Une image vaut mille mots. Quatre images, balises du temps, marquent mon itinéraire dans la vie religieuse de 1943 à 1971.
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Ce 24 août 1945, nous sommes quarante-sept jeunes de quinze ans, couchés sur le parquet de la chapelle du Mont-Sacré-Cœur à Granby. Le prêtre, en surplis, goupillon à la main, nous asperge d’eau bénite et nous encense comme il le fait sur la tombe des défunts de tous âges en partance pour l’ultime voyage.
Ce rite simule notre mort à ce monde. Il nous confère une nouvelle identité, celle de Frère du Sacré-Cœur. Aux registres civils nous serons inscrits sous l’abréviation REV pour Révérend.[1]
La vie religieuse, une toute autre vie, dont les paramètres sont définis par les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, de même que par la pratique de la vie commune. L’icône d’un raccourci de la vie dans le Royaume de Dieu, une nouvelle famille dont l’arbre généalogique plonge ses racines dans l’au-delà de la vie terrestre.
Après l’année canonique du noviciat qui nous initiera à ces nouvelles conditions de vie, nous serons engagés dans la milice de l’Église sous le mandat confié à par le Saint Père à notre congrégation.
La Congrégation des Frères du Sacré-Cœur fut fondée à Lyon, en 1821, par le Père André Coindre. Les premiers frères se donnèrent comme mission de se faire proches des jeunes délaissés, de leur enseigner un métier et de les aider à trouver un sens à leur vie avec Jésus pour guide.
En 1872, quatre Frères du Sacré-Cœur ouvrent une première école à Arthabaska. En 1945 la congrégation compte au Canada près de 1200 profès oeuvrant dans une centaine de maisons d’éducation, la plupart d’entre elles établies au Québec. Au chapitre général de 1946, à Paradis en France, l’Institut compte 2018 profès et 156 novices, pour atteindre son sommet en 1964. À ce chapitre, on dénombre 2894 profès et 174 novices dans le monde dont environ 1500 sont répartis dans les sept provinces communautaires canadiennes et leurs districts de mission.
En 2006, on ne compte plus que 1192 profès et 35 novices dans le monde[2] dont moins de trois cents sont regroupés dans l’unique province communautaire du Canada qui loge son administration provinciale à Arthabaska.
Ces chiffres parlent. Ils nous donnent déjà une petite idée des turbulences que connaîtront les virtuels « morts au monde » qui ont répondu à l’appel de Jésus, en ce 24 août 1945. Jusqu’à un certain point, leur nouvelle identité, leurs nouvelles conditions de vie dans leur Royaume de Dieu miniature, étaient mirages. La mission les ramènera vite à leur terre d’origine malmenée par les vents de changement qui ont soufflé sur la deuxième moitié du XXe siècle.
Humble mais déterminante mission que celle de l’éducation des défavorisés et des laissés pour compte de la société. Mission qui s’astreint à la patiente épellation du monde et de ses langages afin d’en mieux comprendre les mystères et de mieux communier à sa dynamique.
Se tenir branché à l’au-delà du monde pour être toujours porteur de sens et de vie sur la brèche de ce monde, tel est et tel a toujours été le programme du religieux. Un équilibre que le plus averti des funambules aurait du mal à tenir. Pour le religieux-frère chargé de maintenir cette flamme allumée dans l’œil de l’ouragan qui a frappé la dernière moitié de ce siècle, c’était presque ‘mission impossible’.
Église de Saint-Jovite-des-Monts, 1952
Un dimanche quelconque de février à l’église paroissiale de Saint-Jovite, il y a grand-messe à 9h30 comme d’habitude. J’ai place au chœur. J’y occupe la fonction d’assistant du Frère Olivain, le pilier des Frères du Sacré-Cœur dans cette paroisse. Il y enseigne depuis plus de vingt ans. Il est responsable des enfants de chœur et des servants de messe. Ce dimanche-là, il est absent. Je le remplace. C’est le vicaire qui officie. Avant son sermon, Mgr Mercure, LE Chanoine des Laurentides, curé de la paroisse depuis 1932, est agenouillé sur son prie-Dieu couvert d’un velours rouge. Il porte un surplis orné de broderies et de fine dentelle sur sa soutane ceinturée de violet. Il semble perdu dans son monde intérieur, celui de sa prière.
De chaque côté du chœur, une vingtaine d’enfants de tous âges portant la soutane rouge et le surplis blanc empesé par leur mère font la décoration et la fierté de la paroisse. Ils ont la consigne, souventes fois répétées, de bien se tenir.
Comme toujours, l’église est pleine à craquer. Chacun est à la place qu’il a dû retenir à l’encan du premier dimanche de novembre précédent. Frère Louis-Adélard, directeur de l’école Sacré-Coeur, qu’on appelle « collège », est au jubé avec la chorale et le plus jeune des frères, le frère Jean-Bernard.
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Les bancs d’en avant sont réservés aux élèves qui ont pris leur rang à l’école avant de se rendre à l’église, les garçons d’un côté et les filles de l’autre, bien surveillées par les Soeurs de la Sagesse. Les frères Ronald et Arthur ont accompagné les élèves de l’école à l’église et ont noté leur présence.
Moi, j’ai une claquette à la main et je m’initie à son maniement. Par un ou deux coups, je dirige les levées et les agenouillements des fidèles pendant le Saint Sacrifice. Je suis nerveux comme si je devais orchestrer les harmonies de l’ONU.
Les Frères des années 50 étaient des rouages importants à tous les offices religieux de la paroisse.
L’après-midi de ce même jour, il y a transposition d’images. Je me retrouve à St-Rémi-d’Amherst, petite localité située à une trentaine de kilomètres de St-Jovite. Je porte toujours la soutane et le képi en peau de mouton des jours d’hiver. J’ai pris place dans l’enclos de la patinoire réservé aux joueurs. De maître de chœur, je me suis transformé en coach de hockey. Je dirige l’équipe de l’École Sacré-Cœur, des jeunes de 12-14 ans.
Des fans du village nous ont transportés ou accompagnés en auto et même en « pick-up ».faisant avec clochettes et flûtes un boucan du tonnerre. Malgré un froid qui frise le zéro Fahrenheit, il y a plein de monde tout autour de la patinoire. C’est la deuxième rencontre de l’année entre les deux équipes. L’effervescence est à son zénith, comme si le souffle du monde était accroché à l’issue de ce match.
Les frères de ce temps, des factotums de toute activité sociale, culturelle et sportive. On les retrouve dans les chorales, les corps de clairons, les clubs de jeunes naturalistes et les ciné-clubs, ou comme responsables de la JEC, de meutes de scouts, etc. Ils montent des pièces de théâtre, organisent des tournois, mobilisent des levées de fonds, donnent du ton aux processions et au feu de la St-Jean, et quoi encore.
Les Frères de ce temps, des ‘morts’ bien vivants. Bien que distincts du monde ‘ordinaire’ par leur habit et leur style de vie, ils sont dans ce monde de toutes les corvées et de toutes les activités qui visent à resserrer le tissu social. Une bénédiction pour les paroisses !
Je suis sur la Place Saint-Pierre, bousculé par la foule, toujours en soutane et coiffé en plus du chapeau romain. La fumée blanche vient d’annoncer le fameux « Habemus papam! ». C’est le rondelet Cardinal Roncalli qui apparaît au balcon pour donner la bénédiction « urbi et orbi » aux fidèles du monde entier. Il remplace l’éminent Pape Pie XII décédé le 9 octobre 1958 -le jour de mon entrée en Italie- après un pontificat de dix-neuf années vécu au milieu de la tourmente de la 2e guerre mondiale.
Ce nouveau pape ne figurait pas sur la liste des ‘papabili’ Il est âgé et ce sera un pape de transition prédisent les commentateurs, comme pour s’excuser de ce mauvais choix du successeur de saint Pierre.
Ironie du sort ou astuce de l’Esprit-Saint, c’est Jean XXIII qui sera, avec le concile Vatican II qu’il convoque, la charnière autour de laquelle l’Église entière accomplira dans sa théologie, sa liturgie et dans ses relations avec le monde un virage à 180 degrés, la plus importante transition qu’Elle n’ait jamais faite de son histoire.
Je suis inscrit avec une centaine de frères de toutes les congrégations et venus de toutes les parties du monde à l’Institut Jesus Magister de la vénérable Université Pontificale du Latran. Les supérieurs généraux des différentes communautés de Frères Éducateurs avaient flairé le vent des changements qui soufflait déjà sur l’Occident. Ils avaient compris qu’il ne suffisait désormais plus de savoir par cœur le petit catéchisme, ce résumé du concile de Trente. Jusqu’alors, dans toutes les universités pontificales, les facultés de théologie étaient réservées aux clercs. L’université du Latran accepta d’ouvrir un institut ad hoc qui offrirait aux Frères Éducateurs un programme d’études de quatre ans en sciences religieuses. Nous devions être près d’une centaine de frères à fréquenter cet institut, dont huit frères du Sacré-Cœur (six Canadiens, un Espagnol et un Américain).
Nos premiers cours nous furent donnés en latin et avant de commencer la session, il nous avait fallu prononcer le serment antimoderniste. Malgré cette omniprésence de la tradition dans cette enceinte de l’Église, ces trois années à Rome seront la charnière qui marquera pour moi aussi un point tournant de ma vie, de mes pensées, de mes valeurs, de mes questionnements, de ma foi et de mes engagements.
Avec quatre autres frères et environ 50 garçons et filles de Montréal-Nord et des environs, nous venons d’ouvrir l’Arche des Jeunes. Une formule toute nouvelle de la Pastorale des Vocations.
Autour de nous, tout le monde vit la première étape de la bascule de ce siècle. Suite à Vatican II, les officiants ne tournent plus le dos au peuple pour dire leur messe en latin, mais célèbrent l’Eucharistie à la table de communion, en langue vernaculaire, (le français pour nous). Le Québec des porteurs d’eau prend les commandes de son économie et de son destin; les religieux ne portent plus leur costume distinctif; les communautés de frères et de sœurs mettent sous veilleuse leur rivalité traditionnelle pour fusionner dans la création d’écoles normales communes. Au lieu d’attendre sa destinée des astres, l’Homme se pose sur la lune, et au lieu de préparer la guerre, les nations réunies à l’ONU tracent les sentiers d’une paix « durable ».
Les jeunes frères morts au monde sur le parquet de la chapelle du Mont-Sacré-Cœur ressuscitent et reviennent vivre de nouveaux engagements dans un monde et un Québec renouvelés. Quatre temps d’une vie, les quatre saisons de mon passage dans la vie religieuse.
En épilogue, l’image-défi qui condense les mille mots de mon ultraviolet, c’est celle que je contemple du haut de mes 80 ans, à la tombée des premières neiges, au pied de la croix du Mont-Royal. C’est la brunante. Je suis fasciné par les myriades de points lumineux qui allument la ville et la nuit comme un arbre de Noël. La lancinante interrogation que ce paysage pointé d’étoiles terrestres fait surgir en moi me porte et m’emporte. Dans ces rues, derrière ces murs, sous ces lumières scintillantes il y a des vies qui battent, des émotions qui vibrent, des destins qui se nouent, des baumes qui couvrent des plaies béantes, une humanité qui en vacillant poursuit ses conquêtes et ses libérations.
Révéler l’âme du XXe siècle qui transpire à travers l’image des quatre saisons de ma vie de religieux frère du Sacré-Cœur, telle est la raison principale du volume II de mes Mémoires à l’ultraviolet.
Non, la vie religieuse n’a pas été qu’une histoire d’institutions ni le fait de morts vivants, d’extra-terrestres robotisés qui auraient selon les annales de l’histoire occupé nos espaces le temps d’un matin. Le tsunami qui a arraché des toits, saccagé des traditions, transformé le paysage du Québec et de tout l’hémisphère occidental n’a pas éteint la flamme qui animait ces naufragés du deuxième versant de ce siècle. En leurs demeures qui portaient l’effigie d’un autre monde, les frères ont fêté, pleuré et ri, prié et combattu, douté et prêché. Bref, ils ont, comme d’authentiques membres d’équipage, affronté la grande tourmente et apporté à de nouvelles terres la flamme indéfectible de leur quête de sens et d’amour.
(1] Même après 1971 mon titre de religieux indiqué sur le permis de conduire par l’abréviation REV (pour Révérend) me sauvera d’une amende de 50$. « Que signifient ces trois lettres REV » me demande l’agent de circulation? Voyant que j’étais avec femme et enfant il me souffle la réponse., « Pasteur protestant ou quelque chose comme cela? » J’acquiesce sans mot dire. Et je repars avec sa bénédiction!
[2]Cf la courbe de l’évolution des effectifs au rythme des chapitres généraux, de 1821 à 2006 Tiré de Annuaire de l’Institut 1906-2006 - -p. 151
[3] Cf. Sommaire provisoire du vol. II
Prochaine publication : 2 - Entrée au Juvénat
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