samedi 26 décembre 2009

2 - Entrée au Juvénat


Sous les ailes d'un ange gardien

TOUT DÉPASSEMENT COMMENCE PAR UNE RUPTURE

27 avril 1943 au soir. Quelle journée !
Il est 9h15 p. m. On vient d’éteindre les lampes. Seules quelques veilleuses, lucioles fixées au mur, balisent la nuit au dortoir des petits. Au fond, Frère Louis-Bernard, portant toujours soutane et crucifix, chaussé de pantoufles de feutre, se glisse silencieusement entre les lits. De courts jets de lumière, comme un chien en laisse, guident ses pas et signalent sa présence.

Je me cache, la tête enfouie sous les couvertures. Ça me fait une espèce de caverne sans soleil et sans témoin. Je suis seul. Seul, immobile forcené, dans un lit qui craque à chaque mouvement.

Enfin, je peux laisser les écluses se lever sous la pression des larmes que je retiens depuis ce matin. Je ne suis pas triste, mais j’ai le coeur gros. Je dois faire le deuil de mes treize ans passés au rang St-Alexandre, le deuil de la maisonnée, le deuil de mes parents pour les récupérer en souvenirs de vie. Un torrent d’émotions superposées que toute la journée j’ai eu du mal à contenir. Maintenant, c’est la débâcle. Je renifle même. On peut m’entendre. Et je n’ai pas de mouchoir. Maman a dû oublier de munir de poches ma jaquette toute blanche.

Comme diversion, je déroule à reculons le film de cette journée en commençant par les derniers événements qui m’ont amené à mon refuge sous les couvertures blanches dans la nuit noire.

Ça fait bizarre de se promener en jaquette dans un dortoir en silence. Circulation de blancs fantômes robotisés qui glissent entre les lits et s’évanouissent sous les couvertures. Faisant semblant de rien, j’ai pu observer les arabesques que décrivaient ces fantômes avant de se fusionner aux îlots de blancheur ou d’être gobés par le noir de la nuit. . Comme eux, j’ai d’abord enfilé ma jaquette puis j’ai enlevé mon pantalon. Yvon, mon ange gardien, occupait le lit voisin. Mais au dortoir, je n’étais plus à sa charge.

On n’entendait que l’eau couler des robinets installés au-dessus de deux bassins blancs qui, côte à côte, servaient de lavabo commun. Heureusement, tous les robinets étaient occupés quand je me suis aligné pour la toilette de la nuit. J’ai pu installer en moi le rituel des lieux. À la maison on se couchait la plupart du temps « tout rond ». Ici c’est la grande toilette avant d’aller au lit.

Je note que tous les juvénistes utilisent de la pâte dentifrice. J’ai un peu peur de faire « habitant » avec ma « poudre à dents »? Personne n’a semblé remarquer mes gaucheries de non-initié. Coups de brosse en zig-zag sur les dents et un tour de débarbouillette de lin sur la figure, et je me suis empressé de me loger sous les couvertures, mon écran protecteur.

Mais voilà, c’est reparti, une autre ondée de larmes. Je fais pause, pour laisser passer le sombre nuage. Mes sanglots cessent, mon ciel redevient bleu...sombre puis, je reprends, la séquence des événements de la journée.


Les images se succèdent. La route sinueuse, le Mont Rougemont drapé des blancs linceuls en lambeaux, usés par l’hiver, papa et maman qui causent avec Frère Camille et moi qui essaie d’ajuster,comme un casse-tête, les pièces imaginées de ma nouvelle vie. Je revois Granby, une ville grise bordée par la rivière Yamaska qui, paresseuse, y a établi ses aires de repos. Puis c’est la grande arche de pierre qui nous accueille au pied du Mont.

Au sommet de cette route, le Mont-Sacré-Cœur surgit dans toute sa splendeur. Un édifice de brique-crème accueillant comme le soleil et dont les ailes semblent joindre les horizons. La haute statue du Sacré-Cœur le surmonte en son centre, pointant vers le ciel comme un paratonnerre. Ses bras étendus bénissent et protègent.

Au parloir, la grande peinture de Jésus adolescent devant les grands-prêtres, la figure d’ascète du Frère Maître, ses allures d’habitant qui me sont sympathiques, mon « ange gardien » dépourvu d’ailes, portant veston, chemise blanche et cravate bleue. Il répond au nom de Yvon Jutras et vient de La Visitation. Je suis en pays connu.

Et tout s’enclenche en marche rapide, sous le signe de l’efficacité. Mon ange nous guide, papa, maman et moi dans un labyrinthe de corridors, de salles et d’escaliers. Le linge de corps est remisé au dortoir dans un casier près de mon lit, le deuxième près des lavabos de la deuxième rangée. Ma jaquette y trouve déjà sa place sous l’oreiller.

Au deuxième plancher, Yvon me désigne le local qui sera ma salle de classe, le bureau du Frère Maître, et l’oratoire. Le reste de la valise, comprenant surtout les chaussures et les vêtements d’extérieur, est remisé au vestiaire attenant à la grande salle de récréation. Mon père rapportera la valise vide.

Vite, nous nous retrouvons au parloir. Frère Maxime (Frère Maître) et Frère Camille sont revenus saluer mes parents. Les politesses d’usage, un vaccin contre les émotions trop vives. Il y a de gros nuages à l’horizon. Papa se pince les lèvres, incapable de dire un seul mot, il me tend la main. Maman m’embrasse sans me regarder. Autrement j’aurais fondu. Pour se barrer et me protéger elle me sert un cliché : « Tu nous écriras », me dit-elle. Je promets d’un signe de tête et déjà ils ont passé la porte. D’un coup d’aile, mon ange m’entraîne dans le corridor, en route vers le réfectoire.

Ce rappel fait éclater de nouveau l’orage qui, au départ de mes parents, aurait pu inonder le parloir. Je pleure à chaudes larmes et je renifle bruyamment, lancinante lamentation de sanglots dépourvus de sourdine.

Frère Louis-Bernard m’a entendu. Son faisceau de lumière le dirige droit vers moi. Il se tient près de mon lit sans bouger, sans dire un mot, sans inquisition indiscrète. Sa tendresse silencieuse m’enveloppe, je vibre aux ondes de sa paternelle affection. Je lève un coin de ma couverture et je le regarde intensément. Je ne peux sourire mais il comprend. Porté par son affection je flotte en apesanteur comme dans un cocon. Un cocon doux et chaud comme la tendresse. Je le reconnais, je l’identifie sans le nommer. C’est le même cocon qui m’enveloppait quand je suis venu dans la maisonnée d’Hormisdas il y a plus de treize ans.

Ma deuxième famille a les mêmes traits et prodigue les mêmes attentions que j’ai déjà reçues. Ma deuxième vie commence sous les mêmes auspices. Je suis en pays connu, je m’endors, les yeux encore humides des ondées de ce printemps qui m’a vu renaître.

Maman me confia beaucoup plus tard, que se retrouvant seuls dans la Durant au retour, « ton père et moi, on a braillé comme des veaux! »

28 avril Lever et prières

Six heures, l’obsédant trépignement du marteau sur la cloche accrochée au fond du dortoir me réveille. Les jaquettes blanches, comme des chandelles éteintes, sont au garde-à-vous près de chaque lit. D’une voix forte, Frère Louis-Bernard prononce en latin des mots magiques (1) qui, répétés comme un mot de passe, mettent en branle les personnages de ce film muet, endormis sous la nuit.

Une volée de débarbouillette dans la figure, un coup de peigne, les pantalons, la chemise et les pantoufles sont enfilés, la cravate bleue est nouée, le lit est refait. Un défilé, sans signal et sans discontinuité descend l’escalier jusqu'au premier plancher, au vestiaire avoisinant la salle de récréation. Les chaussures remplaceront les pantoufles, le veston couvrira la chemise et on se retrouvera dans la grande salle de récréation, en rangs bien droits, les petits devant, tous prêts pour la montée à l’oratoire. Le discret signal d’un claquement de doigts du Frère Maître posté devant les cent trois juvénistes que compte le Juvénat depuis mon arrivée, amorce le cortège.

Il est six heures dix. Aucune brebis ne manque à l’appel.

Entre les « Notre Père », les « Je vous salue Marie » et les Gloire soit au Père », on glisse quelques prières lues dans le manuel puis, on s’assoit pendant environ dix minutes pour réfléchir sur un sujet brièvement énoncé par le Frère Maître.

6h27 met en branle un autre défilé vers la grande chapelle pour la messe quotidienne. La grande chapelle c’est beau, grand, blanc, élevé et élevant. Les Juvénistes occupent le côté gauche de la nef, les novices et les scolastiques le côté droit. Les frères-profès préposés à l’animation et au service de ces trois groupes occupent les trois derniers bancs de chaque côté, à l’arrière de la chapelle.

Après la messe, dix autres minutes d’action de grâces en silence et, au signal, génuflexion dans le tapage des agenouilloirs qui claquent sur le parquet de terrazzo (ciment poli) et les défilés de droite et de gauche s’organisent. Les novices, suivis des scolastiques, se dirigent vers l’aile droite de l’édifice. Notre réfectoire est dans l’aile gauche au premier plancher. Nous nous y rendons en rang et en silence.

Déjeuner

Au réfectoire, c’est une autre routine qui prend les commandes. On prend place, chacun à sa table, tous debout, immobiles, tournés vers la tribune des maîtres en attendant le Bénédicité récité par le Frère Maître. Un vibrant « Amen! » est suivi d’un crissement de chaises sur le plancher. Toujours en silence, tous s’assoient, excepté les délégués de chaque table, qui sont chargés d’apporter, des charriots venus de la cuisine, les plats qui nous sont destinés.


Ce matin, il y a pour chaque table une soupière pleine d’un gruau épais que l’on nous sert dans un petit bol avec une louche d’étain. (Merci maman de m’avoir aidé à apprivoiser cette substantielle céréale). S’ajoutent un plat ovale contenant une quinzaine de rôties, une assiette de beurre, un plat de jambon tranché, une cafetière pleine de chocolat chaud et un pot de lait. Les portions sont généreuses et partagées entre les sept ou huit convives de chaque tablée.

Ce sera ainsi ou presque tous les matins, 365 jours par année. Une fois par semaine, les fèves au lard, chaudes, bonnes, brunes et sucrées remplacent le jambon, des œufs apprêtés de diverses façons viendront aussi deux fois la semaine.

Quand tout le monde est servi, un vibrant « Deo gratias » transforme ce silence percé de sons métalliques en une cacophonie dont la tonalité s’accorde à l’humeur du jour.

Mon ange me présente aux membres de la tablée. Je ne sais trop comment réagir. Je suis le seul nouveau de la table. La conversation embraye à petites lampées. St-Zéphirin c’est une grande inconnue. Je n’ose pas dire que c’est plus « gros » que La Visitation.

La prière d’ « Action de grâces », qui clôt le repas, anime la fourmilière tout en la couvrant de la cape du silence. Ce sont les emplois.

Les emplois

Toute la maison est envahie d’équipes de cinq ou six juvénistes dirigés par un chef. Pendant dix ou quinze minutes, les vadrouilles circulent dans les passages, les brosses poussent la poussière au bas des escaliers, les tables sont nettoyées et les couverts remis en place pour le repas du midi. À la souillarde, il y a quatre cuves en opération: deux pour le lavage et deux pour le rinçage. Portant tablier de toile, les plongeurs redoublent de vitesse pour fournir les trois essuyeurs de chaque côté. En moins de quinze minutes toute la vaisselle est lavée, essuyée, remisée. Les linges sont mis à sécher et le plancher est passé à l’eau de javel.

Les employés affectés au réfectoire et à la souillarde travaillent ainsi après les trois repas, alors que ceux des dortoirs, des classes et des corridors ont congé le soir et peuvent se rendre à la salle de récréation immédiatement après le repas. Environ deux fois par semaine, ils devront cependant peler les patates et les carottes au sous-sol du noviciat.

Les emplois seront changés à tous les mois, ce qui permettra à chacun de s’initier aux différentes tâches que comporte l’entretien d’un foyer de plus de cent sujets. Être nommé chef c’est comme être désigné ministre au gouvernement, la marque d’une grande confiance et le signe d’une haute responsabilité.

Après les emplois, on peut jouer à une multitude de jeux dans la salle de récréation : deux tables de ping-pong, deux tables de billard, les jeux de Mississippi, d’échecs, de dames etc. Quand à peu près tout le monde a fini son emploi, une cloche annonce qu’il faut aller jouer dehors jusqu’à 8h30. Une autre cloche nous dirige alors vers le vestiaire puis, aux classes, en rang et en silence.

Dans la classe, chacun se tient debout en arrière de son pupitre. Le professeur préside la prière et la classe commence. Les cours, coupés par une récréation de quinze minutes prise à l’extérieur, dureront jusqu’à 11h30.

De sa classe. on se rend directement à l’oratoire pour la conférence du Frère Maître qui durera jusqu’ à 11h50. Il emploiera ce temps pour donner des nouvelles du monde, de la communauté, pour faire la lecture des bulletins du mois, pour changer les affectations aux divers emplois, ou pour donner les recommandations et les consignes appropriées. La conférence se termine par la récitation de l’angélus en latin puis, on descend au réfectoire, toujours en silence, pour le diner.

La même séquence sera répétée après le diner: emplois, salle de récréation, activités sportives à l’extérieur, classe jusqu’à 15h30 – collation, et pratique de sports organisés : hockey, ski, baseball ou, selon la saison, promenade en groupe jusqu’à 17h00, études et devoirs jusqu’à 17h45, chapelet à l’oratoire ou en se promenant dans la grande salle, souper, vaisselle, jeux intérieurs, jeux à l’extérieur. À 19h30, études jusqu’à 20h45, prière suivie du Salve Regina chanté et dodo.

Le dimanche, le temps sera partagé entre Dieu, la fraternité et la culture personnelle.
Dieu aura la grande part. En plus des prières quotidiennes il y a la grand-messe avec orgue et chants, les vêpres et le salut du Très Saint-Sacrement également chantés.


La fraternité se nourrit d’activités sportives organisées, de longues promenades à l’extérieur de la propriété, de visionnement de films (ONF) et surtout de la tenue des soirées de famille au moins une fois par mois.


Pour la culture personnelle il y a de nombreux temps libres consacrés à la lecture, au dessin, à la pratique de différents arts ou à des jeux.

Dimanche c’est aussi et surtout jour de visite. Chacun a droit à une visite de sa famille par mois de 13h à 15h00. Pour les autres, c’est temps libre en classe ou jeu libre à l’extérieur.
Après deux jours d’initiation, grâce à l’assistance assidue de mon ange gardien, je connaissais le Juvénat dans ses moindres recoins, je savais ce qu’on y faisait à différents moments de la journée, quelles attitudes et quels gestes on attendait de moi en toute circonstance.

J’étais chez moi, membre à part entière de la famille du Juvénat Sacré-Cœur à Granby.
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(1) Ametur Cor Jesu (Aimé soit le Cœur de Jésus ) est la devise des Frères du Sacré-Cœur. Il était de tradition de faire vibrer cette devise au lever le matin et à chaque ralliement important de la communauté. On répondait: Ametur Cor Mariae (Aimé soit le Cœur de Marie).
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Prochaine publication : 3 - L'énergie du chaos

samedi 19 décembre 2009

1 - Avant-propos





L' ÉTERNITÉ NE DURE QU'UN INSTANT, CELUI D'UNE ÉMOTION

ON EN GARDE UN SOUVENIR ÉTERNEL


Les quatre saisons de ma vie religieuse


Une image vaut mille mots. Quatre images, balises du temps, marquent mon itinéraire dans la vie religieuse de 1943 à 1971.

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Chapelle du Mont-Sacré-Cœur à Granby

24 août 1945



Ce 24 août 1945, nous sommes quarante-sept jeunes de quinze ans, couchés sur le parquet de la chapelle du Mont-Sacré-Cœur à Granby. Le prêtre, en surplis, goupillon à la main, nous asperge d’eau bénite et nous encense comme il le fait sur la tombe des défunts de tous âges en partance pour l’ultime voyage.

Ce rite simule notre mort à ce monde. Il nous confère une nouvelle identité, celle de Frère du Sacré-Cœur. Aux registres civils nous serons inscrits sous l’abréviation REV pour Révérend.[1]

La vie religieuse, une toute autre vie, dont les paramètres sont définis par les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, de même que par la pratique de la vie commune. L’icône d’un raccourci de la vie dans le Royaume de Dieu, une nouvelle famille dont l’arbre généalogique plonge ses racines dans l’au-delà de la vie terrestre.

Après l’année canonique du noviciat qui nous initiera à ces nouvelles conditions de vie, nous serons engagés dans la milice de l’Église sous le mandat confié à par le Saint Père à notre congrégation.

La Congrégation des
Frères du Sacré-Cœur fut fondée à Lyon, en 1821, par le Père André Coindre. Les premiers frères se donnèrent comme mission de se faire proches des jeunes délaissés, de leur enseigner un métier et de les aider à trouver un sens à leur vie avec Jésus pour guide.

En 1872, quatre Frères du Sacré-Cœur ouvrent une première école à Arthabaska. En 1945 la congrégation compte au Canada près de 1200 profès oeuvrant dans une centaine de maisons d’éducation, la plupart d’entre elles établies au Québec. Au chapitre général de 1946, à Paradis en France, l’Institut compte 2018 profès et 156 novices, pour atteindre son sommet en 1964. À ce chapitre, on dénombre 2894 profès et 174 novices dans le monde dont environ 1500 sont répartis dans les
sept provinces communautaires canadiennes et leurs districts de mission.

En 2006, on ne compte plus que 1192 profès et 35 novices dans le monde[2] dont moins de trois cents sont regroupés dans l’unique province communautaire du Canada qui loge son administration provinciale à Arthabaska.

Ces chiffres parlent. Ils nous donnent déjà une petite idée des turbulences que connaîtront les virtuels « morts au monde » qui ont répondu à l’appel de Jésus, en ce 24 août 194
5. Jusqu’à un certain point, leur nouvelle identité, leurs nouvelles conditions de vie dans leur Royaume de Dieu miniature, étaient mirages. La mission les ramènera vite à leur terre d’origine malmenée par les vents de changement qui ont soufflé sur la deuxième moitié du XXe siècle.

Humble mais déterminante mission que celle de l’éducation des défavorisés et des laissés pour compte de la société. Mission qui s’astreint à la patiente épellation du monde et de ses langages afin d’en mieux comprendre les mystères et de mieux communier à sa dynamique.

Se tenir branché à l’au-delà du monde pour être toujours porteur de sens et de vie sur la brèche de ce monde, tel est et tel a toujours été le programme du religieux. Un équilibre que le plus averti des funambules aurait du mal à tenir. Pour le religieux-frère chargé de maintenir cette flamme allumée dans l’œil de l’ouragan qui a frappé la dernière moitié de ce siècle, c’était presque ‘mission impossible’.

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Église de Saint-Jovite-des-Monts, 1952

Le frère, un factotum du tissu communautaire



Un dimanche quelconque de février à l’église paroissiale de Saint-Jovite, il y a grand-messe à 9h30 comme d’habitude. J’ai place au chœur. J’y occupe la fonction d’assistant du Frère Olivain, le pilier des Frères du Sacré-Cœur dans cette paroisse. Il y enseigne depuis plus de vingt ans. Il est responsable des enfants de chœur et des servants de messe. Ce dimanche-là, il est absent. Je le remplace. C’est le vicaire qui officie. Avant son sermon, Mgr Mercure, LE Chanoine des Laurentides, curé de la paroisse depuis 1932, est agenouillé sur son prie-Dieu couvert d’un velours rouge. Il porte un surplis orné de broderies et de fine dentelle sur sa soutane ceinturée de violet. Il semble perdu dans son monde intérieur, celui de sa prière.

De chaque côté du chœur, une vingtaine d’enfants de tous âges portant la soutane rouge et le surplis blanc empesé par leur mère font la décoration et la fierté de la paroisse. Ils ont la consigne, souventes fois répétées, de bien se tenir.

Comme toujours, l’église est pleine à craquer. Chacun est à la place qu’il a dû retenir à l’encan du premier dimanche de novembre précédent. Frère Louis-Adélard, directeur de l’école Sacré-Coeur, qu’on appelle « collège », est au jubé avec la chorale et le plus jeune des frères, le frère Jean-Bernard.
.
Les bancs d’en avant sont réservés aux élèves qui ont pris leur rang à l’école avant de se rendre à l’église, les garçons d’un côté et les filles de l’autre, bien surveillées par les Soeurs de la Sagesse. Les frères Ronald et Arthur ont accompagné les élèves de l’école à l’église et ont noté leur présence.

Moi, j’ai une claquette à la main et je m’initie à son maniement. Par un ou deux coups, je dirige les levées et les agenouillements des fidèles pendant le Saint Sacrifice. Je suis nerveux comme si je devais orchestrer les harmonies de l’ONU.

Les Frères des années 50 étaient des rouages importants à tous les offices religieux de la paroisse.

L’après-midi de ce même jour, il y a transposition d’images. Je me retrouve à St-Rémi-d’Amherst, petite localité située à une trentaine de kilomètres de St-Jovite. Je porte toujours la soutane et le képi en peau de mouton des jours d’hiver. J’ai pris place dans l’enclos de la patinoire réservé aux joueurs. De maître de chœur, je me suis transformé en coach de hockey. Je dirige l’équipe de l’École Sacré-Cœur, des jeunes de 12-14 ans.

Des fans du village nous ont transportés ou accompagnés en auto et même en « pick-up ».faisant avec clochettes et flûtes un boucan du tonnerre. Malgré un froid qui frise le zéro Fahrenheit, il y a plein de monde tout autour de la patinoire. C’est la deuxième rencontre de l’année entre les deux équipes. L’effervescence est à son zénith, comme si le souffle du monde était accroché à l’issue de ce match.

Les frères de ce temps, des factotums de toute activité sociale, culturelle et sportive. On les retrouve dans les chorales, les corps de clairons, les clubs de jeunes naturalistes et les ciné-clubs, ou comme responsables de la JEC, de meutes de scouts, etc. Ils montent des pièces de théâtre, organisent des tournois, mobilisent des levées de fonds, donnent du ton aux processions et au feu de la St-Jean, et quoi encore.

Les Frères de ce temps, des ‘morts’ bien vivants. Bien que distincts du monde ‘ordinaire’ par leur habit et leur style de vie, ils sont dans ce monde de toutes les corvées et de toutes les activités qui visent à resserrer le tissu social. Une bénédiction pour les paroisses !


Place St-Pierre – Rome octobre 1958

Jean XXIII, la charnière du plus important aggiornamento de l’Église catholique




Je suis sur la Place Saint-Pierre, bousculé par la foule, toujours en soutane et coiffé en plus du chapeau romain. La fumée blanche vient d’annoncer le fameux « Habemus papam! ». C’est le rondelet Cardinal Roncalli qui apparaît au balcon pour donner la bénédiction « urbi et orbi » aux fidèles du monde entier. Il remplace l’éminent Pape Pie XII décédé le 9 octobre 1958 -le jour de mon entrée en Italie- après un pontificat de dix-neuf années vécu au milieu de la tourmente de la 2e guerre mondiale.

Ce nouveau pape ne figurait pas sur la liste des ‘papabili’ Il est âgé et ce sera un pape de transition prédisent les commentateurs, comme pour s’excuser de ce mauvais choix du successeur de saint Pierre.

Ironie du sort ou astuce de l’Esprit-Saint, c’est Jean XXIII qui sera, avec le concile Vatican II qu’il convoque, la charnière autour de laquelle l’Église entière accomplira dans sa théologie, sa liturgie et dans ses relations avec le monde un virage à 180 degrés, la plus importante transition qu’Elle n’ait jamais faite de son histoire.

Je suis inscrit avec une centaine de frères de toutes les congrégations et venus de toutes les parties du monde à l’Institut Jesus Magister de la vénérable
Université Pontificale du Latran. Les supérieurs généraux des différentes communautés de Frères Éducateurs avaient flairé le vent des changements qui soufflait déjà sur l’Occident. Ils avaient compris qu’il ne suffisait désormais plus de savoir par cœur le petit catéchisme, ce résumé du concile de Trente. Jusqu’alors, dans toutes les universités pontificales, les facultés de théologie étaient réservées aux clercs. L’université du Latran accepta d’ouvrir un institut ad hoc qui offrirait aux Frères Éducateurs un programme d’études de quatre ans en sciences religieuses. Nous devions être près d’une centaine de frères à fréquenter cet institut, dont huit frères du Sacré-Cœur (six Canadiens, un Espagnol et un Américain).

Nos premiers cours nous furent donnés en latin et avant de commencer la session, il nous avait fallu prononcer le serment antimoderniste. Malgré cette omniprésence de la tradition dans cette enceinte de l’Église, ces trois années à Rome seront la charnière qui marquera pour moi aussi un point tournant de ma vie, de mes pensées, de mes valeurs, de mes questionnements, de ma foi et de mes engagements.

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Terre des Hommes Montréal Octobre 1967



Je suis à Terre des Hommes sur le site de l’Expo 67. Je ne porte plus de soutane ni de crucifix. On est une cinquantaine. Quelques frères en tenue sportive et des jeunes de seize à vingt ans. On fait la farandole sur les terres de l’Expo 67. On nous a maquillés sur le front ou sur la joue des fleurs de toutes les couleurs, emblème de la « Flower power » des hippies.

Avec quatre autres frères et environ 50 garçons et filles de Montréal-Nord et des environs, nous venons d’ouvrir l’Arche des Jeunes. Une formule toute nouvelle de la Pastorale des Vocations.

Autour de nous, tout le monde vit la première étape de la bascule de ce siècle. Suite à Vatican II, les officiants ne tournent plus le dos au peuple pour dire leur messe en latin, mais célèbrent l’Eucharistie à la table de communion, en langue vernaculaire, (le français pour nous). Le Québec des porteurs d’eau prend les commandes de son économie et de son destin; les religieux ne portent plus leur costume distinctif; les communautés de frères et de sœurs mettent sous veilleuse leur rivalité traditionnelle pour fusionner dans la création d’écoles normales communes. Au lieu d’attendre sa destinée des astres, l’Homme se pose sur la lune, et au lieu de préparer la guerre, les nations réunies à l’ONU tracent les sentiers d’une paix « durable ».

Les jeunes frères morts au monde sur le parquet de la chapelle du Mont-Sacré-Cœur ressuscitent et reviennent vivre de nouveaux engagements dans un monde et un Québec renouvelés. Quatre temps d’une vie, les quatre saisons de mon passage dans la vie religieuse.



Le défi de Mémoires à l’ultraviolet vol. II



En épilogue, l’image-défi qui condense les mille mots de mon ultraviolet, c’est celle que je contemple du haut de mes 80 ans, à la tombée des premières neiges, au pied de la croix du Mont-Royal. C’est la brunante. Je suis fasciné par les myriades de points lumineux qui allument la ville et la nuit comme un arbre de Noël. La lancinante interrogation que ce paysage pointé d’étoiles terrestres fait surgir en moi me porte et m’emporte. Dans ces rues, derrière ces murs, sous ces lumières scintillantes il y a des vies qui battent, des émotions qui vibrent, des destins qui se nouent, des baumes qui couvrent des plaies béantes, une humanité qui en vacillant poursuit ses conquêtes et ses libérations.

Révéler l’âme du XXe siècle qui transpire à travers l’image des quatre saisons de ma vie de religieux frère du Sacré-Cœur, telle est la raison principale du volume II de mes Mémoires à l’ultraviolet.


Non, la vie religieuse n’a pas été qu’une histoire d’institutions ni le fait de morts vivants, d’extra-terrestres robotisés qui auraient selon les annales de l’histoire occupé nos espaces le temps d’un matin. Le tsunami qui a arraché des toits, saccagé des traditions, transformé le paysage du Québec et de tout l’hémisphère occidental n’a pas éteint la flamme qui animait ces naufragés du deuxième versant de ce siècle. En leurs demeures qui portaient l’effigie d’un autre monde, les frères ont fêté, pleuré et ri, prié et combattu, douté et prêché. Bref, ils ont, comme d’authentiques membres d’équipage, affronté la grande tourmente et apporté à de nouvelles terres la flamme indéfectible de leur quête de sens et d’amour.


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Pour en savoir plus sur la vie religieuse et ses saisons au XXe siècle, un clic sur Avant-propos 2

(1] Même après 1971 mon titre de religieux indiqué sur le permis de conduire par l’abréviation REV (pour Révérend) me sauvera d’une amende de 50$. « Que signifient ces trois lettres REV » me demande l’agent de circulation? Voyant que j’étais avec femme et enfant il me souffle la réponse., « Pasteur protestant ou quelque chose comme cela? » J’acquiesce sans mot dire. Et je repars avec sa bénédiction!
[2]Cf la courbe de l’évolution des effectifs au rythme des chapitres généraux, de 1821 à 2006 Tiré de Annuaire de l’Institut 1906-2006 - -p. 151

[3] Cf
. Sommaire provisoire du vol. II

Prochaine publication : 2 - Entrée au Juvénat

samedi 5 décembre 2009

Mémoire à l'ultraviolet - Vol. II - Sommaire



Frère Éducateur dans l’vent des changements

Auteur : Florian Jutras. Né en 1929, professeur pendant plus de cinquante ans, dont 25 comme frère-éducateur, il a vécu les profonds changements connus au Québec pendant cette période, Il en témoigne ... clic,
Lire également Volume I : Un p'tit gars du rang St-Alexandre

Collaborateurs:
Correction : Eddy Nault et Lionel Pelchat Conseiller blogueur : Jacques Ducharme et Jean Trudeau Recherche : Maurice Nadeau Webmestre : Clément Jutras

SOMMAIRE



1 - Avant-propos De la prise d’habit à la sécularisation (1943-1971)

Les quatre saisons de ma vie religieuse

LA FORMATION 1943 – 1947






Frère éducateur sous l’ancien régime 1947-1958



À Rome, sous le souffle de Vatican Rome, n II (1958-1961)


Au Québec, dans la mouvance de la Révolution tranquille (1961-1971)