mercredi 24 août 2011

38 L'Arche des pionniers Première partie: l'explosion

Les pionniers se déchirent les mains aux épines,
ils tâtonnent;
il faut leur laisser la liberté d'errer.
Les pionniers précèdent les maîtres
qui fabriqueront des routes pour les carrosses,
qui mettront, comme le disait Péguy, des poteaux indicateurs.
Les pionniers avancent sans savoir comment et ne laissent aucune trace.
On est devant eux (disait Newmann)  "à la fois enchanté et perplexe".

(Jean Guitton, "Profils parallèles, Teilhard et Bergson", cité par Édith de la Héronnière dans "Teilhard de Chardin, une mystique de la traversée", chapitre "Introduction").


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Vers neuf heures, un samedi soir de juillet, une fébrilité particulière électrisait tout l’environnement du 12036 rue l’Archevêque. Deux voitures de police, gyrophares allumés, sont devant la maison. Déjà inquiétés depuis juin par la circulation plus intense de jeunes sur leur rue, les résidents de ce quartier et les gens du troisième âge dont la résidence était contiguë à la cour arrière de l’Arche, exaspérés, avaient ce soir-là composé le 911.

Et pour cause ! Daniel, un amateur de spectacle en herbe, et son équipe de fans avait, en l’espace d’une fin d’après-midi, monté un spectacle à ciel ouvert dans la cour arrière qui, de ce fait, grouillait d’un attroupement fort animé.

Du balcon pendait un grand drap blanc. Deux puissants projecteurs dessinaient sur ce drap les ombres de jeunes gens qui, en vélo ou à pied, en courant ou en dansant au rythme d’une musique saccadée lancée par deux gros haut-parleurs, émettaient comme les habitants de la caverne de Platon, leurs ombres sur cet écran improvisé et y lançaient des jets de peinture multicolore provenant de canettes d’aérosol ou de pinceaux de fortune. Une réplique de la création du monde. Cet art avait un nom, c’était le « pubzyeuxtophonique » une fusion de tous les arts : mouvements et ombres, son et lumière, peinture abstraite et écriture automatique, selon la mode du temps. L’art de la spontanéité tous azimuts. C’était à voir et à entendre. Un jeu de participation et d’immersion totales. Cf. Témoignages Daniel Mourand

Une courte séance d’échanges s’ensuit entre les gendarmes, les délégués des gens du voisinage et nous les responsables de cette maison « religieuse » nouveau style.

Les voisins, se souvenant de leur adolescence, comprirent vite et se retirèrent en souriant. Il nous avait suffi de promettre qu’à onze heures tous les décibels tomberaient à zéro pour que les gendarmes en fassent autant après avoir assuré aux inquiets de l’âge d’or que la révolution jeunesse ne bouleverserait pas leur quartier, ni ce soir, ni au cours des semaines à venir.

Quelques semaines plus tard, comme preuve de leur bonne volonté, les jeunes organisèrent pour les aînés de la résidence voisine une partie de cartes qui connut un succès fou.

La vie à l’Arche s’était enclenchée sous le signe de la spontanéité et de la liberté.

La porte doit-elle être ouverte ou fermée ?


La popularité de la formule attira les jeunes de Montréal-Nord plus que le miel les mouches. On dut cadrer. Il fallait retourner les plus jeunes à leurs couches, parlementer, enregistrer des noms et des adresses et émettre des cartes de membres. L’Arche risquait d’étouffer, victime de sa popularité. « Il faut limiter l’âge, dit Serge, car bientôt il nous faudra installer des carrés de sable dans la cour ».

Le besoin crée l’organe, opinait Lamarck. Sans que nous soyons intervenus, en moins d’une semaine, l’Arche avait son état-major qui occupait le bureau à gauche de l’entrée. Ces pionniers volontaires à l’accueil formèrent vite un club sélect qui opérait de plus en plus en vase clos. Une jeune aristocratie qui, à l’exemple d’aînés parvenus, se gonflait de pouvoirs et de privilèges.

Spontanéité et structure, les deux côtés de la médaille de l’Arche des Jeunes, les deux dimensions de la vie dont l’équilibre est toujours difficile à maintenir. Une ligne de démarcation entre la jeunesse toujours à prolonger et la stabilité adulte jamais atteinte. On fermait la porte du bureau évoquant le prestigieux principe de la confidentialité. « Doit-on tenir la porte du bureau ouverte ou fermée ? » telle fut l’objet de la première confrontation à laquelle dut faire face cette toute jeune administration.

Les « politiques » de l’Arche, un « top secret » réservé aux « happy few » ? Que non ! L’Arche n’est pas une école, ni un centre de loisirs, ni un conseil municipal. C’est notre maison, notre famille, et tout doit s’y vivre dans la plus grande transparence. La porte du bureau doit rester ouverte et chacun peut y entrer à sa guise.

On comprit. La leçon porta. Dans le bureau ou dans le salon, à l’intérieur des murs ou en sortie, l’Arche, un esprit, un même esprit, un accueil « trip » plutôt qu’un « power trip ». La question avait sa réponse. La jeunesse, la vie, une porte ouverte à tout.

Cependant, les racines de la « structurite » n’étaient pas mortes pour autant. L’avenir montrera comment l’équilibre entre la spontanéité absolue qui ne dure pas et la structure qui étouffe est difficile à maintenir.

On passa à l’Arche des Jeunes un formidable été, sous la poussée de son lancement. C’est la spontanéité et sa sœur la liberté qui régnaient alors en souveraines des lieux et des agirs.

Un bon dimanche matin, au lever, vers six heures, avant d’aller à la messe, quel ne fut pas notre étonnement en descendant de nos chambres, de voir, quatre jeunes que nous ne connaissions qu’à peine : Picouille, Momon, Ti-Guy Desrosiers, je crois, et Papineau, en train de jouer aux cartes sur la table de la salle à manger. Ils y étaient venus aux petites heures de la nuit, tout naturellement, comme on entre chez soi à la fin de la soirée.

Habituellement, surtout durant les vacances, les jeunes arrivaient à l’Arche vers dix-neuf heures et y passaient une bonne partie de la soirée. Le salon était un théâtre de variétés très fréquenté et très animé. Il suffisait que Bernard y soit avec ou sans sa guitare ou que quelqu’un fredonne les premières notes d’une chanson pour que les numéros s’enchaînent, coupés seulement par l’arrivée ou le départ d’un membre plus populaire qui avait le don de « faire sa place ». Mes oreilles fredonnent encore les airs les plus populaires du temps : «Tous les garçons et les filles de mon âge»….

On revenait de vacances, on avait trouvé un emploi ou on en cherchait un, on avait des photos à montrer ou à faire développer, des événements à commenter, un programme d’activités à annoncer, etc… Le salon était l’agora de cette grouillante cité des temps modernes.

Rémi, un grand sportif, eut tôt fait d’installer une table de ping-pong au sous-sol. Plusieurs garçons y passaient leur soirée et, par attirance, quelques filles aussi.

Par beau temps, la galerie, comme le hall d’un théâtre à l’entracte, se garnissait d’arrivants, de partants et de flâneurs qui y épuisaient leur temps en farniente comme on susurre langoureusement à cet âge ses derniers retranchements de liberté. La galerie servait aussi d’estrade aux démonstrations de motos et de scooters assez en vogue auprès des jeunes de cette époque.

Il n’y avait pas de télévision à l’Arche. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Personne n’a semblé no-ter cette absence. On venait à l’Arche pour y vivre sa jeunesse et non pour la subir. Le jour, on y venait en passant, pour y préparer une activité ou comme au lieu fixé pour un rendez-vous. Pendant la semaine, le soir, on venait y rencontrer des amis connus, reconnus ou à découvrir. Les fins de semaine on y venait pour participer à un happening toujours surprenant et inédit : théâtre, café culturel, danse, production de chansonniers etc…

Activités spéciales

Les dimanches après-midi, c’est l’équipe chargée des cafés culturels ou du théâtre qui occupait le sous-sol, le transformant en une véritable salle de spectacle décorée en café, en théâtre ou en salle paroissiale prête à recevoir et à applaudir les jeunes talents du groupe.

Groupe des Albatros



On eut droit ainsi, dans un décor tout-à fait d’époque, à quelques soirées canadiennes, à « La cantatrice chauve » de Ionesco jouée par la troupe de la « Mouche bête » et qui a été produite à l’extérieur, notamment au Cégep de Rosemont,

Troupe La Mouche bête

Serge Gagnon fut l’initiateur et le promoteur de plusieurs « Cafés culturels » qui se tenaient sur-tout le dimanche soir. Cafés culturels était une espèce de cabaret qui se tenait sous des thèmes variés. Le décor du sous sol se transformait prenant l’allure d’un café parisien ou d’une scène à la boogie-woogie, ou d’un salon de thé japonais ou même la chaude atmosphère d’une station balnéaire.

Café culturel

En un tour de main, la musique, l’éclairage et le décor se mettaient en place créant comme par magie les atmosphères des rêves de cette jeunesse qui étirait ses antennes sur toutes les longitudes du paysage humain.
Le clou de ces scènes improvisées fut sans conteste le café mortuaire. Je n’y étais pas, mais on me l’a raconté avec tellement d’emphase que je me souviens de toutes ses péripéties que je vous raconte ici.

Ce dimanche-là, dès 15 h, le sous-sol fut transformé en salon funéraire.

On y installa un cercueil, un vrai, avec un vrai faux mort dedans :Johnny Deschamps. Les jeunes qui arrivaient à l’Arche devaient faire une visite à la dépouille qui, imperturbable, savait en tout temps et devant toutes les réactions garder une face de mort. La parenté en deuil présente au salon pleurnichait tendrement en soupirant de langoureux hélas ! empruntés aux plus authentiques pleureuses des temps anciens. .

Puis on se mit en train d’organiser un cortège funèbre dans les rues de Montréal-Nord. La police étonnée par ce défilé inhabituel crut bon d’accompagner et de questionner les croque-morts de cette bizarre procession. On dut revenir bredouille à l’Arche. N’ayant pas trouvé de sépulture, le cadavre se leva sur son séant comme le brave Lazare et proclama par ses faits et gestes le bonheur de vivre à l’Arche, jeune et en toute liberté. Sacrilège, jeux d’enfants, thérapie devant le stress de l’existence ? De bonnes de francs rires à gorges déployées, y a-t-il meilleure façon d’exorciser la mort -et aussi la vie- dans leurs retranchements les plus morbides ?

En tout temps l’Arche était une fourmilière. Les allées et venues de ses habitants semblaient aller en tout sens, sans destination identifiable.

L’Arche se prolongeait aussi souvent à l’extérieur dans des activités particulières. À part les petits groupes qui y sont venus pour préparer un safari-photo dans la nature, une sortie dans un centre équestre, un camping ou pour le groupe à François, un séjour à Clova, on peut épingler au calendrier des sorties toute une cascade d’activités qui ont mobilisé chaque fois un nombre record de participants.
Avec la certitude d’en oublier, mentionnons de mémoire, la visite de l’Expo 67, les courses à Mont-Tremblant, la présence à Québec libre,
la pétition à l’Hôtel de ville de Montréal-Nord,
la rencontre de Daniel Johnson, premier ministre du Québec nouvellement élu, le chemin de croix du Vendredi saint à Ste-Scholastique, le camp de restructuration à Labelle, etc… Ce furent là quelques événements qui ont mobilisé les temps et les moulins à images des pionniers de l’Arche et de ceux qui en ont été témoins.

L’Arche à Terre des Hommes

Nous étions au temps de l’Expo 67, cette merveille de notre siècle en terre québécoise devenue l’instant d’un été la terre de tous les hommes. C’est en groupe qu’il nous fallait vivre une visite à l’Expo. Nous étions une cinquantaine, tous marqués de la «flower power» que de gentilles demoiselles avaient patiemment dessinée sur notre front ou sur nos joues. L’aller, en autobus ou en métro, selon la densité de l’achalandage de l’heure, se déroula comme une farandole.

Faire la queue dans l’attente d’une entrée au pavillon Bell, s’émerveiller devant la structure du pavillon de la France, bénir la réunion des différentes confessions religieuses en un seul pavillon, faire la balade au-dessus de toute cette terre des hommes, frémir aux vertiges de la Ronde, se raconter tout cela, c’était au menu de tous les visiteurs de l’Expo 67.

Mais, faire une visite en groupe, marqués comme des élus, prophètes de l’amour et non de la guerre, a donné à ce moment une dimension toute spéciale, celle de l’inoubliable. Le lendemain à l’Arche, on n’en finissait plus de se raconter nos émerveillements réciproques. La fierté d’être québécois était amplifiée par celle d’être jeunes et jeunes à l’Arche des jeunes.
À Bruxelles en 1958, je m’étais senti seul, affreusement seul dans la foule immense qui m’étouffait. Se sentir en groupe et en communion au sein d’une foule indénombrable, quelle différence, quelle fierté, quel souffle pour l’ego et pour l’avenir à bâtir. Parfois, le bonheur et la fierté de son identité qui vont en pair, deviennent tangibles. La visite de l’Expo 67 en Arche fut l’un de ces moments d’ « éternité » qu’ont voudrait voir se répéter et durer toujours.
Et s’il faut une morale au rappel de cet événement, on peut dire que l’homme souvent englué dans sa boue n’est pas sans ressources et l’avenir pour une humanité nouvelle, libre, joyeuse et conquérante n’est pas fermé.

Une course tragique à Mont-Tremblant
Nous devions être une trentaine de jeunes installés en camping à Mont-Tremblant, sur le terrain qui voisinait avec la piste de course.


C’était un vendredi soir du mois de juillet. Après avoir veillé près du feu, petit à petit chacune et chacun s’était retiré dans sa tente pour la nuit. Je partageais la mienne avec Gilles, Rémi, peut-être Pierre et quelques autres du groupe. Vers sept heures du matin, je me fais réveiller. On chuchote : « Flo, Flo viens dehors, quelque chose de grave vient d’arriver. Rémi, Bernard, Colette et Normand ont eu un accident d’auto près de St-Jovite. Ils sont tous à l’hôpital. La police est ici et voudrait vous voir

Je monte avec Gilles dans l’autre auto de la communauté. La police nous accompagne. On passe d’abord au poste de police de St-Jovite pour les identifications d’usage. L’attente est longue. En-fin, vers neuf heures, on se rend au petit hôpital du village. Le soleil est déjà cuisant. Dans la salle d’attente, située au deuxième, trois civières. Bernard est debout, amoché par la nuit et par l’événement. Rémy et Normand sommeillent, blessures légères. Le cas de Colette est plus grave, elle est sous examen.

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Je revois toute la scène. On m’a expliqué qu’à la sortie du pont, dans la courbe probablement et dû à l’aveuglement des phares, une auto a foncé sur le véhicule de la communauté conduit par Bernard . L’auto déplacée au garage n’est plus en état de circuler.
Je me sens défaillir. Je sors sur le petit balcon attenant à la salle. Je m’appuie au parapet. Les jambes cèdent, je glisse lentement le long du garde-fou dans une béatifique inconscience. Je perds la conscience de l’environnement et des événements de l’heure et des lieux, seule une lumière blafarde marque mes horizons. Un état de bien-être indescriptible couvre tout mon être. Je voudrais le garder toujours, ne plus jamais ouvrir les yeux. On s’affaire autour de moi. Mes yeux s’ouvrent, je dois faire face à la réalité.

Morcelée en bribes incohérentes, la dure réalité sollicite mon attention. Je dois prendre mes responsabilités, les traduire en décisions qui font la queue-leu-leu dans mon esprit louvoyant : an-noncer la nouvelle aux autres campeurs, maintenir la communication avec l’hôpital, organiser le retour des blessés plus légers, annoncer la nouvelle aux parents de Colette et de Normand, demeurer avec les autres jusqu’à la fin de la course, faire face au blâme sans paroles de la communauté… Je reprends mon souffle. Avec l’assurance d’un capitaine je prends les commandes. Mes gestes sont ceux d’un robot télécommandé.

Tout en son temps rentrera dans son ordre. Le Frère Gérald, économe et ancien provincial manifeste une attention et une compréhension réconfortante, il prendra la charge de l’auto et de l’information requise à la maison provinciale, Normand et Colette reviendront dans leur famille dans le courant de la semaine qui a suivi l’événement, Rémy et Bernard reviennent au camp….

La course d’auto perdit de son sel et raffermit en moi une espèce d’allergie pour tout le tapage fait avant, pendant et après les courses d’auto même pour celles de la Formule I. Mais il fallait rester là pour les autres, comme si la mort ne grugeait pas en sourdine les copieuses joies de vivre pourtant bien installées. Le bonheur et la paix de l’âme sont des denrées très fragiles et souventes fois éphémères.

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Souvenirs des fondateurs: Cf les témoignages de :
Yolande Racette
Jacques Payette
Michel Nadeau
Pierre (pop) Gauthier
Daniel Mourand
D'autres témoignages à paraître lors des prochaines publications.
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Curriculum vitae de Jean-Guy LeGault



Jean-Guy LeGault, est un ex-Frère du Sacré-Cœur qui, après vingt-quatre ans de vie religieuse dans la province communautaire d'Arthabaska, est retourné à la vie civile en 1976.

 Un simple clic sur « LeGault » donne accès à son curriculum vitae et, dans les semaines qui suivent, « Mémoires à l’ultraviolet » reproduira une tranche de sa vie sous le patronage des Frères du Sacré-Coeur.

Premier épisode: Mes six années d'études, au primaire,
à l'école Saint-Aimé d'Asbestos, 1946-1950
par Jean-Guy LeGault

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À suivre : 38- L'Arche des pionniers - 2e Partie - La consolidation

La place des frères dans cette fourmilière

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