samedi 13 mars 2010

13- Le noviciat, serre chaude de vie spirituelle

Le maître spirituel :
une passerelle vers un monde où les apparences sont dépassées...
une voie qui, sans dogmes, nous aide à voir plutôt qu'à penser
...


La vie au Mont-Sacré-Cœur est en soi un bain en immersion totale dans la vie spirituelle.

Les lieux sont partout piqués de rappels des mystères chrétiens. Sur l’ensemble de la propriété, on compte au moins trois croix du chemin, il y a aussi la grotte qui rappelle les apparitions de Marie à sainte Bernadette Soubirous, un kiosque dédié à saint Joseph et une statue de saint Michel archange qui terrasse toujours nos démons de sa lance.

À l’intérieur, en plus de la grande chapelle ouverte à tous, le Noviciat et le Scolasticat ont leur propre chapelle et le Juvénat a son oratoire. Au bout des corridors, sur les paliers d’escaliers, dans les salles de classe ou de récréation et dans les divers réfectoires, on trouve partout des statues du Sacré-Cœur ou de la Vierge.

Quand nous traversons le corridor central au deuxième plancher, une succession de paires d’yeux nous regardent avec bienveillance. Des personnages qui ont la pose, les couleurs et le froid sérieux des saints en images, il ne leur manque que le halo. Ce sont les peintures de tous les supérieurs généraux de la communauté depuis sa fondation.

Partout, dans toutes les pièces, des images saintes font office de décoration.

Il y a aussi le jeu des habitudes incrustées dans le déroulement des jours et des saisons qui figurent au programme des exercices d’entretien journaliers de sa santé spirituelle. Un type de vélo stationnaire : l’habitude de se signer à l’eau bénite en entrant dans chaque pièce et en y sortant; celle du Bénédicité et des Grâces qui ouvrent et concluent chaque repas -sans oublier la collation-, celle des prières avant chaque cours en classe, des chemins de la croix le vendredi et celle des visites à la chapelle après chaque repas ou presque. Il y a aussi, en saison, la visite au cimetière ou à la grotte. Et que sais-je encore?

Comme découpe du temps, le Mont-Sacré-Cœur suit le calendrier liturgique et célèbre toutes les fêtes chômées qui y figurent: Toussaint, Immaculée-Conception, Noël, Rois, Pâques. On y ajoute la fête du Sacré-Coeur que l’on précède d’une neuvaine de prières et que l’on célèbre avec éclat.

Les premiers vendredis de chaque mois, les mois de Marie (mai) et du Rosaire (octobre), les périodes du carême et de l’Avent, les fêtes de saint Joseph, des patrons de l’Institut (saint Jean l’Évangéliste, sainte Marguerite-Marie Alacoque) saint Blaise (3 fév.) et la bénédiction des gorges, sainte Catherine et sa tire, les saints Anges Gardiens… et j’en oublie, sont l’objet d’une dévotion particulière.

Chaque jour, on fait la lecture de la vie du saint du jour et le midi, avant le Deo Gratias, délieur de langues, on lit un passage de l’Imitation de Jésus-Christ. L’Angélus sonne et est récité le midi avant le dîner, alors que le chant du Salve Regina clôt la journée. L’Ametur Cor Jesu, de rigueur au lever, ouvrira aussi plusieurs de nos rencontres. Le chant « Animés de l’Amour » interprété au terme de nos réunions communautaires donne du cœur et de l’élan à toute la famille.

Et il y a surtout les saints dont « l’odeur de sainteté » pénètre tout le Mont-Sacré-Cœur. Parmi les principaux qui ont marqué ma mémoire de leur icône, notons :

Frère Louis-Félix, un ex-provincial, le dernier des frères français. Il passait ses journées longues à la chapelle à égrener son chapelet.

Frère Irénée, le respecté vieillard à mobilité réduite que l’on voyait les beaux jours d’été, assis sur un tabouret, appliqué à arracher avec une patience d’ange les mauvaises herbes de l’une des nombreuses allées qui découpaient le paysage du Mont.

Frère Albertus qui, à l’arrivée de chaque nouveau juvéniste notait méticuleusement dans son carnet de prières le nom des membres de sa famille. Les noms de son carnet étaient chaque matin épinglés sur la corde à linge de sa prière.

Frère Auguste jouissait de la réputation d’un saint animé d’une intense vie intérieure, ce que son décès prématuré va confirmer pour l’édification de tous.

Frère Cyprien que tous reconnaissaient comme un saint et un savant dont la sainteté était si fortement ancrée dans l’humilité qu’elle cachait ses merveilleuses qualités d’homme et d’érudit.

Frère Josaphat, provincial, qui manifestait à la chapelle une concentration peu commune.

Frère Polycarpe, le jeune, homonyme du premier supérieur qu’on a mis sur la rampe menant à la canonisation, prend aussi des allures de saint.

Et le frère Wenceslas, préposé au verger, dont l’austérité et la timidité avaient façonné un profil de saint canonisable.

Et que d’autres, des vrais qu’on ne soupçonnait pas, des saintes nitouches dont on riait sous cape et quelques athlètes des voies divines qui balisaient nos sentiers de novices comme sur les voies de Compostelle.

Et il faut ajouter en manière de condiment, les discours et les allocutions qui accompagnaient toutes les fêtes communautaires: jubilés, fêtes patronales des juvénistes, des novices, des scolastiques et de leurs maîtres, les obédiences, les décès, les collations de diplôme, etc… Tous ces discours suintaient le spirituel, la reconnaissance au ciel, les hommages à lui rendre, sans oublier la petite leçon-exhortation de morale spirituelle. Il y avait un langage "religiously correct" sans défaillance.

Ces hauts lieux de la polyvalence de la vie spirituelle ont imprimé à nos attitudes, à nos pensées et à nos agirs un caractère indélébile dont nous resterons marqués malgré l’usure du temps et les fracas des bouleversements à venir.

Le noviciat, une école de formation à la vie spirituelle

Changement de pilote
Il est 12h15. Nous sommes au réfectoire, en peu en retard sur l’heure habituelle.

Après le Bénédicité, on nous fait signe de nous asseoir. Les plats attendent sur les charriots. À la table des maîtres, il y a le frère Cyprien à sa place habituelle et à ses côtés, le frère Florentien.

Le frère Baunard, sous-maître, se lève et nous raconte l’histoire, souventes fois rééditée de cet apprenti pilote qui, en vol d’essai, après avoir appliqué scrupuleusement et avec succès les techniques complexes d’envol, de recherche d’altitude, de virages à tous les degrés, feuillette fébrilement son manuel en vue d’amorcer l’atterrissage. Une petite note à la dernière page l’informe : Pour les techniques d’atterrissage, voir Volume II. »

Et le frère Baunard, heureux de son effet mystère, conclut en disant : C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons présentement au Noviciat. Bienvenue au frère Florentien notre nouveau Maître, qui détient le volume II et merci au Frère Cyprien pour nous avoir si bien piloté depuis le début du noviciat. Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Deo gratias.

Nous étions consternés. À peine une heure plus tôt, en effet, le frère Provincial avait réuni toute la communauté à la salle académique. Il avait des informations importantes à nous communiquer. Après le décès du frère Auguste, Directeur des scolastiques, survenu le 4 mars, il devait lui désigner un remplaçant.

Probablement qu’entre les branches, on avait soufflé le nom du frère Cyprien comme le plus apte à remplacer le vénéré frère Auguste. Mais alors qui remplacerait le frère Cyprien? Les commérages les plus insolites battaient de folles ailes. On parlait du frère Valérius, cet ancien maître des novices qui, en 1932, avait inauguré le noviciat au Mont-Sacré-Cœur. Le nom du frère Gédéon, recruteur, s’infiltrait aussi avec les courants d’air. Le Saint-Esprit semblait à bout de souffle. Et nous les novices, étions coupés par notre silence de ces rumeurs de corridor.

Solennel, le frère Josaphat ouvrit la rencontre par une invocation au Saint-Esprit. Comme de fait, le frère Cyprien fut proclamé le nouveau Directeur des études et du Scolasticat.

Après les applaudissements très nourris de la part des scolastiques on attendait la suite non sans une certaine nervosité. Ce fut une surprise. Frère Florentien était jeune, et professeur au Juvénat depuis trois ans à peine. Il était apprécié, mais de là à penser qu’il pouvait prendre le poste important de Maître des novices il y avait une marge que les commérages n’avaient pas osé franchir. Les applaudissements furent plus lents à venir. Chez les novices, les émotions d’accueil s’entrechoquaient avec celles qui président aux adieux.

Après le repas, les deux frères Maîtres (l’ancien et le nouveau) prirent tour à tour la parole. Des gratitudes et des mots de réconfort. Tout selon les convenances de la situation. J’ai cependant retenu que le frère Cyprien demeurait à notre disposition pour toute forme de consultation souhaitée et que frère Florentien, beau joueur, l’en avait remercié poliment. Il y voyait pour tous ceux qui le désiraient un grand avantage pour la continuité de leur bonne formation spirituelle. « Frère Cyprien, dit-il en riant, vous avez accumulé assez d’heures de pilotage que vous n’avez pas besoin du Volume II pour amener vos sujets à bon port. »

Cet arrangement ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. J’étais réconforté à la pensée que je n’aurais pas à tout reprendre pour quelques mois avec un autre directeur spirituel.

Et, sous-jacent à cet accommodement de bon sens, je voyais pointer la possibilité d’assouvir une petite vengeance mise au rancart depuis ma déconfiture asymptotique.

Frère Florentien entra au Noviciat avec la fougue d’un adolescent prêt à tout bouleverser.

Toute l’atmosphère du Noviciat en fut changée. Même horaire, mêmes règlements, mêmes habitudes mais un autre décor, une toute autre allure.

D’abord le gris-vert des salopettes remplaça le gris-noir des soutanes à tout usage. Depuis toujours, les novices et les frères n’enlevaient leur soutane que pour dormir la nuit. Frère Florentien acheta deux bonnes douzaines de salopettes gris-vert couvre-tout, comme celles que revêtent les employés de la voirie. Dès lors, tous les travaux d’extérieur et quelques travaux plus salissants à l’intérieur n’étaient plus accomplis par des novices aux soutanes relevées et aux allures de moines mais par des civils aux allures de mercenaires.

C’était le printemps. La serre déborda de nouveaux plants, la préparation des plates-bandes et l’aménagement des jardins furent classés comme les priorités de l’heure. Ces travaux occupaient non seulement une partie des mercredis et des samedis après-midi mais souvent aussi la récréation de quatre heures. Parfois, les urgences commandaient une absence au cours, voire même un congé du cours de spiritualité ou d’histoire de l’Institut pour tous. À tel point que certains frères du Centre parlaient du Noviciat avec un sourire empreint de malice religieuse comme d’une «excellente école d’agriculture ».

Et à l’intérieur, une salle à tout foutre du sous-sol fut aménagée en cellier. Il en sortit des vins de tout cru qui fermentaient dans des barriques de plastique et que l’on servait aux jours de fête à la table des frères du Centre.

Les conférences aussi changèrent de ton. Au lieu de nous expliquer les splendeurs de Dieu et les avenues tortueuses de la vie spirituelle, frère Florentien nous faisait voir des pans de la vie réelle des frères dans les maisons confrontés quotidiennement aux exigences du boulot et à celles de la vie communautaire. Nos yeux s’ouvraient et nos oreilles se dressaient. C’était du concret. Il est plus facile et plus agréable d’entendre parler des hommes que de Dieu.

Ces conférences ont cependant brossé de noir le tableau de la vie dans les maisons. La vie en communauté y apparaissait difficile et le maintien de notre idéal de vie religieuse pratiquement impossible.

Je me suis prévalu de mon droit de continuer ma direction spirituelle avec frère Cyprien. Mes rencontres avec le frère Florentien étaient limitées aux entrevues mensuelles réglementaires.

Stimulé par ce tourbillon d’activités et de nouveautés, le temps nous emporta vite vers l’échéance du noviciat : la profession religieuse. Les quatre mois vécus sous la tutelle du frère Florentien passèrent sans trop de turbulence. Frère Florentien se gagna rapidement l’affection de tous les novices. Moi je me tenais un peu à l’écart, protégé par mes réserves. J’étais plutôt critique. Je me surprenais, quoique tout jeune, à me retrouver sous la peau de vieux moines grincheux, incommodés par le bris des traditions et des habitudes.

Frère Florentien fut Maître des novices pendant quatorze ans, plus longtemps que la plupart de ses prédécesseurs. Il a fait sa marque et a assuré aux jeunes frères qu’il a dirigés de 1946 à 1965 une très bonne préparation à leur vie de frère-éducateur …dans les écoles.

L’école de vie spirituelle
À quelle spiritualité carburait-on au Noviciat, fournée de 1945-46?

Je garde de mon noviciat le souvenir d’un temps de grâces, celui d’une merveilleuse école qui m’a initié à l’art de la connaissance de soi, à celui du contrôle de ses émotions et à celui encore plus difficile d’une incessante quête de sens. J’ai eu la chance de connaître deux maîtres spirituels fort différents. L’un, frère Cyprien, qui nous menait au ciel, et l’autre, frère Florentien qui nous orientait vers la terre des vivants.

La recette Cyprien : l’art des relations durables

Quel merveilleux gourou que ce frère Cyprien.
La richesse d’une vie se trouve dans son sens plus que dans ses réalisations. Frère Cyprien était un homme fasciné par l’essentiel. Dans ses conférences et ses entrevues il s’employait à bien camper le point de visée de notre vie spirituelle et par le fait même de notre vie religieuse. Pour lui, la vie ne trouvait son sens suprême, même ici-bas, que par et dans une relation vivante, chaleureuse, toujours renouvelée avec Dieu incarné en Jésus-Christ.

Pour lui, Dieu n’était pas l’Être suprême à qui on doit offrir le sacrifice de sa vie, mais le père de tendresse, le frère de tous les jours, le compagnon de toutes les activités. La Beatissima Trinitas, point de convergence de sa ferveur, c’était sa Sainte Famille, le lieu et le grand tout dans lequel il faisait bon vivre et se reposer. C’était son ciel.

Ce ciel, il s’ingéniait à nous le faire découvrir et à nous y faire goûter. Attentif à nous, il nous en parlait peu. Cependant, il guidait notre regard et nous laissait le plaisir de nos propres recherches et de nos propres découvertes.

Il ne nous formait pas comme on façonne une statue à son propre modèle. Il assistait à notre autoformation. Les outils à utiliser pour réaliser ce façonnage de notre être (fidèle au vocabulaire du temps, il parlait de notre âme plus que de notre être) n’avaient rien de sophistiqué ou d’extravagant. C’était les mêmes que ceux de toujours qui avaient sculpté une grande variété de saints canonisés ou non : la prière, la mortification, la méditation et le silence.

La prière c’était tout simplement un contact avec le Dieu à qui on pouvait donner une multitude de noms et de titres interchangeables. Il s’agissait de trouver le chapeau qui nous agréait le plus. Contact instantané, fractionné comme un code morse, sans voix comme la chaleur, global comme un toucher… un contact. Si ça n’allait pas, comme cela m’arrivait la plupart du temps, patience, répétition, endurance, et pas de panique… la présence est un contact, aussi bien au Nord qu’au Sud en passant par tous les degrés de tiédeur.

La mortification n’était pas à ses yeux un masochisme couronné. On devait la pratiquer comme le toilettage préparatoire à une rencontre amoureuse. La mortification du regard, ne pas regarder par les fenêtres en classe ou par une porte entrebâillée dans les corridors… en vue de discipliner l’attention à apporter à une présence; mortification du goûter, bon moyen de découvrir les saveurs divines présentes en tout, et toute la kyrielle des mortifications en minuscules venaient à la queue leu leu en vue d’un garde-à-vous de plus en plus digne en présence de son Souverain. Mortification aussi de nos jugements toujours trop faciles. « Partout où il y a de l’homme il y a de l’hommerie » nous disait-il souvent. Il freinait ainsi les condamnations qui n’étaient pas de notre ressort et relativisait l’importance de nos échecs.

La méditation, une alimentation spirituelle pour l’intelligence de Dieu. Il ne s’agissait pas tellement, comme beaucoup de volumes nous le proposaient, d’organiser un raisonnement serré qui aboutissait en trois temps à une conclusion, ni même de mousser les motivations à la manière des «pep talk» de prédicateurs, non, tout simplement un exercice qui développe et entretient dans l’intelligence le goût du spirituel et l’intelligence des vérités de foi. Exactement comme un scientifique peut avoir le goût et l’intérêt à lire et à réfléchir sur les découvertes de la science, anciennes et nouvelles.

Il nous suggérait de trouver les écrits et les auteurs qui suscitaient le plus d’intérêt pour nous. Les textes de la liturgie pouvaient être très nourriciers. Il nous les commentait souvent avec la clarté de son intelligence et la fougue d’un découvreur.

Le silence, c’était comme la serre chaude des germinations spirituelles. Il n’était pas au Noviciat une règle d’ordre disciplinaire. Frère Maître n’avait pas à rappeler les consignes du silence. Il avait su créer une ambiance et maintenir une attitude qui faisaient régner le silence comme une atmosphère. Pas le silence du vide des hautes altitudes mais celui de l’air qu’on respire, qui nourrit et purifie. Je n’ai jamais trouvé ailleurs, si ce n’est lors des retraites fermées, l’atmosphère de paix et de sérénité qui régnait au Noviciat. Je crois qu’il y a des complicités nourries entre ce silence et celui qui m’a bercé à l’état embryonnaire.

Je ne sais trop comment, frère Cyprien m’avait mis en appétit de cet univers tout nouveau pour moi. Mon apprentissage, c’était d’y naviguer comme en apesanteur, composant avec mes propres lourdeurs, et de m’initier au maniement des instruments du bord. Il m’assistait avec la patiente tendresse d’un père.

Les sacrifices et les mortifications, la prière même, ne tirent pas leurs valeurs des souffrances qu’ils génèrent mais, comme des exercices de culture physique, ils valent en autant qu’ils confèrent à l’âme la qualité, la souplesse, la finesse et la force que les exercices physiques confèrent aux muscles et à la santé du corps.

Et tout le rôle de Cyprien, tuteur de la vie spirituelle, consistait à assurer une présence à cet entraînement quotidien pour en corriger les extravagances ou les fausses routes de même qu’un soutien pour en assurer la persévérance. Je revois la lignée des novices qui, après la prière du soir, avant le coucher, prenaient une minute ou deux pour lui rendre compte de leurs exploits ou de leurs échecs spirituels et recevoir de sa bouche les sédatifs appropriés.

La vie de relation est un recommencement perpétuel. Et telle est aussi la vie spirituelle qui se prête à toutes les finesses et à toutes les astuces. Elle n’a que faire de la routine et des habitudes de vie. Sans mettre la hache dans les habitudes de vie religieuse qui s’installent si facilement à quelque niveau que ce soit, frère Cyprien m’a fait voir que d’autres voies que celle de la « stricte observance » menaient aux « pays d’en haut ». Le changement et la mobilité sont des constantes de la vie et la vie religieuse comme toute forme de vie doit se réinventer à tout moment.

Les moyens utilisés pour ce façonnage de l’âme étaient très simples. Ceux du bord : le plan du mois comportant des objectifs précis, l’examen particulier quotidien, la pratique nourrie des oraisons jaculatoires en y ajoutant la lecture assidue et réfléchie des écrits les plus nourriciers pour les ‘quêteux’ de sens que nous prétendions être ou devenir.

Frère Cyprien fut mon directeur spirituel pendant plus de quinze ans. J’étais si lourdaud et si coriace qu’il n’a pas réussi à me faire lever bien haut dans les sphères spirituelles. Je lui suis cependant redevable et pour toujours d’une certaine sérénité que j’ai réussi à maintenir malgré les nombreuses turbulences qui ont agité le survol de nos temps de vie. Les libérations qui me sont venues lentement sont aussi dues en grande partie à la finesse de son bistouri et à son doigté de chirurgien expérimenté. Les îlots de paix qui arrivent à s’installer dans une vie sont le fruit de patients efforts et de longues luttes. Frère Cyprien était un artisan de paix « durable ».

Les recettes Florentien – homo vivens

Chacun dans la chanson de sa vie révèle sa ‘majeure’ et ses ‘mineures’. La ‘majeure’ ou la marque que le Frère Florentien donnait à sa formation, m’apparaît être celle de la communauté. Par tempérament il était, je crois, plus un homme de communauté qu’un homme de vie intérieure. Les valeurs du cœur et de l’harmonie prévalaient sur celles de l’esprit et de la conformité.

Cette dominante apparaît très clairement dans le type d’organisation qu’il a instaurée au Noviciat. Plus que le silence, il favorisait la communication et la collaboration. Doué d’une empathie naturelle conquérante, il sut développer un esprit de famille qui explosait dans les soirées de famille et qui s’étendait à la grande famille communautaire celle qui se vit dans les maisons où les frères sont mobilisés par le boulot quotidien de l’animation d’une école et par les frissons de la vie commune.

La formation donnée par le frère Florentien devait nous préparer à notre vie concrète de frère éducateur dans une communauté réelle où les saints côtoyaient les blasés, les jeunes, les vieux, les actifs, les mémères. La vie spirituelle s’incarnait dans la fidélité à sa vocation par la stricte observance des règles et la pratique de la charité fraternelle. C’était des valeurs sûres, concrètes, complémentaires à celles que pouvaient communiquer le frère Cyprien et probablement aussi plus monnayables pour des jeunes de seize ans qui aspiraient à faire carrière dans l’Institut.

Par choix, et peut-être aussi un peu par crânerie, je n’ai pas goûté à la direction spirituelle personnelle qu’aurait pu me donner le frère Florentien. Je ne me souviens pas non plus de sa pensée ni de l’importance qu’il accordait à la prière, à la vie religieuse, aux vœux, à l’observance de la règle. Il n’en parlait pas en termes évangéliques ou spirituels. Les vœux de pauvreté, d’obéissance et parfois de chasteté étaient expliqués par des exemples concrets tirés de son expérience à l’école Meilleur avec le bon frère Edmond ou extraits de sa correspondance avec les jeunes frères.

Frère Florentien nous formait à l’ultrason, par des ondes irradiantes qui se dégageaient de sa plénitude d’être. Saint Irénée a exprimé en quatre mots l’essentiel de la vie spirituelle : « Gloria Dei homo vivens » La gloire de Dieu c’est l’homme vivant. Frère Florentien était un «homme vivant» dans toute la force du mot. Tel était son charisme. Il a bien fait fructifier son talent. On peut dire j’aime mieux les pommes que les oranges, mais pas que la saveur de la pomme est supérieure à celle de l’orange.

Teilhard de Chardin, qui voyait dans la matière de puissantes vertus d’incarnation du spirituel, de la cosmogénèse à la noogénèse, insistait sur l’importance de tenir bien en mains et en harmonie ces deux axes d’évolution et de croissance présents en tout être. Je me considère comme très chanceux d’avoir pu, au début de ma vie religieuse, communier à ces deux pôles bien définis et bien incarnés chez les frères Cyprien et Florentien.

Prochaine parution : # 14 - Faire ses bagages pour la vie

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire