samedi 6 mars 2010

12- Conversion aux participes passés






Le temps fait plus de convertis que la raison.
[Thomas Paine] Extrait de Journaux de la crise

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C’est le matin, après la messe. Je prends place à la table des professeurs. C’était une coutume, le frère Maître invitait un novice à prendre ses repas à sa table pour une période de deux ou trois jours. Une table à huit places, montée sur une tribune d’environ huit pouces de hauteur. La tribune est adossée au mur qui donne sur la salle de récréation. Frère Cyprien, au centre, fait face aux huit tables que comprenait le réfectoire du Noviciat. À sa droite, frère Baunard, sous-maître et professeur de la classe Ste-Thérèse; à sa gauche, frère Léonidas, préposé aux travaux. L’autre côté de la table était occupé par les frères Bonaventure, professeur de la classe St-Jean-Berchmans, et Clémentin, jeune profès de la fournée précédente qui avait la fonction de sacristain. J’étais face au frère Léonidas et à la droite du Frère Clémentin.

C’était silence pendant tout le temps du déjeuner car nous étions en période de l’Avent. Le novice en charge était venu servir les plats du repas : du gruau, un carré de beurre, des rôties refroidies, un plat de fèves au lard, un pot de lait et une cafetière pleine de café d’orge.
[1]

Selon la coutume de ce temps de carême, un novice faisait la lecture de la biographie de je ne sais quel saint. J’étais distrait, les mots volaient à la dérive dans le réfectoire sans que je prenne la peine de les rattacher pour leur donner un sens. Ils me portaient même comme sur un nuage au-dessus des terres du rêve.

Tout à coup, un éclair. Un éblouissement d’un instant comme le déclic d’une camera qui imprime une image sur une pellicule photographique.

C’était clair, évident même, avec les flèches appropriées et les symboles syntaxiques au-dessus des mots. Toutes mes attentions convergeaient vers l’impact de cette illumination intérieure. Je venais de voir, comme incrustés dans la gélatine de mon esprit, la règle complexe de l’accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir.

Avant cette expérience, je pouvais réciter cette règle. Mais quand il fallait l’appliquer en dictée ou en composition, je cafouillais ou je ne reconnaissais tout simplement pas ces conditions : un auxiliaire avoir, un participe passé et un complément direct en bonne position pour commander l’accord.

À partir de ce moment, tout devint clair. Non seulement clair, mais même automatique. Je n’avais plus à réfléchir. La cueillette des pommes dans « les pommes que nous avons cueillies » s’habillait au féminin pluriel, comme ça, naturellement, automatiquement, comme les liaisons appropriées lient les mots du débit verbal ou que les accents toniques amplifient les bonnes syllabes.

N’eût été le silence, j’aurais crié mon eurêka, car on m’avait déjà raconté l’histoire d’Archimède ébloui par une telle force qu’il en fut projeté hors de sa piscine sans penser à s’habiller. J’étais converti à jamais, sans trop comprendre la loi régissant les participes passés qui se marient avec un certain avoir ayant (comme témoin) un complément bien positionné. J’ai eu par la suite l’occasion de le vérifier. Après cet événement, le nombre faramineux de fautes qui émaillaient mes textes avait diminué et jamais plus on ne retrouva de participes passés désaccordés.

J’étais encore sous l’effet de ce choc lorsque, le lendemain, au même moment et au même endroit, alors qu’on lisait le récit de la conversion de saint Paul, j’aurais pu crier un autre eurêka. Il y avait similitude flagrante entre les deux conversions. Un éclair, et tout ce qui était obscur paraissait subitement clair. Et la conduite en était changée pour toujours. Saint Paul mit trois jours à s’en remettre, moi, quelques minutes. Et pour cause. Entre le Christ et le participe passé il n’y a pas de commune mesure.

Cet événement tout intérieur a mûri en moi, dans le silence, sans concept ni aucune verbalisation, à la manière d’une viande qui macère dans un vin corsé. Une insinuation à peine perceptible, pleine de doutes, sans preuves, mais qui s’impose comme la rosée, au point de mouiller toute la surface avant de perler en gouttes bien identifiables.

Se peut-il que les conversions, les miracles que l’on raconte avec grand fracas de coups de baguettes magique ou divine, soient aussi munis d’un déclencheur naturel fort simple, commun, comme celui qui fit découvrir à Archimède la loi du comportement des solides dans un liquide, à saint Paul la vraie nature du Christ et à moi, celle de l’accord du participe passé conjugué avec avoir?

En fond de scène se profilaient le passage de la Mer Rouge par Moïse, la multiplication des pains, et même les noces de Cana. Pour l’instant, je ne mis rien en doute, mais un doute permanent, informe, général, s’était, par cet événement, insinué dans ma raison et devait accompagner mes interrogations et mes futures recherches de sens.

Des coups de craie qui changent un destin

Ce titre énigmatique coiffe un autre événement banal mais déclencheur pour moi d’une irréversible sortie des eaux.

Au fond de moi-même j’étais plutôt timide, portant en tout et devant tout un assez lourd complexe d’infériorité. Ce complexe me barrait. Je n’osais me produire sur aucune scène ni prendre quelque initiative que ce soit. Il était fondé sur plusieurs expériences et sur des inaptitudes reconnues. Ainsi, je devais faire partie du groupe initial qui, sous la direction du frère Richard, chanterait quelques chansons dont « Il était un petit navire »… lors de la visite du consul d’Haïti. Je fus vite déclassé. Pendant que l’on répétait, le frère Richard se promenait dans les rangs et tendait l’oreille près de chacun des chantres de cette manécanterie en voie de formation. Il a dû vite se rendre compte que je faussais à toutes les deux notes. Je fus délicatement écarté du groupe.

Je n’ai jamais produit aucun numéro à aucune des nombreuses soirées de famille que nous tenions tant au Juvénat qu’au Noviciat. Dans les sports j’étais nul et je notais que lors des récréations libres ou des rencontres entre juvénistes, novices et scolastiques, personne ne recherchait ma compagnie. En composition, on n’a jamais lu aucun de mes textes comme un écrit qui méritait quelque mention.
[2] Et ne parlons pas du dessin! Frère Césaire souriait de pitié lorsqu’il recevait mes devoirs de dessin.

La galerie de Noël

Une semaine avant Noël, tous les tableaux noirs de toutes les classes du Mont-Sacré-Cœur étaient réservés aux dessins de Noël. Tout le monde ou presque avait son petit coin de tableau à décorer à la craie de couleurs.
[3] Au Juvénat, je m’étais dérobé, me jugeant à juste titre non qualifié pour relever ce défi. Au Noviciat, on était désigné d’office. Je ne pus donc me dérober. Avec craintes et tremblements, je choisis une carte de Noël pas trop compliquée à reproduire. De plus, j’utilisai une espèce de rétroprojecteur qui permettait de reproduire le canevas du dessin à la dimension souhaitée. Une chaumière avec cheminée recouverte de neige bleutée, un ciel bleu étoilé, un sapin couvert de son hermine de neige, un sentier et un écureuil à peine visible qui se cachait sous les branches du sapin.

Je mis beaucoup de temps et d’application à reproduire ce dessin. Je demandais conseil aux plus expérimentés. Les dessins du frère Bernardin (Charles-Omer Dion) déclenchaient chaque année de la part des visiteurs des « WOW » admiratifs. Il ne toucha pas à MON dessin, mais il me conseilla avec toute la suffisance du grand maître conscient de son importance.

Tout devait être terminé à 20h00, le soir de l’avant-veille de Noël. La veille de Noël était une journée consacrée à la prière et au silence en préparation de la grande fête. De plus, on devait toiletter et décorer tout le Noviciat. Il y aurait grande visite le lendemain dans toute la maisonnée. À 19h30, l’avant-veille de Noël, j’avais mis une dernière touche à mon dessin et je l’avais signé. J’en étais fier, très fier. Naturellement, il ne pouvait soutenir la comparaison avec les œuvres des maîtres signées frère Bernardin ou frère Conrad, mais il me plaisait. Je m’éloignais un peu et je l’examinais sous tous ses angles comme si j’eus été évaluateur à un encan de tableaux célèbres. Mon dessin était au centre du tableau noir sur le mur arrière de la classe. En ouvrant la porte, on ne pouvait pas ne pas le voir. Ce soir-là, ma fierté m’a semblé remplir tout le tableau. Et cette nuit-là, j’ai vu des anges voler au-dessus de mon tableau qui prenait les couleurs des rêves que je faisais.

La fierté c’est le préambule de l’assurance. Et le rêve en est le moteur. J’étais parti pour la vie.

Le Jour de Noël

Noël commençait par la sonnerie de minuit moins vingt qui nous donnait rendez-vous à la grande chapelle pour minuit moins cinq. À minuit, il y avait procession des officiants accompagnée d’un vibrant Minuit chrétiens qui résonnait comme venant des profondeurs de l’abîme.

Le célébrant, l’abbé Gagné, tenait au bout des bras un Jésus de cire qu’il déposait dans la crèche dressée devant l’autel de saint Joseph. Le défilé traditionnel des airs graves et joyeux de Noël dansait en farandole dans la chapelle pendant toute la durée de la cérémonie : Gloria, Adeste fideles, Il est né le divin Enfant, Çà Bergers, Les anges dans nos campagnes, etc. Après les trois messes, d’autres traditions prenaient la relève : Chacun retournait à ses quartiers en silence. Au réfectoire, on se donnait de vigoureuses poignées de main, le réveillon débordait de gâteries, puis on chaussait les patins pour une bonne vingtaine de minutes de patinage sur des airs de Noël ou sur des valses de Strauss. On rentrait avec une certaine fébrilité car il y avait dépouillement de l’arbre de Noël dressé au fond de la salle. Des cadeaux de toutes natures y étaient arrivés pendant la nuit. Vers trois heures, on montait se coucher. Le réveil était prévu pour 8h30. Toilette, déjeuner et emplois puis, les scolastiques et les novices s’alignaient dans le grand corridor du premier plancher à la rencontre des juvénistes et des autres frères pour la poignée de main et l’expression des vœux. Les quatre groupes se mêlaient et se dispersaient dans toutes les directions. C’est alors que j’invitai deux juvénistes mieux connus à venir voir MON dessin.

Les pupitres des classes avaient été disposés le long des tableaux de façon à ce que les visiteurs puissent circuler librement. Les félicitations, empressées ou de condescendance, fusaient de partout et pour tous les dessins. Je savourai les miennes comme un bonbon qu’on n’ose croquer pour le garder plus longtemps dans sa bouche. Le summum fut lorsque, un peu après la grosse foulée des visiteurs, le frère Césaire, qui était devenu Maître des Juvénistes, se présenta dans la classe Ste-Thérèse. Il s’arrêta plus longtemps, me semblait-t-il, devant mon œuvre que devant celles des autres. Il se pencha même pour bien identifier l’auteur et, me voyant en se retournant, me félicita chaleureuse-ment.
Ce fut pour mon ego, la consécration suprême faisant de ce Noël, LE Noël de ma vie.

Ces quelques coups de craie m’avaient fait une renommée. Au mois de février, frère Ovide, qui enseignait au scolasticat, m’appela pour former un groupe d’initiation à la peinture. J’en fus gonflé de confiance. L’initiation était de base. Frère Ovide, homme méthodique, nous faisait mélanger des couleurs et les étendre dans de petites cases aménagées à cet effet. Rien pour mousser une carrière en peinture ou pour donner de l’élan à des talents enfouis. Mon tableau avait déjà produit ses principaux fruits. Il m’avait gonflé de confiance en moi. Je marchais la tête haute. Rien ne m’était plus impossible.


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[1] Pendant tout mon temps de formation on servait aux juvénistes comme aux novices et aux scolastiques un chocolat au lait chaud et à peine sucré. La « râpe » (résidu) du chocolat se ramassait au fond du pot et était la portion du dernier servi. Les professeurs et les frères de service au Mont avaient droit au café, mais en temps de carême et de l’Avent, on leur servait un café d’orge. J’y ai goûté, un petit goût âcre qui avait la saveur de l’exotisme.

[2] Il y avait bien eu la dissertation de dix pages en 9e année qui m’avait mérité certains applaudissements. On avait vanté le volume mais aucun texte n’avait été lu en public.

[3] Les tableaux noirs avaient au préalable reçu une couche d’ « alabastine ». Cet enduit fait d’une poudre délayée à l’eau donnait à tous les dessins un fond blanc qui faisait ressortir davantage les couleurs que le noir de l’ardoise.

Prochaine publication : # 13 - Le Noviciat, serre chaude de vie spirituelle

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