samedi 23 janvier 2010

6- La bourse aux valeurs affectives


La notoriété, c'est lorsqu'on remarque votre présence,
la célébrité, c'est lorsqu'on note votre absence. [Georges Wolinski] [+]

La bourse aux valeurs affectives

Frère Laurien et Frère Florentien

1944. Je suis en 10e B. Frère Laurien est mon titulaire, Il enseigne l’algèbre dans les deux classes de dixième, alors que le frère Florentien, titulaire de la 10e A, y enseigne la géométrie. Tous les jeudis soir, frère Florentien surveille notre étude. Une entente entre les deux titulaires, de façon à ce que chacun puisse répondre aux questions des élèves dans la discipline de sa compétence.

Je suis le troisième en ligne près du tableau opposé aux fenêtres à attendre mon tour pour une consultation du frère Florentien sur une question de géométrie.

Ma question, que j’ai concoctée depuis une bonne semaine, est bidon. Je trouve illogique et impossible la définition que l’on a donnée de l’asymptote « Une courbe qui se rapproche d’une droite sans jamais y toucher. »

On en avait discuté avec des « bolés » de mon groupe qui étaient aussi des fans du frère Florentien. Je croyais avoir compris la réponse mais je gardais ma question comme une clé passe-partout à multiples fonctions. Si tu demandes à quelqu’un : « C’est quoi une asymptote? » ce n’est pas comme dire : « Quel temps fera-t-il demain?». Tu attires l’attention, ce n’est pas banal. Et tu te gourmes à l’idée de ce que les autres vont penser de toi.

Le motif de cette question au frère Florentien? C’est un peu compliqué et aussi un peu gênant à expliquer. Vous le devinez, ma question ne relève pas vraiment de la géométrie, elle ne révèle pas chez moi quelque malaise asymptotique.

D’entrée de jeu, il faut dire que dans un milieu fermé comme le Juvénat où les professeurs sont en contact presque 24 heures sur 24 avec les élèves, il se développe une espèce de jeu de bourse non inscrit aux valeurs mobilières mais qui s’avère très actif dans le domaine des valeurs affectives. Ce système fonctionne par des cotes tacites mais fort bien connues qui affectent chaque professeur, qui marquent sa compétence, soupèsent ses attitudes et déterminent à l’avance son efficacité.

C’est la cote de la popularité qui est la plus importante. Cette cote est signifiée par des indices non étalonnés mais qui ne mentent pas. Ainsi, que le prof sorte sur la cour de récréation, l’indice de sa popularité se mesure au nombre de juvénistes qui s’agglutinent autour de lui. En promenade, c’est la largeur de la route que prennent ses fans qui sert de jauge.

Souvent la cote confidence va de pair avec celle de la popularité. L’étude du soir, c’est le temps approprié pour ces confidences. Le professeur dont le talent est reconnu en ce domaine voit la ligne des candidats s’allonger du côté droit de sa classe jusqu’à sa tribune. Il en aura pour toute la période d’étude à entendre ces confidences et à les nourrir.

Le confident s’approche souvent du bureau de son titulaire avec un livre en mains, préférablement le livre de géographie aux dimensions plus grandes que les autres. Le coude gauche appuyé sur le bureau du professeur, il se cache la figure avec son livre de façon à ce que les autres de la classe ne puissent entendre ou deviner le sujet de sa conversation. Ces entretiens peuvent durer de cinq à vingt minutes. Une vingtaine de paires d’yeux numérisent les signes marginaux de ces échanges sur les valeurs du coeur.

Il y a même entre les confidents de tacites concours de durée. Tout en feignant l’indifférence, les collègues de classe, témoins de cette compétition, enregistrent les scores de chacun. Cela peut servir à définir l’image changeante de ses collègues et en conséquence à modifier le type et la qualité des relations à développer avec eux.

La bourse aux valeurs affectives avait au Juvénat beaucoup d’autres ramifications plus subtiles et plus difficiles à définir.

Comment ce jeu de bourse était-il perçu, tant par les investisseurs que par les observateurs ? Je n’ai pas d’autre témoignage que le mien à ce sujet.

Dans ce jeu, je me considérais comme perdant en partant. Par instinct de survie, j’ai plutôt développé intérieurement l’attitude du renard au « sour grapes ». « C’est téteux, me disais-je, et cette façon d’agir ne mérite que le mépris. »

Ces constatations activaient la brouille de mes contradictions internes.
Par dépit, j’avais choisi frère Laurien comme mon prof vedette. Je le défendais et je nourrissais le feu de mes affections à son endroit. Par ailleurs, j’étais jaloux, sournoisement jaloux et du frère Florentien et de ses fans.

J’aurais secrètement voulu en être. D’où mon stratagème : l’amorcer par une question de géométrie qui forcerait son attention. L’asymptote, m’ouvrira-t-elle un compte à la bourse des valeurs affectives ?

La raison principale de ma jalousie ? Sans savantes psychanalyses, je crois que les forces des autres creusaient la profondeur de mes faiblesses. Mon ego s’en trouvait ébranlé.

J’étais jaloux, pour ne pas dire envieux, du frère Florentien. Il rayonnait de beaucoup d’empathie. Il était à la fois joyeux et sérieux. Il chantait aussi comme un Caruso. Son répertoire puisé dans les albums de La Bonne Chanson de l’abbé Gadbois était grandement applaudi lors des soirées de familles. Le rôle qu’il avait tenu dans une pièce de Théodore Botrel joué par les Dramaphiles lui avait mérité beaucoup d’applaudissements. Bref, frère Florentien était le plus populaire des professeurs au Juvénat de cette époque.

Moi, par réaction, pour contrer cet envoûtement généralisé et peut-être un peu par pitié, j’avais choisi Frère Laurien comme mon prof vedette.

Mon prof était plus terne. Je l’admirais pour des qualités internes que je n’aurais su nommer. Il était discret, il ne cherchait pas la popularité, il ne chantait pas, je ne l’ai pas vu jouer dans les Dramaphiles, mais c’était le mien. Il me semblait qu’on lui avait volé les qualités qu’on accordait au frère Florentien.

C’est dans cet état d’esprit que j’allais ce soir-là poser au frère Florentien ma question sur l’asymptote qui se rapproche toujours d’une droite sans jamais y toucher. Je voulais peut-être l’embarrasser, mettre à nu la faiblesse de sa cuirasse. Je souhaitais peut-être aussi être admis dans sa cour et vérifier si j’avais quelque chance qu’il m’initie aux confidences, domaine où je me sentais complètement ignare et dépourvu.

Mon tour arriva après une quinzaine de minutes. Ce fut court, très court, trop court. Aucune porte aux confidences ne fut ouverte, aucune invitation à prendre le thé au salon. Le prof me répondit ce que je savais déjà : « Allez voir à la page x de votre manuel; ça fait partie des postulats d’Euclide ». Comme on ne peut tracer qu’une seule droite entre deux points ou que le triangle a forcément trois côtés qui se croisent deux à deux. Si on ajoute un côté ce n’est plus un triangle. Si l’asymptote touche, ce n’est plus une asymptote.

J’étais touché, confus comme je l’avais été lorsque j’avais osé demander à Mlle Farly la définition de la transsubstantiation. La cuirasse du maître de géométrie était sans faille. Et moi, mes rêves de gagner quelque point à la loterie des valeurs affectives se dégonflaient comme un ballon qu’on a percé d’une épingle. Je revenais Gros Jean comme devant, un gros X sur ma carte de membre du club anonyme le plus prestigieux du Juvénat. Aucun atome crochu n’arriverait jamais à vibrer en moi pour le frère Florentien. Pourtant, nos routes devaient se côtoyer ou se rencontrer à plusieurs reprises.

Je garderai donc mes banderoles pour le bon frère Laurien.

Prochaine publication : # 7 - Dimanche au Juvénat

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