Certains grimpent les escaliers jusqu’au dortoir, deux marches plus qu’une à la fois et en redescendent avec autant de fébrilité. On se change au vestiaire. La salle de récréation est une gare centrale où on circule sans ordre dans tous les sens. Les premiers qui sortent à l’extérieur se précipitent au pas de course vers le kiosque avoisinant le cimetière à l’extrémité des jardins.
La sortie du sous-sol est agitée de la même façon. Un cortège de brouettes chargées d’équipements hétéroclites s’aligne. On y voit des récipients de toutes dimensions, une bonne cordée de bois en bûches de tout calibre, des manches de hockey qui dépassent tout autour des brouettes leur donnant l’allure de porcs-épics sur roue.
Le soleil de mai entraîne ses rayons sur une nature renouvelée. Les derniers ilôts de neige se sont évanouis la veille, laissant sur les terrains de tennis et de baseball des flaques d’eau dans lesquelles les soleils décuplés s’échangent leurs arcs-en-ciel et s’envoient des messages en sémaphore. En bas du mont, la rivière Yamaska prend ses aises et fait miroir. Une fraîche odeur de printemps toute assaisonnée du parfum des nouvelles pousses semble enivrer ces jeunes qui bourdonnent à tous les vents.
Au bout de l’allée, déjà, plusieurs juvénistes vêtus de toutes les bizarreries vestimentaires attendent les chariots comme s’ils devaient distribuer des places au jugement dernier.
Ils ont vite fait de dépouiller les brouettes de leur contenu. Le code d’interprétation de tout ce branle-bas se révèle. Au bout de chaque manche de hockey il y a un poêlon, une simple poêle à frire de six pouces de diamètre, attachée avec de la broche ou retenue au manche par deux rivets de cuivre.
Voilà le hic! On s’organise pour un dîner aux crêpes. Le premier de la saison.
Les anciens en ont parlé aux nouveaux avec beaucoup d’emphase. Grâce à ces longs manches, les crêpes décrivent toutes les arabesques dans le ciel de leurs souvenirs.
Il y a bien une soixantaine de ces poêlons qui portent encore les marques de leur dernier service. Ils prennent la tête de la farandole et vont se loger aux quinze tables de pique-nique échelonnées sur la petite route qui sépare les champs de grande culture des terrains aménagés en cimetière ou en jardin. Chaque tablée aura quatre ou cinq poêlons à la disposition de ses marmitons en herbe.
Devant ces tables rustiques, d’un gris d’automne, sans nappe, il y a un foyer aussi rustique formé de quelques pierres disposées en cercle. Du petit bois, du papier journal et des allumettes sont répartis de la même manière et déjà, de ces foyers de bivouac, s’échappent des bouffées de fumée puis une flamme qui prend de plus en plus possession de ses espaces.
Une charrette à deux roues montées sur pneumatiques tirée par deux costauds juvénistes emprunte aussi la grande allée entre les jardins et les courts de tennis et s’inscrit à la queue de ce cortège de brouettes. Elle est chargée de récipients de toutes grandeurs, d’ustensiles, de louches, d’assiettes, de plats et de tasses. Quelques juvénistes seniors préposés aux louches distribuent pour chaque tablée de généreuses portions de pâte à crêpes, des confitures rouges, jaunes et violacées.
La même orgie règne avec le beurre, le pain, les condiments et même les breuvages qui coulent à profusion.
Et pendant que ce chaos fait ses répétitions, le frère Maxime, débonnaire, les lèvres plissées de contentement, déambule dans la grande allée à la manière d’un bourgeois à peine gentilhomme qui fait l’inspection de ses terres. Il porte l’accoutrement des grandes promenades. Une ceinture de cuir lui ceint les reins. Il a relevé le devant de sa soutane ramenant la bordure inférieure sous sa ceinture d’occasion. Il a chaussé ses bottes de travail et couvert son chef de la traditionnelle casquette qui respire encore l’hiver.
Il est muni d’une canne noueuse qu’il s’est taillée jadis dans une racine d’arbre. Il la promène de gauche à droite devant lui, comme le font les aveugles. Il s’amuse ainsi à pousser les cailloux ou, si quelqu’un s’approche de trop près, à le menacer de son bâton ou à leur donner de taquins petits coups sur les jambes ou sur les fesses.
Dès que les feux crépitent du claquement de leur bois d’épinette, les apprentis jongleurs s’entraînent à faire sauter les crêpes. C’est qui les enverrait le plus haut dans les airs et on compte même le nombre de pirouettes qu’elles font avant de s’aplatir du bon côté dans le fond du poêlon. Les crêpes qui atterrissent dans le feu ou sur les pierres du foyer méritent à leur apprenti jongleur de cyniques applaudissements.
L’art vient avec la répétition. On recommence. Quel gaspillage! La pâte nourrit aussi bien les espiègleries que les estomacs.
D’autres visent le record du plus grand nombre de crêpes bouffées dans le plus court laps de temps. Et on essaie tous les mélanges possibles. «Avez-vous essayé des cornichons avec de la confiture aux fraises? » Wash! C’est le «avez-vous» qui ne cadre pas trop avec la fête de ces p’tits gars en folie mais au Juvénat c’est la coutume, on se vouvoie partout. Aujourd’hui, c’est la seule règle qui tienne.
Quelques groupes informels se mettent à chanter à tue-tête. Ils entonnent même des cantiques plus religieux comme le Salve Regina, toujours à l’honneur et «Animés de l’amour». Ailleurs on se donne en spectacle sur les tables. On court, on rit, on s’amuse comme des petits fous. Tout traîne, la propreté est en vacances, ah! si les mères y voyaient ça! Elles en perdraient toute leur dignité!
Frère Maître et les professeurs, bonasses, circulent au milieu de cette foire en folie. Ils y participent même.
Le sérieux de mon ange gardien Yvon a fondu aussi, il fait le clown et je fais de même avec lui. Je vois Robert et Charles, comme je ne les ai jamais vus. La complicité noue de solides amitiés.
Décrire cette explosion de la vitalité juvénile est pratiquement impossible. C’est un feu d’artifice de couleurs, de sons, d’acrobaties qui débordent toutes les normes connues. Le chaos qui pète le printemps.
L’image souventes fois imprimée dans mes boîtes à souvenirs, celle des petits et des grands veaux qui, lâchés «lousses» au printemps font au soleil et dans le pré à peine verdi toutes les cabrioles et les plus inimaginables ruades, me revient comme le plus authentique signe du printemps dans le rang St-Alexandre.
À St-Alexandre on était moins sérieux qu’au Juvénat. Mais on ne lâchait pas notre fou de façon aussi débridée. Ici le chaos, espèce de fou du roi, est maître absolu … pour quelques heures au moins.
Frère Maxime dans sa sagesse instinctive d’habitant devait connaître cette énergie propre au chaos et surtout, il savait la libérer périodiquement. Un dîner aux crêpes, sans la barrure des consignes habituelles, était un excellent terrain d’exercice au chaos et il produisait toujours de savoureux fruits en initiant les plus étonnantes découvertes.
Dans cette ambiance euphorique, le temps et son assistant, l’horaire, comptaient peu. Vers 15 heures, comme naturellement le génie rentra dans sa bouteille, la vaisselle au lavoir, les poêlons à la remise et les juvénistes à leur coutumier.
Et moi, je logeai si bien cet événement dans ma boîte à souvenirs que mon ultraviolet n’éprouve aucune difficulté à en dégager la vivacité de ses sons, la saveur de ses crêpes, l’odeur de son printemps et le pétillement de la vie qui battait son trop plein de bonne humeur ce samedi de mai au Juvénat du Sacré-Cœur à Granby.
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(1) Ordo a chao est un concept très fécond dans toutes les cultures humaines. Toutes les religions y réfèrent d'une façon ou d'une autre et le représentent en une multiplicité de symboles. La franc-maçonnerie et un grand nombre de sociétés secrètes en font la base de leur vision du monde et de l'univers. Tout récemment, Dan Brown dans "Le symbole perdu" évoque à sa façon les expressions complexes de ce concept dans la fondation des États-Unis d'Amérique et dans l'histoire de l'Ordre des francs-maçons.
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Prochaine parution : 4- Complexe d'habitant devant la langue anglaise
Plaisir. Quel plaisir sucré. Temps des sucres sans péché.
RépondreSupprimerTemps des concourts à ceux qui goberaient le plus grand nombre oeufs... (Les Frères du SC m'ont toujours bien 'nourri'... Bravo! Fr. Fortuna... et combien d'autres.)
La neige partie, j'allais voir l'abondance de l'ail des bois... L'érablière sauvage des parulines qui m'invitaient... J'ai toujours entretenu une croyance au printemps. Animiste quand ça me sert, l'érable, sa sève printanière, me crée en 7 minutes au début du solstice d'été.
En ce temps, ailleurs, je retouve. Quel FLASH-light sur le sujet.
Merci, Flo!
n.b. Albert, bien vivant, 90+... Fr. Albert Caisse. Je lui poêlonnerais une crêpe à ce qu'il saute le souper! Il a donné "la culture de la cabane" à bien des petits gars dont j'étais. Les Frères SC étaient religieux de fonction. De plaisir, ils étaient Québécois.