samedi 6 novembre 2010

29- Pas de vin nouveau dans de vieilles outres



Il leur dit encore une parabole: Personne ne déchire une pièce d'un vêtement neuf pour la rajouter à un vieux vêtement; autrement on aura déchiré le neuf, et la pièce prise au neuf jurera avec le vieux .







Personne non plus ne met du vin nouveau dans de vieilles outres; autrement, le vin nouveau fera éclater les outres, et alors il se répandra et les outres seront perdues. Luc, 5,36-37)

 

Au mois d’août 1961, à mon retour de Rome, j’ai été nommé professeur au noviciat à Granby. Au mois de juin 1971, je quittais la communauté dans laquelle j’avais vécu heureux pendant 28 ans. Je n’aurais pas pu prévoir un tel dénouement. Que s’est-il passé ? J’essaie de vous le raconter dans les feuilletons qui suivent.

Mon curriculum vitae pendant ces dix années pourrait se formuler ainsi :

1961-1963 - Professeur au Noviciat de Granby ;
1963-1967 - Pastorale des vocations (recrutement) et Office catéchétique de Saint-Jérôme;
1967- 1971- Arche des jeunes - Office catéchétique de Saint-Jérôme et Collège Marie-Victorin (à temps partiel);
Juin 1971 – Sortie de communauté.

En bref, voici le fond du décor de ce cheminement.


Pour mieux comprendre ce qui s’est passé, il est bon de garder à l’esprit que cette décennie a été marquée par une mouvance généralisée vers le monde moderne qui affectait à la fois l’Église, l’État et, en ce qui nous concerne, les congrégations religieuses rattachées par leurs constitutions à l’Église et, par entente, à l’État. (Globalement la catégorie des religieux frères et des sœurs dédiés aux missions d’éducation, de soins de santé et de services sociaux.  Ils étaient plus de 60.000 au Québec dans les années soixante).


Mouvance de l’Église – Ouverture au monde

Le Concile Vatican II

Le 29 janvier 1959, le pape Jean-XXIII annonce la tenue du concile Vatican II qu’il inaugure le 11 octobre 1962. Les délibérations du concile se répartissent en quatre sessions. Le pape Paul VI qui succède à Jean-XXIII (décédé le 28 mai 1963) préside les trois dernières sessions et clôture le concile le 8 décembre 1965.

Jean XXIII voulait rajeunir l’Église et l’ouvrir au monde de ce temps. La plupart des conciles antérieurs tenus par l’Église portaient sur la définition de la doctrine catholique et sur les normes morales à observer par les fidèles. Le concile Vatican II sera résolument pastoral. Il rendra la Bonne Nouvelle plus audible pour les gens de notre temps.

Depuis 325, l’Église s’était surtout employée à édifier le Royaume de Dieu sur terre en des îlots séparés du monde, visant à tout incorporer et à tout subordonner au règne de Dieu. Elle était pour ses fidèles et pour le monde la « Mater et Magistra ».

Au concile Vatican II, elle opère un virage à 180 degrés. Elle proclame l’universalité du salut déjà accompli en Jésus pour toute vie, redéfinit pour ses fidèles et pour les hommes de notre temps la portée et le sens de sa mission et indique sa volonté de collaborer avec tous à l’instauration d’une paix durable et à l’amélioration des conditions de vie des plus pauvres de ce monde. Elle sera le levain dans la pâte, l’annonciatrice de la Bonne Nouvelle de salut pour tous. Ce virage amorcera de nombreux changements quant à la vie en Église et principalement quant à l’exercice de sa mission apostolique.

Mouvance du Québec – Vers la Modernité (1)

La Révolution tranquille

Avec la mort de Duplessis et l’avènement de Jean Lesage, le Québec entreprend aussi un virage dans le même sens. Le Québec monolithique, qui tenait le principal de ses attaches et de ses références à ses traditions et au passé, se diversifie et se tourne résolument vers l’avenir. Il entreprend une marche rapide vers la Modernité. Les transformations qui accompagnent ce mouvement sont majeures. Le Québec entend occuper tout son territoire et prendre toutes ses responsabilités d’état souverain. En 1971, il aura complètement changé de peau.

Mouvance des congrégations religieuses - Vers la sécularisation

Les frères et les sœurs de par leur état de vie et leurs fonctions, ont baigné dans cette double mouvance qui affectait le Québec et l’Église. Les transformations qu’ont connues les congrégations religieuses pendant cette période sont nombreuses et significatives. Ces modifications vont dans le sens d’un accès plus facile à la Modernité et d’une ouverture plus grande au monde dans lequel elles accomplissent leur mission.

Cette double mouvance les conduira jusqu’à la sécularisation de leurs institutions et celle d’un grand nombre de leurs membres.

Pour l’Église et pour l’État, les sœurs et les frères, dans leur domaine respectif (santé et éducation) ont été successivement les précurseurs, les accompagnateurs et le terme des changements opérés par la Révolution tranquille et par le concile Vatican II.

Précurseurs, de l’Église ouverte au monde, ils étaient déjà tournés vers le monde pour lui apporter lumière (éducation) et vie (santé) alors que l’Église des clercs se préoccupait principalement de ramener les brebis perdues dans le bercail.

Accompagnateurs, ils n’ont pas boudé ni la Révolution tranquille, ni le Vatican II, ils ont épaulé les deux « incarnations » dans le monde et dans la Modernité.

Le terme, leur rôle a pris fin avec la sécularisation de leurs institutions et d’une grande partie de leurs membres.

Il faut ajouter sur ce fond du décor d'autres couleurs, une espèce de flash stroboscopique qui anime ce décor et qui éclaire davantage peut-être les scènes qui s’y dérouleront.

Fond du décor 2

Deux courriels et un six secondes à la radio m’ont tapé en plein front et réveillé l’ultraviolet. Premier courriel de mon ami Jacques. (2)

Non, me dit-il, dans les années 60-70 mon épiderme n’a pas frémi à Vatican II mais à la Révolution tranquille. «j'accorde beaucoup d'importance à la Révo-Tranq. Peu ou pas à l'épi-phénomène Vac II.


Que trop vrai ! On retourne plus vite qu’un escargot à sa coquille.

Et Jacques ajoutait : « Mon vote « vital » n'allait plus à un dieu, à une tradition transmissible, à une pression sociale. J'ai mis mon vote dans une urne référendaire: vivre libre ou pas! C’est campé. Il n’y a qu’à attendre la scène, les scènes.

Deuxième courriel : Un archer de la première époque. Daniel. Il m’envoie cinq souvenirs de l’Arche des Jeunes. Ah oui! Les jeunes, la jeunesse ! (3)

C’est un grand pan du décor des années 60-70. Le principal peut-être. Les jeunes, les hippies, les jeunes et leurs folies. Mais aussi, la musique. Trois de ses cinq souvenirs vibrent de la musique du temps…Les Beattles, Jimi Hendrix

Six secondes à CKOI

Au réveil, ce matin, à la radio, Sylvain Cossette avec qui on cause des « sixties » et « seventies » ne parle que de musique, la musique chaude, trépidante, saccadée, éclatante du temps.

Trois pans du décor incontournables : LIBERTÉ, JEUNESSE, MUSIQUE.

Comment suis-je passé à côté ?

Je suis un handicapé de la musique, je rêve une jeunesse que je n’ai pas vécue, je m’enferme si facilement dans mes catégories. Alors que la vie battait son plein dehors.

Voilà pour vous de bonnes raisons de m’accompagner sur le parcours  de ces dix ans charnières qui ont refait notre monde.

C’est devant ces fonds de scène mouvants qu’en juin 1971, sans aucun regret, avec un peu de tristesse, j’ai décidé de continuer en dehors de ma communauté les engagements sociaux et religieux qu’elle avait nourris et développés en moi par de si bienveillantes attentions. Je lui en serai toujours reconnaissant.
Pour une analyse plus détaillée de ce Fond du décor, cliquez ici .
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1961 Professeur au noviciat

À mon arrivée, le Mont Sacré-Cœur étalait le lustre de sa magnificence d’automne naissant. Le verger était chargé de pommes rouges en attente des cueilleurs. La vigne bleuissait lentement ses raisins. Au fond du jardin du Noviciat, des rangées de glaïeuls multicolores attendaient la prochaine fête pour monter sur les autels. Toutes les allées, droites, impeccables toilettées et en position de garde-à-vous suivaient le va-et-vient des passants.

À l’intérieur, rien de bien changé non plus depuis quinze ans. Le Juvénat regorgeait de nouvelles recrues, quarante-trois postulants de Montréal et de Granby venaient de prendre l’habit et plusieurs scolastiques commençaient leur troisième année au Scolasticat-École-Normale en vue de l’obtention de leurs brevets d’enseignants et/ou du baccalauréat es arts.

Bien que la province communautaire de Montréal fût séparée depuis plus de douze ans de la province de Granby, j’étais en pays connu au Mont-Sacré-Cœur, j’y retrouvais quelques amis et plusieurs figures sans me dire leur nom m’étaient familières. On m’accueillit chaleureusement. D’emblée, on me faisait grande place et toute confiance. J’arrivais de Rome !

Frère Florentien, Maître au Noviciat depuis 1946, avait affermi ses positions sur tout son domaine. Il avait transformé en potager une bonne partie du terrain qui, devant la grotte, jouxtait la cour de récréation. Il y cultivait une grande variété de glaïeuls rares et une non moins importante diversité de légumes presque tous parvenus à maturité. La prospérité et le bon ordre se lisaient partout.

Au souper, après la lecture de la vie du saint du jour, le frère Maître me présenta aux novices avec sa généreuse affabilité coutumière. À la table du Noviciat il était accompagné des frères Jean-Berchmans et Placide. Frère Jean-Berchmans avait fait des études en sciences religieuses à l’Université de Montréal. Il était chargé des cours de Bible. (Une nouveauté au programme d'études religieuses du noviciat.  Le frère Placide enseignait au Noviciat depuis 1949. Il donnait le cours d’Histoire de l’Institut. On m’avait réservé le cours de « Perfection chrétienne et religieuse » qui devait être basé sur le manuel utilisé depuis toujours et dont l’auteur s’effaçait dans la nuit des temps. (4)  La table était mise, les jeux étaient faits, à moi la donne.

Pas de vin nouveau dans de vieilles outres

J’avais peu de souvenirs du « Manuel de perfection chrétienne et religieuse » qui était au programme lorsque j’avais fait mon noviciat en 1945-46. À le feuilleter, je fus pris d’une allergie viscérale incurable. Le vocabulaire utilisé m’irritait les neurones.

Ce manuel ne s’adressait pas à l’homme de notre temps, en chair et en os, doué d’intelligence, engagé dans des luttes ardues pour le triomphe de l’amour sur la haine, de la justice sur l’opprobre, de la paix sur la guerre. Il s’adressait à son âme. À son âme détachée de son corps, souillée par la chair. Une âme à laver du péché, en quête d’une pureté de verre taillé. Prisonnière de la matière opaque et lourde, elle était condamnée à la soumission et à la souffrance ici-bas afin de se mériter à la fin de ses jours une place de choix dans un ciel immatériel situé dans l’au-delà du temps et de l’espace, à chanter avec des anges émasculés de toute émotion, les louanges d’un Dieu régnant en majesté sur un univers tout ordonné à sa gloire.

Je charge ? Je caricature ? Hélas ! Si peu. Voyez par vous-mêmes:

Le manuel de perfection chrétienne et religieuse

« Cette mortification est tellement indispensable que, sans elle, on ne saurait garder même le titre d’homme. Notre vie, en effet, tient le milieu entre la vie de l’animal qui se porte par instincts à la satisfaction de ses appétits, et la vie de l’ange qui n’aspire qu’à l’accomplissement de la volonté divine. … en nous appliquant à vivre de la volonté de Dieu, nous nous rendons semblables aux anges; mais en cherchant à satisfaire nos sens, nous nous rapprochons des animaux. Ou anges, ou bêtes! Voilà ce que vous serez suivant que l’âme régira le corps ou que le corps retiendra l’âme en esclavage. » Manuel de perfection chrétienne et religieuse - Société Saint-Augustin, Desclée, De Brouwer et Cie – Paris – Rome 1913, 590 p.- page 42

            « N’oubliez pas surtout, cher novice, que l’abnégation de vous-même est la base indispensable à l’édifice de votre perfection. Op. cit. p.67

             « Rappelez-vous, chers novices, que vous avez été créés pour les âmes et que le Cœur de Jésus compte sur vous puisqu’il s’est fait une loi de ne sauver les enfants que par votre entremise … » Op. cit. p. 71

              « Que le novice ne perde donc jamais de vue cette vérité; son esprit très spécial durant l’année de sa probation, doit être l’esprit de victime. » Op. cit. p. 89

               73. « Le vœu, cette promesse délibérée, entièrement libre, faite à Dieu d’un acte meilleur avec l’intention de s’obliger sous peine de péché, est un contrat de donation, contrat divin entre Notre-Seigneur et l’âme religieuse. » Op, cit. p. 99

(Dire que toute la révélation s’applique à montrer que la relation entre l’homme et Dieu repose sur le concept d’alliance et d’amour, pas sur celui de contrat. Étonnante une telle déformation du sens de la révélation ?)

" La concupiscence, ce désordre fondamental qui provient du péché originel et qui se manifeste en nous par le ‘vieil homme’ est ‘l’appétit du plaisir, dit saint Thomas, c’est-à-dire une inclination spontanée recherchant la jouissance que procure la possession des biens sensibles et des biens intellectuels. » Op. cit. p. 133

Et le mot de ralliement final :

                     « … donnons au monde égoïste l’exemple d’une famille modèle, suave et modeste image de la famille de Nazareth, …et n’ayons qu’un désir : vivre unis ici-bas pour reconstituer là-haut dans quelques jours une famille immortelle plus parfaite et plus aimante…Ametur Cor Jesu! » Op. cit. p.558

Faut-il s’étonner de ce langage ? Publié en 1913, ce manuel ne peut parler la langue de notre époque, il faudrait le traduire. Ce serait là un moindre mal.

Ce qui dans ce manuel me titillait surtout les options, c’était les visées sous-jacentes qui l’articulaient. MANUEL DE PERFECTION CHRÉTIENNE ET RELIGIEUSE ! Rien de moins. Le programme de vie proposé aux jeunes novices : se statufier en modèle comme on a statufié tous les acteurs impliqués dans le drame humain du salut.

Je charrie ? Pas tellement.

Au chapitre III de la QUATRIÈME PARTIE intitulée « Le Frère du Sacré-Cœur comme religieux » on lit :

                 192. « Notre titre « Frères du Sacré-Cœur », nous redit l’obligation qui nous incombe d’être des hommes parfaits et de posséder ainsi un premier trait de ressemblance avec notre divin Modèle, l’homme par excellence, l’Homme-Dieu. »

Qui ne lit pas, sous-jacent à cette formulation, le Nº 2 du petit catéchisme, est aveugle d’esprit. Celui-ci dit en effet :

2- Qu’est-ce que l’homme?

                  "L’homme est un être composé d’un corps et d’une âme et créé par Dieu à son image et à sa ressemblance." Catéchisme des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa par le P. E. Lafargues - Québec 1936, p. 2

C’est la première marche du podium qu’il faut viser, en dehors et au-dessus de la mêlée humaine.

L’Église à édifier et celle qui construit le Royaume de Dieu au sein de la pâte humaine est étrangère aux visées fondamentales de ce manuel. Elle apparaît en retrait, dans les coulisses, à la fin d’un paragraphe, comme l’autorité qui définit les canons de la perfection à atteindre et qui proclame saints ceux qui l’atteignent. L’Église n’est pas la cellule vivante que le concile Vatican II va bientôt découvrir et animer. En conséquence, il manque à ce manuel un important chapitre sur la formation apostolique.

Le point de visée de la formation des novices proposé par ce manuel est fort discutable. Ce qui est plus grave et inacceptable, c’est son contenu qui dévie dans ses fondements même le mystère chrétien qu’il devrait annoncer.

Le manuel consacre une centaine de pages à la dévotion à la Vierge Marie (p. 368-449) et davantage à la dévotion au Sacré-Cœur (p. 278-367). Jésus et Marie sont présentés comme des objets de culte détachés du mystère chrétien.

Aucun chapitre ne porte sur le merveilleux dessein de salut proposé aux hommes en Jésus-Christ. On cite parfois l’Évangile en sentences mélangées et bouche-trous mais la bonne nouvelle n’y est pas proclamée. La révélation y est même tronquée, déviée de sa source. Un manque flagrant d’envergure et de perspectives qui en fait un manuel de recettes à la petite semaine, un recueil de bons conseils pour qui veut corriger ses défauts et se forger une belle personnalité.

Bref, je ne voulais absolument pas utiliser ce manuel, je ne pouvais pas le faire. On n’allume pas une bougie avec un éteignoir.

Dans sa facture, dans son interprétation du mystère chrétien, dans la vision qu’il projette de l’homme et du monde, dans l’idéal qu’il propose aux jeunes, il est absolument inadéquat et même condamnable. Si j’étais à la curie romaine, je le mettrais à l’Index. Si je connaissais son auteur, je l’accuserais de détournement de mineurs et de vocations.

Instinctivement, je ne voulais pas faire scandale en le dénonçant. Il n’en valait pas la peine. Et qui étais-je pour dénoncer ce qui avait cours depuis plusieurs années et qu’on vénérait comme un bien de famille ? Avec le temps, ce manuel était devenu inoffensif. Ses mots usés n’avaient plus de grippes sur les esprits. Il ne pouvait qu’endormir par le ronron de ses rengaines qui revenaient à tous les chapitres. J’optai pour le silence. Je ne dis mot à personne et le manuel demeura cette année-là au fond des pupitres. Personne ne s’en rendit compte. L’année suivante, il reposait sur les tablettes des archives et aujourd’hui, on a peine à en trouver un exemplaire.

J’avais cependant un problème. Moi qui étais encore sous le choc effervescent d’un coup de foudre et qui brûlais intérieurement d’en allumer le monde, je ne disposais pas, à une semaine du début des cours, d’un outil qui puisse m'aider transmettre les énergies qui couvaient sous le boisseau.

Que pouvais-je faire ? J’étais sans mots porteurs. Annoncer sans voix et sans mots audibles à l’intelligence un message sans cadre représentait un défi de taille. Et les jeunes devant moi étaient ardents, intelligents, prêts à mordre dans tout fruit, fût-il défendu. Le message que j’avais à livrer, codé en format télégraphique, pouvait se lire comme suit :

« Un homme chétif, mais débordant de désirs et d’énergie avait un jour reçu la visite d’un Dieu effacé qui lui avait ouvert les portes de son cœur et celles du vaste monde. Ce Dieu avait fait de cet homme et de tout homme son enfant chéri et l’invitait à marcher cet univers fruit de son amour et à le conquérir. Il fallait pendant le Noviciat se préparer à cette expédition. »

Ainsi formulé, le programme paraissait chétif et peu emballant. Il fallait émerveiller, enthousiasmer.


Le jésuite Teilhard de Chardin qui, à la fin des années 50 avait connu une certaine notoriété, m’avait ébloui par la profondeur et l’étendue de son regard de foi sur le monde englobant l’homme et Dieu. Sa fameuse spirale de l’évolution s’enroulant autour de la présence du Christ, de l’Alpha à l’Oméga, de la cosmogénèse à la noogénèse me servit de rampe de lancement d’un programme de vie axé non pas tant sur la perfection individuelle des individus à atteindre que sur leur inclusion et leur participation à l’actualisation de ce mystère.

Dans cette perspective, les grandes découvertes de notre monde avaient leur place et les grandes mobilisations de lutte contre la faim, l’ignorance et la violence aussi. Un tel programme, bien qu’ambitieux et non éprouvé, me semblait servir les objectifs de formation des apôtres engagés dans la milice du Christ.

Un professeur peut s’illusionner, c’est une bonne part de son carburant, mais il m’a semblé que j’allumais de temps en temps des scintillements à la prunelle des yeux de mes auditeurs et que je suscitais des intérêts, des envies même de voler plus haut que son nombril.

J’étais, sans confrontation, en flagrante opposition au frère Maître, aux valeurs acquises du milieu, à l’enseignement traditionnel dispensé et reçu. Un vin nouveau dans de vieilles outres. Les vieilles outres n’éclatèrent pas, elles multiplièrent leurs renforcements. « Mes » novices étudiants n’avaient pas d’outres pour recueillir ce vin nouveau et celui-ci se répandit… dans le sable des ans. Moi, je dus changer de tribune.

La vocation, un piège à destinées

Naturellement, un important chapitre de ce programme devait traiter de la vocation. Malgré le vocabulaire employé, le concept de vocation, dans l’univers religieux du temps, était plus tributaire, dans sa signification, dans son ancrage et dans sa portée, du fatum grec (destin) que de l’invitation évangélique à œuvrer à la vigne du Seigneur. La vocation, dans les nombreux discours qui l’évoquait, apparaissait sous forme d’un objet mesurable. Ce don, il fallait le découvrir en nous. Il nous était révélé par un appel qui s’était fait entendre de façon plus ou moins ambiguë. Il avait la valeur d’une promotion qu’on pouvait perdre ou gâcher, un contrat qu’il fallait respecter une fois signé. Il était normal d’avoir des doutes contre sa vocation. Il faillait bien réfléchir avant de changer de vocation. Le plus grand malheur c’était de la perdre, car alors, on se perdait avec elle.

Lorsqu’il était prononcé, le terme vocation remuait des malaises internes et soulevait plus d’ambiguïtés qu’il n’en clarifiait.

Et la congrégation, toutes les congrégations en instance de survie ou d’expansion, contribuaient par une panoplie de moyens à accentuer le caractère « fatum » du concept. Il y avait l’œuvre des vocations, on priait pour les vocations, on relevait des tableaux d’honneur pour les familles, les écoles, les paroisses qui avaient fourni le plus de vocations à l’Église. On publiait et on lisait des récits de vocations célèbres, et chacun était invité, à un moment donné, à livrer un témoignage ou à répondre à des questions sur l’histoire de sa vocation. À l’automne, à la rentrée des classes, on moissonnait les vocations comme le blé dans l’ouest. Et les frères devaient pour les besoins de la compétition, cultiver les vocations précoces alors que certaines congrégations (les prêtres des Saints Apôtres) se spécialisaient dans les vocations tardives qu’ils cultivaient comme on produit un vin de glace. La vocation, une prospère entreprise de survie que l’on alimentait de recettes et de secrets éprouvés et bien gardés.

Que de frères, résignés, ont ployé sous la chape de plomb de ce concept ! Ils se sont éteints vivants, sous le poids de leur vocation qui les accablait depuis leur tendre enfance. Il suffit de lire quelques tragédies grecques pour mesurer la domination du fatum sur la vie des hommes. Le karma bouddhiste fait état d’une semblable fatalité qui régit les destinées humaines. Emprisonnée dans cet espace clos il n’était pas étonnant de voir certaines vocations bourgeonner en psychose plus ou moins aiguë.

Je ne m’étais pas donné la mission de faire du ménage dans ce concept ni de le psychanalyser devant mon jeune et ardent auditoire. Cependant, la relation de l’homme à Dieu selon la foi chrétienne est tellement différente de celle placée sous le vocable du fatum grec que je me devais d’intervenir pour faire les corrections les plus grossières qui s’imposaient. Je savais qu’en ce domaine surtout, je marchais sur des œufs. J’avais soigneusement préparé mes cours sur le sujet. Et j’étais appuyé par une publication miméographiée du père Carpentier, jésuite, (Témoins dans la Cité) qui avait traité la question de façon claire et élaborée.
Je m’appliquai donc à rattacher la notion de vocation au concept de l’invitation. L’invitation à dîner ou à visiter un ami ne pouvait jamais être contraignante. La réponse ne devait pas non plus être marquée par le caractère de l’irrévocabilité. Une invitation n’est pas un contrat. Les vœux sont une certaine formalisation de la réponse. Ils ne l’épuisent pas. Contrairement à ce que mentionnait le Manuel de perfection chrétienne et religieuse, il n’y avait pas de péché à ne pas donner suite à un appel entendu ou à un engagement pris surtout en bas âge. L’indult de sécularisation accordé facilement par l’Église n’avait qu’une portée juridique relative surtout à l’engagement pris par le sujet envers sa communauté. Etc.

Surtout à l’aide du Père Carpentier, j’insistais sur l’entière liberté, celle des enfants de Dieu dans le Royaume, que devait susciter la notion de vocation. Une vocation qui ne confère pas la paix, qui ne libère pas, n’en est pas une.

Sur ces questions, m’a-t-il semblé alors, on m’écoutait avec encore plus d’attention. J’avais l’impression de frapper dans le mille.

Quels furent les résultats concrets de ces enseignements ? Jamais je n’ai pu mesurer directement ou indirectement leur portée dans le secret des consciences. Et personne ne m’a jamais dit si mes propos l’avaient libéré ou troublé. Y avait-il un lien entre mon enseignement et le départ de certains novices ? J’ai pu le soupçonner mais ce ne fut jamais confirmé.

Ainsi, je me souviens qu’à la mi-mars de ma deuxième et dernière année comme professeur au noviciat, alors que mon enseignement sur le sujet avait été plus explicite, le frère Maître s’était montré pendant plus d’une semaine particulièrement troublé. Il ne mangeait pas, il était très peu loquace et ne se montrait plus à la salle communautaire. Ce genre de déprime se manifestait surtout lorsqu’un novice en instance de réflexion quittait le noviciat. Le frère Maître vivait cette agonie deux ou trois jours avant son départ et quelques jours après. Cette fois, la déprime dura près de deux semaines et pour cause: en l’espace d’une semaine, sept novices avaient quitté le noviciat !

À la fin de l’année, le frère Provincial me ramena sur le territoire de la province communautaire de Montréal où il devait me désigner un autre coin de la vigne du Seigneur à cultiver. Je n’ai jamais demandé ni connu les véritables raisons de cette mutation.

On ne peut mettre de vin nouveau dans de vieilles outres, il convenait de le verser ailleurs.
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(1) La modernité et ses dérivés est un terme polyvalent. Tapez « modernité » sur google et vous le verrez. Ici on emploie le terme dans son acception commune qui l’oppose à ce qui est traditionnel ou ancien tant en philosophie qu’en art ou en politique. Le dictionnaire Universalis reflète entre autres cette signification.  Cf. Modernité Universalis  

(2) Jacques est l’un des douze anciens frères du Sacré-Cœur qui ont inspiré et soutenu la rédaction de mes mémoires. Depuis trois ans la rencontre annuelle de ces anciens se fait chez lui.

(3) Daniel a été l’un des pionniers fondateurs de l’Arche des Jeunes. Il a créé le fameux PubZieutoPhonique dont nous aurons l’occasion de reparler.

(4) Cf. Manuel de perfection chrétienne et religieuse No73, p. 99. Formulation pour le moins ambiguë qui reflète un caractère très légaliste du péché et de la vie religieuse.

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La chronique à Jean-Claude 

ANNUAIRE 1961-1962
N° 56

Le milieu apostolique traditionnel (les écoles) se transforme; une nouvelle loi sur les écoles est décrétée par le gouvernement provincial.

Les frères sont minoritaires dans l’école; les salaires sont plus intéressants et le personnel laïque plus nombreux qu’autrefois.

Il y a réédition des manuels scolaires des Frères du Sacré-Cœur.


Il y a fermeture de 15 maisons.

La province de Sherbrooke ouvre une mission au Congo belge.

Les Frères du Sacré-Cœur obtiennent une nouvelle charte d’incorporation pour les provinces communautaires de la province de Québec.
La décision de construire des scolasticats-écoles normale inter-congrégations est prise.
Les frères commencent à mettre sur pied des colonies de vacances dans ce qui était leur lieu de villégiature.


Statistiques des sept provinces canadiennes :

- 1530 profès
- 89 novices
- 1329 juvénistes
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Prochaine publication : # 30 - Les frères en cravate

1 commentaire:

  1. « Il faut effacer tout ce qui précède. C’est vrai, mais c’est pas bon. C’est vieux, racorni, croulant, comme le décor des années 50. »

    Après avoir lu 'tout ce qui précède', je ne comprends tout simplement pas cette triste assertion dévastatrice de l'auteur...

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