samedi 9 janvier 2010

4 - Complexe d'habitant

SPEAK WHITE
EST IDIOT CELUI QUI PARLE UNE LANGUE INCONNUE DE SON INTERLOCUTEUR


Complexe d’ « habitant » vs la langue anglaise

Il est trois heures de l’après-midi quelques jours après mon entrée au Juvénat. Rentrant de la récréation, je m’installe à ma place, l’avant-dernier bureau au fond de la deuxième rangée côté tableaux. Notre titulaire, Frère Théophane, un homme à lunettes, au crâne presqu’entièrement dégarni, la figure rayonnante de jovialité et de bonhommie, est d’office.

C’est la leçon d’anglais. En fait, il n’y avait pas en huitième année de professeurs de spécialités. Le titulaire se chargeait des cours d’anglais et de dessin.

L’anglais, c’est ma bête noire. Je ne sais dire que « Yes pi no ».

On devait à ce premier cours, épeler à tour de rôle, une série de mots qui figuraient à la page « z » de notre livre d’anglais qui avait pour titre je crois, « My name is David ». La veille, j’avais bien préparé cette leçon en demandant à mon ange gardien de m’aider. Yvon m’avait appris la prononciation de l’alphabet en anglais. A=é; B=bi; C=ci….

Mon tour arrivé, j’eus à épeler le mot « apple ».

Je me lève, debout derrière ma chaise, droit sur mes deux jambes, les bras de chaque côté du corps, tenue de rigueur pour la récitation des leçons.

"Apple" Je répète ce mot à la suite du professeur. Je sens qu’il y a des têtes tournées vers moi, je suis le nouveau de la classe. Timidement je commence : É- Pi- Pi … Je n’eus pas le temps de prononcer la quatrième lettre, la classe avait pouffé de rire. Frère Théophane souriait largement. Je me demande quelle bêtise j’avais faite. On m’expliqua que dans ce cas, celui du double « p », il fallait dire « double pi » et non « «pipi », ce qui portait à ambiguïté.

Ces rires perlaient la sympathie et non la moquerie. Avec eux j’ai ri de bon cœur. Dans la classe, je n’étais plus un anonyme, le nouveau qui venait d’un ailleurs inconnu. J’étais des leurs. Le rire m’avait soudé au groupe.

Au souper, l’histoire a fait le tour de la table et a déclenché des gorges chaudes à la récréation. Au lieu d’en prendre ombrage, je riais avec les rieurs, prenant ainsi du nom, c’est-à-dire du galon auprès de mes confrères. En plus de faciliter mon intégration au groupe, cet événement fit naître en moi la détermination de maîtriser l’anglais, coûte que coûte.

Malgré mes appréhensions, je me classai assez bien à la fin de l’année pour être promu en neuvième année en septembre.

Le programme scolaire au Juvénat en 1943-45 (1)

Avant 1949, le programme du cours classique n’était pas en vigueur dans les maisons de formation des frères. C’était une chasse gardée réservée aux séminaires. Dans les juvénats on suivait le programme du cours secondaire qui était en fait un dérivé bâtard du cours commercial.

Au Juvénat de Granby, de 1943 à 1945, il n’y avait aucun laboratoire, aucun cours de physique ou de chimie ou de biologie.

En sciences-mathématiques, on se limitait à l’algèbre et à la géométrie. En français, on apprenait par cœur les règles de la grammaire selon Grevisse. En littérature française, aucune étude d’auteurs contemporains. Les classiques au programme se limitaient la plupart du temps à des extraits du Cid de Corneille et d’Athalie de Racine. Les sentences de Boileau occupaient un petit coin des mémorisations, la grande part étant laissée à quelques fables de Lafontaine. Il fallait en apprendre un certain nombre par coeur. Tout le monde pouvait et devait réciter « La cigale et la fourmi » «Les animaux malades de la peste», « Le coche et la mouche »…

On apprenait aussi certaines expressions ou proverbes en latin comme « Si vis pacem para bellum » ou « Alea jacta est» ou « Carpe diem ». Un certain manuel de stylistique (de Beaugrand, je crois) nous enseignait à varier l’emploi des verbes « être, avoir et faire», par des synonymes à consonance plus littéraire.

Peu de souvenirs des cours ce religion, si ce n’est de l’épaisseur du volume et de la petitesse des caractères de l’Apologétique chrétienne de Mgr Cauly. Curieuse impression cependant. On apprenait à réfuter des erreurs qui avaient servi à définir la dogmatique chrétienne. Quels arguments opposer à Pélage ou à Arius? On devait mémoriser les preuves de l’existence de Dieu. Le moteur immobile d’Aristote et que saint Thomas avait essayé de mettre en marche posait à la raison plus de questions qu’il n’en résolvait. Mais c’était de très petites questions à l’effet aussi éphémère que les éphémères.

En géographie et en histoire, on continuait l’étude du monde, des villes et des capitales selon les démarches en cours au primaire, c’est-à dire en misant davantage sur la mémorisation que sur la compréhension.

L’important était, pour un futur maître d’école au primaire, de maîtriser les éléments de la grammaire française, de l’écriture sans faute, et des mathématiques.

Le Juvénat disposait d’une trentaine de machines à écrire. Ceux qui le désiraient pouvaient, pendant les temps libres, s’initier à la dactylographie. Ce qui me fut d’une grande utilité surtout plus tard avec l’arrivée de l’informatique.

De nombreuses projections de l’ONF contribuèrent aussi à élargir notre horizon culturel.

Les bases minimales du savoir étaient assurées et représentaient comme un sommet de la culture de la classe moyenne prévalant à cette époque.

Neuvième année

En neuvième année, j'eus le frère Urcize comme professeur titulaire. Ce fut un homme que j'ai grandement apprécié pour sa modération et sa grande tolérance, qualités qui sont souvent l'apanage de ceux qui maîtrisent bien leur métier. Ma neuvième, une année sans histoire.

Elle n’en sera pas moins déterminante pour moi. D’abord, c’est pendant cette année que j’ai pris le goût pour ne pas dire la passion de la lecture. Un cercle informel de lecteurs passionnés se forme autour du livre. On s’échange les romans, on se les raconte et on se les recommande. J’aimerais retrouver aujourd’hui ce qui nous allumait alors. Je me souviens d’un certain « Livre d’heures » qui était si populaire qu’il fallait le réserver et attendre quelques semaines avant que son tour arrive. Jules Verne et son sous-marin recrutaient aussi beaucoup de lecteurs assidus.

Ma passion de la lecture était telle que pour profiter au maximum des temps morts, je gardais mon livre ouvert dans mon bureau de sorte qu’en arrivant dans la classe, en attendant la prière, je n’avais qu’à lever le couvercle du bureau pour continuer ma lecture. Pendant l’étude, j’avais parfois à chercher un cahier d’exercices ou un crayon. Le couvercle de mon bureau restait alors ouvert un temps anormalement long. Discrètement, Frère Urcize me rappelait à l’ordre, me montrant par un certain sourire qu’il n’était pas dupe de mon stratagème.

L’autre événement qui me donna une plus grande confiance en moi-même fut le succès obtenu dans la rédaction d’une dissertation que nous avions à faire comme devoir.

On nous avait appris qu’une dissertation devait comporter une introduction, une argumentation en trois ou cinq points et une conclusion. J’avais toujours été « poche » en composition, mon fort étant plutôt les mathématiques et les matières à mémorisation : géographie, histoire etc. Je ne me souviens plus du sujet de la dissertation ni de la thèse soutenue ni des arguments utilisés.

Mon exploit ne tenait pas tellement dans la qualité du produit mais dans son volume. Je devais remettre ma copie à l’étude du vendredi soir. Mon brouillon non terminé, sans conclusion, comptait déjà huit pages, alors que la plupart des collègues avaient remis une copie d’environ deux pages. J’ai dû demander un délai jusqu’après les douches le samedi soir. À cinq heures pile, j’étais heureux le samedi de remettre, comme convenu, une copie au propre, révisée, de dix pages bien remplies.

L’exploit fut remarqué et même applaudi. Cependant, la reconnaissance extérieure comptait beaucoup moins que le surplus de confiance en moi-même que j’en retirais. Dix pages! Imaginez, dix pages! Ce constat gonfla mon ego à son paroxysme et me donna une assurance et une énergie nouvelles dans la poursuite de mes études.

L’algèbre et la géométrie furent les seules nouveautés au programme des cours de la dixième année. Frère Césaire nous enseignait le dessin. On parlait avec éloges de ses talents pour les beaux-arts et plus particulièrement pour l’architecture. Il souriait de sympathie aux pitoyables dessins que je lui remettais. Un baume sur mes cuisants complexes.

Cours de vacances

Durant les vacances, de 9h00 à 11h30, il y avait cours au Juvénat. Une seule discipline au programme, un professeur compétent en la matière, pas de devoirs à faire ni d’examen à préparer. Le paradis! Le professeur donnait une évaluation globale de notre participation au cours, le frère Albertius, alors directeur des études notait ces résultats qui plus tard nous ont valu des crédits pour notre brevet d’enseignant. Des mentions d’honneur qui soulignant les efforts de chacun étaient remises lors de la soirée de famille qui clôturait les vacances.

Nous avons eu ainsi des cours d’initiation à l’anatomie, à la botanique à la biologie et que sais-je? Ces cours nous plaisaient beaucoup. Nous étions émerveillés d’apprendre et de dire que notre corps était composé de milliards de cellules toutes bien coordonnées les unes aux autres.

L’été de notre prise d’habit, nous avons même eu des cours d’astronomie qui nous amenaient sur le toit du Mont-Sacré-Cœur contempler ces myriades de petites étoiles, balises d’autant d’univers au temps et aux dimensions incommensurables.

Le nom des constellations a été oublié de même que leur histoire et les distances effarantes qui les séparent entre elles et de notre petite planète. Dans notre boîte à souvenirs, c'est l'émerveillement qui a pris toute la place. Chaque respiration agrandissait chacun de mes neurones aux dimensions infinies de l’univers et du temps. Au lieu de dépecer cet univers avec des mots et des distinctions, je l’emmagasinais en silence à la manière d’un serpent qui avale un bœuf. En moi, cet univers et son acolyte, le temps, s’agrandissaient toujours et me grandissaient avec eux. Comme une sorte de bien-être s’emparait alors de tout mon être et y installait en permanence une indicible joie de vivre et une grande fierté d’appartenir à ce monde si merveilleux. Les nuits qui suivaient ces contemplations, je m’endormais comme bercé par les nuages et porté par un Dieu bon.

Cette dérogation à la rigueur de l’horaire quotidien contribua sûrement à me faire aimer l’astronomie qui joua plus tard un rôle important dans l’évolution de mes pensées et de ma vie spirituelle.

Ces quelques cours de vacances pris dans la détente me sont apparus comme une juteuse compensation pour l’austérité et la maigreur squelettique des programmes réguliers. Somme toute, le programme scolaire au Juvénat était très peu élaboré. Il portait la marque du temps. La culture était l’apanage de l’aristocratie, du clergé et des professionnels. L’université était réservée aux clercs. Les Frères, comme l’exprimera plus tard le Frère Untel, étaient les «prolétaires de l’enseignement». Ils n’exerçaient pas une profession mais pratiquaient un métier. Il n’existait pas de véritables programmes de formation pour eux. Les cours de vacances étaient comme le préambule d’une ouverture à la connaissance qui allait marquer notre proche futur.

Malgré ce handicap, on doit reconnaître que les méthodes pédagogiques utilisées par les frères, fruit d’une longue maturation, la discipline qu’ils savaient faire régner dans les classes, l’assiduité à l’étude, de multiples attentions et créativités qui permettaient de capter les intérêts et de mousser les motivations, ont assuré à tous ceux qui sont passés par le Juvénat une formation qui les situe très haut au palmarès de la culture populaire de ce temps.

Ce fut une période d’incubation à la source des explosions culturelles que connaîtra le Québec d’après la guerre. Un grand poète québécois, Gaston Miron, était juvéniste au Mont-Sacré-Cœur pendant ces années-là. Plusieurs autres juvénistes de ma cuvée se sont également signalés par leur compétence dans les hautes sphères du savoir et de la pédagogie.

L’entrevue mensuelle

Chaque mois, sur le temps de classe, le frère Maître recevait tous les juvénistes en entrevue. Cette entrevue pouvait durer entre dix et quinze minutes. Ceux qui dépassaient vingt minutes étaient suspects ou enviés. Il y était surtout question de notre application en classe et de notre comportement à l’endroit des autres juvénistes. À cette entrevue le frère Maître abordait aussi un thème qui variait chaque mois et qui était le sujet principal de l’entrevue. Il pouvait être question de saint Tarcicius patron des juvénistes, de l’importance des activités en plein air, des règles d’hygiène, de la bonne tenue et que sais-je encore.

L’une de ces entrevues qui dura à peine dix minutes fut la principale bougie d’allumage de ma motivation à étudier le plus longtemps possible. Frère Maître, dans un langage simple, me fit miroiter les programmes d’étude qui, après les brevets d’enseignement, conduisaient jusqu’à l’université. J’étais comme fasciné de voir qu’on pouvait passer des années à étudier une seule matière, la littérature, le latin, l’histoire. Je sortis de cette entrevue comme ensorcelé par la vision des nombreux champs d’étude qui pouvaient m’être accessibles et par une volonté bien arrêtée d’aller le plus loin possible en ce domaine, jusqu’à l’université même.

C’est là pour la première fois que j’entendis le mot « baccalauréat ». Je le répétais souvent intérieurement comme un mantra qui donnait du sens et de la chaleur aux périodes d’étude qui figuraient au programme de chaque journée.

J’avais foi en moi et surtout en la communauté qui me faciliterait l’accès à ces sommets que j’avais jusque-là à peine entrevus.

La foi soulève des montagnes, un petit mot bien placé le peut aussi.

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1) Frère Jean-Claude Éthier, après avoir analysé son curriculum personnel, donne une bonne idée de la variabilité des programmes d'études suivis par les Frères du Sacré-Coeur au Canada.

Suite à l'expérience de la sécularisation des écoles en France au début du 20e siècle, les frères avaient plutôt tendance à gérer eux-mêmes leurs propres programmes de formation des maîtres. Ils le faisaient en respectant les exigences variables des milieux où ils enseignaient, mais aussi avec une certaine astuce à découvrir les voies les plus rapides qui leur permettaient de répondre à ces exigences. Cf. son éloquent témoignage. Clic.
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Prochaine parution : # 5 - Fraises et vacances

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