de la plus pure espèce. La pratique du sport était un martyre pour lui.
Pourtant, l’étincelle jaillit entre les deux. Ils semblaient avoir du plaisir à se retrouver ensemble. Eugène était plus âgé. Il est passé au noviciat avant Roberval. Quand il y avait des rencontres entre les juvénistes et les novices et plus tard entre les novices et les scolastiques, on les retrouvait toujours ensemble. Que pouvaient-ils bien se dire, qu’avaient-ils en commun? La vie les a emportés chacun de son côté et Roberval, qui était de notre groupe de profession, a même célébré son jubilé d’or de vie religieuse. Quelle différence pouvait-il bien avoir entre cette amitié et celles qu’on dénonçait du haut de la chaire, celles qui pouvaient mériter les foudres divines?
Je finis par comprendre, sans avoir les mots pour le dire, que les amitiés particulières couvraient un mal beaucoup plus sérieux et que ce mal, c’était l’impureté.
Et qu’est-ce qui était impur au Juvénat ? Pas le sang ni les aliments, ni l’air que nous respirions, mais les pensées, les touchers, les propos, tout ce qui pouvait porter la marque de la sexualité. C’était les péchés de la chair.
Plus tard, je me rendis compte que les milieux religieux souffraient à divers degrés d’une psychose de la chair et de ses plaisirs. Cette psychose projetait une ombre paralysante sur toutes les marques d’affection et d’amitié, disons normales, entre les frères. Cette psychose tenait souvent lieu de spiritualité, définissait, en image inversée, les paramètres du vœu de chasteté. Elle n’empêcha cependant pas l’éclosion ni la permanence d’amitiés ‘particulières’ saines et profondes entre plusieurs confrères.
Quant au spectre des « amitiés particulières » dénoncé à grand renfort d’interdictions à cette époque, je crois qu’il faut le ranger dans le grenier des épouvantails d’avant la guerre, avec la croix de la tempérance et les interdits du temps des prohibitions. La religion avait la peur pour complice. La peur garantissait la foi et aussi la vocation.
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[i] « La corruption du meilleur est la pire.» Par cette sentence, on nous mettait en garde contre nos meilleures intentions. Il fallait être toujours aux aguets. Heureusement que le naturel est doué de bon sens qui, après une journée ou deux, remettait les pendules à l’heure.
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