samedi 2 octobre 2010

24- L'intelligence de la foi

"Si nous résolvons les problèmes de la foi par la seule voie d'autorité,
nous posséderons certes la vérité mais dans une tête vide"
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique

La foi du charbonnier, cette attitude d’abandon confiant à Dieu, à l’Église et à leurs représentants, est honorée dans l’Église parce qu’elle définit le fondamental de la foi chrétienne qui est avant tout un acte du cœur, une adhésion inconditionnelle à Dieu nous révélant son dessein de salut.


Jesus Magister n’était pas un noviciat ni une école de formation spirituelle. Il n'avait pas pour but premier de raviver la foi. Comme toutes les facultés de théologie, il s’inscrivait dans la longue tradition de l’Église de rendre la Révélation intelligible à l’intelligence humaine de tout temps.

Pour nous, il fallait décortiquer les données brutes apprises depuis l’enfance pour les rendre intelligibles et surtout tâcher de découvrir la portée et le sens que pouvait avoir cette Révélation dans un monde en mouvance. Voici l’essentiel de ce que j’en ai retenu et qui vaut encore après plus de 50 ans.

La dogmatique avec Carolus Molari.

Il était jeune. Ardent, il avait le don de nous communiquer sa passion pour l’évocation des astuces déployées par la raison humaine dans sa saisie du mystère révélé. Avec lui, on a parcouru les principaux dogmes qui ont balisé la doctrine chrétienne d’énoncés clairs et compréhensibles.

En 325, au concile de Nicée, il fallait non seulement résoudre l’équation mathématique d’un Dieu en trois personnes mais surtout préciser les concepts de nature et de personne et les agencer de façon à ce que la même nature divine puisse être partagée également par chacune d'elles tout en rendant compte de leur diversité et des fonctions que la foi attribuait à chacune d’elles : fonctions de création, d’incarnation, de rédemption, de sanctification, de paternité, de filiation, de verbe et de lumière, d’amour et de justice, d’expansion, de rassemblement et d’Église.

Un prodige d’équilibres funambulesques au milieu de factions qui jouaient de leurs pouvoirs et de leurs épées pour imposer leur foi ou la suprématie de leur Église sur les autres. Et à travers ce contexte pour le moins aussi mêlé que le nôtre, les conciliabules ont abouti à des consensus qui valent encore aujourd’hui. Les dogmes, des chefs d'oeuvre du génie humain


Le terme « homoousios » rassembla tous ces éléments épars et fut inscrit dans le credo qui rallia la majorité des pères conciliaires. Ce credo fut un certain temps professé à tous les rassemblements des croyants chrétiens. Il fut appelé le Symbole de Nicée.

En christologie, il fallait suivre une démarche inverse: agencer deux natures en une seule personne, Et c'est alors le terme "théotokos" (mère de Dieu) qui rallia ous les Pères du concile, faisant de la Vierge Marie la Mèe de Dieu (la mère de l'unique personne de Jésus, douée à la fois de la nature humaine et de la nature divine) et non pas seulement la mère de Jésus-homme.
Comment la raison peut-elle traiter ces concepts apparemment in-compatibles l’un avec l’autre ? Combien de débats sans fins, d’arguties et d’argumentations serrées fallut-il pour en arriver à des formulations acceptables par la raison et qui firent consensus dans la diversité des communautés chrétiennes ?

Au départ, ces discussions pouvaient nous paraître farfelues et tirées par les cheveux. Molari avait le don de nous faire découvrir les fondements de la foi qu’elles éclairaient et la précision des formulations qu’on en avait dégagées.

C’est par ces échanges et ces explications que j’ai pris conscience que la foi chrétienne et la religion qui la portait ne se limitaient pas à un vague message d’amour si joliment enrubanné fût-il, ni à quelques recettes de vie pré-cuisinées. Il était réconfortant de penser que chaque article du credo était passé à la moulinette d’esprits avisés et à celle de la foi ardente. Mon admiration pour l’Église et son histoire s’en trouva décuplée.

Le verbatim de ces cours n’était pas très nourricier pour la foi. J’ai compris qu’en ces temps et pour longtemps et pour certains, il im-portait plus d’avoir une définition juste de la foi et de la bien com-prendre et de la bien professer que d’en vivre. Comme dans les fa-milles bourgeoises, l’habit faisait plus le noble que le sang ou la foi. J’ai aussi compris que sans cette structure étouffante et mal adaptée à nos temps, sans la rigueur des dogmes, fruits de discussions souvent byzantines, le message révélé aurait pu s'effilocher en de vagues et multiples expressions du sentiment religieux sans grande portée réelle et pour notre monde en devenir et pour chacun de ses croyants.

L’Écriture sainte

Tout jeune, l’Écriture sainte me fascinait comme un mystère. C’est avec beaucoup d’avidité que j’ai « communié » aux nombreux cours de Bible qui figuraient au programme de nos trois ans de théologie.

Ils étaient les plus riches et les plus porteurs de sens.

Malgré toutes les mises en garde des antimodernistes, "l’École biblique et archéologique française de Jérusalem" fondée en 1890 avait déjà porté ses fruits.

Les découvertes des manuscrits des grottes de Qumrân (1947) avaient donné aux études bibliques un élan extraordinaire. Jusqu’à cette époque, les études de la Bible étaient plus spirituelles qu’analytiques. Chaque mot de la Bible portait le caractère sacré de toute la Bible elle-même. La Bible avait été comme figée au Ve siècle dans la traduction de la Vulgate. Retrouvant presqu’entièrement Isaïe dans les amphores de Qumrân, les écrits bibliques prirent des dimensions « humaines » qu’on n’avait pas osé leur donner.

Du coup, la Bonne Nouvelle du salut n’était pas qu’une parole sacrée de Dieu mais l’histoire de sa présence, de son incarnation au sein de l’histoire des hommes. Peu de philosophie sur la nature éternelle de Dieu, mais de multiples facettes de sa présence, des modulations à l’infini des relations qu’elle nouait avec les hommes dans leur temps de vie. Job, Moïse ou Jacob, David, Osée et Isaïe sortaient des cadres sacrés dans lesquels on les avait nichés pour s’animer et vivre « live » devant nous une lutte acharnée de survie en présence de l’Éternel. Ils reprenaient indéfiniment et sur tous les chantiers du monde, ceux de la guerre et ceux de la paix, ceux de l'autorité et de la soumission, ceux de l'enseignement et ceux de la prière, sur toutes les facettes de la vie humaine, ils reprenaient une relation toujours compromise et toujours à renouer avec un Dieu toujours présent. Qumrân a transformé la lecture des textes sacrés en un cinéma à trois dimensions : Dieu, l’homme et le temps.

Et dans cette ambiance survoltée, l’École biblique de Jérusalem qui avait eu à sa tête un suspect de modernisme, le père Marie-Joseph Lagrange, O. P.,(2) après de savantes recherches et un apport indéniable des sciences humaines, publiait, en 1958, la Sainte Bible de Jérusalem qui allait modifier de fond en comble la lecture des saintes écritures et l’interprétation du message révélé.
En cette période, les études, les revues, les publications bibliques foisonnaient. Je suis fort heureux d’avoir commencé mes études bibliques dans cette ambiance d’extraordinaire effervescence.

Deux profs m’ont surtout marqué en écriture sainte : Spadafora et Beaucamp.

Mgr Francesco Spadafora (3)

Italien, professeur d'Écriture sainte au Latran, il était un exégète très versé dans l’étude des langues anciennes : l’hébreu, l’araméen et le grec.

Il allait à la racine des mots, en extrayait le sens profond lié au contexte du temps et s’en servait comme d’un phare qui éclairait des pages entières plus ou moins obscures des textes sacrés.

Ainsi, avec le « tohu bohu »(4) du premier chapitre de la genèse sur la création du monde, tout le récit et tout le dogme de la création s’éclairait d’un jour tout nouveau beaucoup plus riche que la chi-quenaude divine qui faisait apparaître les êtres « ab nihilo » comme un magicien sort un lapin de son chapeau.

J’ai aussi surtout retenu de lui la « nephesh », terme hébreu qu'on a traduit par le souffle de vie. "Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. »(Gen. 2,7).

Avec la scolastique, nous étions emprisonnés dans des catégories qui faisaient toujours la paire : la matière et la forme, le corps et l’âme, la substance et les accidents, l’essence et l’existence.

L’explication de Spadafora autour de la « nephesh » me fit com-prendre que les concepts bibliques voyageaient souvent en trinité. Ainsi dans l’être humain il y avait la matière inerte, (la boue), la sensibilité et la nephesh (l’haleine de vie, le souffle de l’esprit). Il m’est apparu que tenter de comprendre l’homme et ses mystères selon les catégories d’Aristote nous faisait manquer une importante dimension qui pouvait éclairer par sa cohérence même aussi bien le mystère de la sainte Trinité, que celui de la personne humaine, celui de l’amour et de la participation à la vie divine.

Archimède a dit : « Donnez moi un point d’appui et je soulèverai le monde. » Avec un mot, Spadafora soulevait le sens de la vie, et aussi celui de la Révélation. Deo gratias Spadaf !
Franciscain, rondelet et joyeux comme les oiseaux du bon Dieu, il incarnait une conquérante exubérance de vie et exprimait sur les textes bibliques des idées neuves, en des mots dynamites non empêtrés dans le "religiously correct".
« Un coup de tonnerre dans une nuit d’été » c’est le titre qui coiffait sa présentation du prophète Amos. Par ses cours qui nous amenaient au cœur de la vie d’Israël, le père Beaucamp a dessiné l’image qui me semble définir le mieux le prophète : celle du journaliste-éditorialiste qui s’applique à donner un sens aux événements.

Les prophètes baignant dans la politique et les valeurs de leur temps ont tâché de leur trouver un sens, celui de leur foi, celui de Dieu. Ce sens, ils l’ont exprimé en une langue qui n’avait rien de sacré, qui ne venait pas du ciel, qui était la langue même du terroir dans lequel ils vivaient et que les gens ont compris sans avoir besoin de savantes exégèses. Un prophète qui parle au présent la langue des hommes est plus révélateur de Dieu et de sa révélation qu’un extraterrestre qui aurait parlé la langue de Dieu que personne ne pouvait comprendre.

Appliquez cette visée à Osée dont l’épouse vit de la prostitution ou à Ezéchiel qui collectionne les os des déportés à Babylone ou à Daniel qui chante dans sa fournaise ardente à Babylone ou à l’Apocalypse que certains ont vu comme le prodrome des malheurs de notre époque, situez tous les textes de la Bible dans leur temps, vous aurez, sans vous enfarger dans les fleurs du tapis, une clé pour comprendre la Révélation se révélant.

Spadaf, Molari et Évode, ma trinité de professeurs à Jesus Magister. Ils m’ont initié à la compréhension des mystères de la théologie chrétienne. Cette compréhension n’était pas uniquement logique et rigoureuse comme celle d’un théorème. Elle était aussi admirative et enthousiaste comme celle d’une découverte. À côté de ces « plats de résistance» les autres cours n’ont été que des plats d’accompagnement à saveur variable.
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(1) Le père Marie-Joseph Lagrange, O. P. est décédé en 1938. Sous sa direction l’École biblique de Jérusalem avait déjà poussé de savantes recherches exégétiques sur les textes de la Bible.

(2) Mgr Francesco Spadafora membre de la commission biblique pontificale sera consultant auprès de Jean XXIII spécialement en ce qui concerne l’inerrance dans la Bible.

(3) Tohu bohu – désert et vide – Gn 1,2

Prochaine publication : 25 - Mise à jour et bilan

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