samedi 25 septembre 2010

23- Une théologie à trois temps


« On ne pouvait que rechercher le ver dans cette pomme si parfaite, soupçonner que cette apparence de perfection peu ordinaire dissimulait la gravité et la profondeur du mal »

John Cheever Editeur : Joëlle Losfeld

Publication : 15/5/2008
Un ver dans la pomme


Ce matin du 20 octobre 1958, coiffés du chapeau romain et ayant revêtu la longue douillette noire qui nous allait jusqu’aux talons, sous un soleil aussi beau qu’on en fait à Rome en octobre, nous cheminions presqu’à la queue-leu-leu par les ruelles qui partaient de Campo dei Fiori pour nous rendre à Piazza Argentina d’où l’autobus devait nous conduire aux portes du Latran pour l’ouverture de l’Institut Jesus Magister. Pas d’autobus ce matin-là à la Piazza. À la place, des camions à ciel ouvert se succédaient pour prendre les passagers. Il y avait « sciopero » i. e. grève des transports ce qui faisait écrire à Lionel, alias Frère Jean-Pierre , « C’est donc debout dans un char romain …que nous franchîmes pour la première fois le chemin qui devait nous amener aux portes de la science.» (1)

Tout était beau. Trop beau pour être vrai. J’étais à Rome, la plus fascinante des villes à voir et à vivre, au cœur de son cœur tout vibrant d’impérissables souvenirs.

J’étais inscrit au Latran, la plus prestigieuse université catholique, pour y suivre pendant trois ans des cours de théologie auxquels je rêvais sans pourtant y croire.

J’étais entouré de frères tous imbus des mêmes ambitions de savoir et rayonnants d’une fraternité émaillée de joyeuse camaraderie.

Il faisait beau, tout était beau, je me considérais comme l’enfant choyé de la chance, le bébé gâté de la Providence.


Pourtant, pendant que tout brillait au dehors, en mon for intérieur sévissait une profonde noirceur. J’étais tenaillé par un doute persistant. Dieu existait-il et quel dieu ? La Révélation ? Une projection de l’esprit ? Rien de moins.

Une petite question de date et de lieu de naissance, et avec la même foi et les mêmes doutes j’aurais participé aux effusions de sang du haut de la pyramide du Soleil à Teotihuacan où l’on aurait pu me dire comme l’évêque Rémi à Clovis : « Courbe ta tête fier Sicambre, adore ce que tu as brulé et brûle ce que tu as adoré ».

Quelle est la durée du dieu éternel ? Laquelle des multiples images de Dieu le représente le mieux ? Le dieu d’aujourd’hui sera-t-il encore là demain ? Pourquoi lui sacrifier sa vie ? …

Je voguais à la dérive.

Et la vocation ? Les éternelles reprises que je devais faire à chaque récollection du mois n’étaient-elles pas le signe flagrant que je m’étais trompé de voie ? Je n’étais pas fait pour la sainteté ni pour le type de perfection axé sur le renoncement à tout ce qui me tentait. Certains sont daltoniens ou dépourvus quant au génie des mathématiques ou à celui de la musique. Vouloir en faire des mathématiciens ou des musiciens serait tenter le diable ou l’impossible. Peut-être en est-il de même du sens spirituel. Mal engagé dans la vie, était-il trop tard pour embrayer en marche arrière ?

Et la vie avait-elle un sens ? Jusqu’où s’étendait la relativité démontrée par Einstein ? Je ne voyais plus de vérité absolue sur laquelle ancrer ma quête de sens. Et suivait toute la kyrielle des bannières de la déception, des frustrations déjà accumulées en bonnes piles à l’aube de mes trente ans. Ces tiraillements internes me coupaient l’appétit de vivre. Souventes fois, j’ai souhaité en m’endormant me réveiller mort !!!

Je dépérissais, mais non par manque de nourriture. J’étais cet âne de Buridan (2) en train de mourir de faim entre deux tas de foin parce qu’aucune raison déterminante ne le poussait à choisir celui de gauche plutôt que celui de droite ou vice versa. Il y avait deux hommes en moi. Non pas l’un enclin vers le bien et l’autre vers le mal, mais l’un tiré par le passé, la tradition, l’enfance, la voie bien balisée et l’autre fasciné par l’avenir, l’inédit, l’aventure, la liberté, les sentiers de la découverte. L’un qui se répétait les formules de vérités apprises afin d’y croire, et l’autre qui s’acharnait à les démolir. Ainsi tiraillé j’en oubliais de grandir.

J’ai perçu Jesus Magister comme un tribunal qui trancherait le nœud gordien, qui indiquerait, sans possibilité de repli, la voie à suivre, qui démasquerait toutes les façades du vrai et du faux, qui départagerait le solide du farfelu, le roc du sable, et les lanternes chinoises des vrais rayons de lumière projetés par un vrai soleil.

La vérité, une vérité, se forgera-t-elle lentement au cours de ces multiples affrontements qui visaient, comme dans un jeu d’échecs, à pénétrer les lignes de protection de l’adversaire et à emprisonner son absolu, son roi, dans un échec et mat final ? Le résultat de ce match définira-t-il ma place bien à moi dans l’univers, dans le temps, dans la vie, dans ma vie ? C'était le défi de ces trois ans à Rome. Je l'espérais sans trop y croire.

Un jour, j’ai lu qu’un gourou avait accueilli un néophyte ardent, désireux de le servir inconditionnellement. Le lieu habité par le gourou était tout en désordre. Le jeune néophyte proposait d’y mettre bon ordre. Il demande: « Que dois-je faire ? Je suis prêt à tout ». Le gourou lui dit : « Tu vois la galerie là-bas ? Prends-y place, assieds-toi au moins dix minutes sur chacune de ces planches jusqu’à ce que tu aies trouvé TA place, la meilleure place, celle de ton meilleur confort».

Après une heure, une journée, une semaine, l’ardent néophyte, dont les énergies s’usaient à ne rien faire, revint vers le maître-gourou pour lui demander une tâche plus urgente et plus utile. À chaque fois il reçut la même réponse : « Retourne sur la galerie, quand tu auras trouvé TA place, tu le sauras vraiment et alors seulement tu pourras me servir efficacement».

Comme pour le jeune homme riche de l’Évangile, on ne sait ce qui arriva au bout d’une semaine ou d’un mois à cet ardent néophyte.

Cette parabole m’a fait comprendre l’importance avant tout d’être bien dans sa peau, de se trouver dans le monde une place confortable.

La théologie à l’Institut Jesus Magister, toute rutilante dans sa nouvelle formule avait aussi un ver qui rongeait dans le silence de ses nuits et de ses entre-lignes un fruit qui avait pris des siècles à mûrir.

Une partie d’échecs à finir allait se livrer en même temps dans mon for intérieur et dans l’enceinte sacrée de la vénérable Université Pontificale du Latran. Les BLANCS, représentant les vérités éternelles les mieux établies et les professions de foi les plus solennelles contre les NOIRS gonflés à bloc sous le vent de profondes remises en questions, dans une ruée vers l’or de la quête de sens, ce puissant ELDORADO des temps modernes. Du vrai senti contre les vérités toutes faites. J’essaierai de raconter les principales péripéties de ce match.

Premier pion – (blanc) - « Ave fratres! »

C’est par ces deux mots latins que nous accueillit, ce 20 octobre 1958 le frère Anselmo, directeur de l’Institut Jesus Magister et son principal promoteur. Réunis dans l’"Aula parva" (petite salle) de l’université, nous sommes près de soixante-quinze frères (3) enseignants appartenant à huit congrégations différentes et venus d’un peu partout dans le monde.

samedi 18 septembre 2010

22- À Rome, la fraternité des pionniers


La nuit ne tombe pas à Rome ; elle s'élève du coeur de la ville,
des sombres petites ruelles et des cours où le soleil ne pénètre que d'un rayon,
puis, comme la brume du Tibre,
elle glisse sur les toits et se déploie sur les collines.
[Caroline Llewellyn] [+]
Extrait de The Masks of Rome [+]


Il est 13h00, le 10 octobre 1958. Nous, les huit étudiants frères du Sacré-Coeur de l’Institut Jesus Magister, prenons place pour la première fois au réfectoire de l’Istituto dei Figli di Maria Immacolata, une communauté de prêtres italiens, qui nous abritera pendant toute la durée de notre séjour à Rome.

Dès le lendemain de notre arrivée à la maison généralice, au cours de la matinée, le Révérend Frère nous avait réunis dans la salle capitulaire dans le but de nous inviter à « accepter de bonnes grâces les nombreux inconvénients qu’allait nous apporter ce séjour dans un milieu 100% italien, en plein cœur de Rome, dans une communauté de bons pères que personne ne connaissait.

Sans lui dire qu’au fond de nous-mêmes, nous éprouvions un certain soulagement de ne pas lui être à charge, (litote empreinte de subtilités ecclésiastiques), nous avons religieusement et en toute soumission accepté les dispositions qu’il avait jugé bon de prendre pour nous. Il est parfois des situations où l’obéissance se présente à nous sous des couleurs de très grande facilité. Nous allions donc former une communauté autonome. Le frère Louis-Régis de Québec sera notre supérieur.

Immersion totale au cœur de Rome dans une communauté italienne. Que pouvions-nous souhaiter de plus ? L’exotisme a de fascinantes saveurs d’approche pour ne pas dire un sex-appeal indéniable.

La maison mère des Figli di Maria Immacolata a pignon sur la Via del Mascherone, 55, en face du Palais Farnese. À quelques enjambées de la Piazza Farnese, se trouve le fameux Campo de’ Fiori, lieu célèbre où, le 17 février 1600, fut brûlé vif pour hérésie et apostasie le mystérieux Giordano Bruno, précurseur des libres-penseurs. Tous les jours, le dimanche excepté, de 7h00 à 13h00, se tient au Campo de’ Fiori un marché à ciel ouvert. Aurions-nous pu nous retrouver plus au cœur de Rome que dans la résidence de ces bons pères ?

À quelques mètres à peine de la Via del Mascherone, le Ponte Sisto, le plus vieux pont romain enjambant encore le Tibre, monte la garde au-dessus du fameux fleuve et nous permet d’accéder en moins de deux au quartier Trastevere, le plus ancien des quartiers populaires du vieux Rome. Et l’on peut allègrement se rendre à pied à la Place Saint-Pierre en moins de trente minutes.

Tout autour, dans un diamètre de moins de deux kilomètres, se présentent à nous, lors de nos promenades à pied : le monument Victor Emmanuel, le Colisée, les Forums romains, le Capitole, la Piazza Navona, la Fontaine de Trevi, le Panthéon, le Château St-Ange et quoi d’autre encore ?

Un centre du monde et du temps qui a passé et qui viendra.

Nous logions au troisième plancher de l'Istituto. Huit chambres modestes mais convenables, de même qu’une salle communautaire. Au deuxième plancher, la chapelle des pères était à notre disposition pour nos exercices de piété.

Le réfectoire, situé au rez-de-chaussée, était commun à tous les résidents de la pension. Il s’agissait d’une vaste pièce de forme rectangulaire dans laquelle les tables étaient disposées en U le long des murs selon la mode monacale, laissant la partie centrale libre pour le service.

Pendant deux ans, c’est dans ce réfectoire commun que nous nous rendions trois fois par jour prendre nos repas. Ce réfectoire était également fréquenté par une quinzaine de prêtres de diverses nationalités qui étudiaient à Rome ou qui travaillaient à la Curie pontificale.

La troisième année, le nombre d’étudiants de Jesus Magister étant passé de six à quatorze, la direction de la maison accepta de mettre à notre disposition un local où nous serions seuls. Ce régime préférentiel avait l’avantage de permettre au frère directeur d’ajouter quelques gâteries sur nos tables, telles que céréales, confitures, miel, etc. Nous pouvions également renouer avec la tradition en lisant la vie du saint du jour à haute voix sans craindre d’importuner les autres pensionnaires.

Même si nous ne fréquentions plus le réfectoire commun, les camerieri (Carmine, Attilio, Aurelio, Fausto) demeuraient à notre service durant tout le temps du repas. Le plus coloré d’entre eux, Carmine, un petit homme dans la cinquantaine aux pas saccadés empruntés à la gent trotte-menu aimait bien nous raconter des blagues, même s’il savait qu’aucun des nouveaux étudiants ne les comprenait.

On nous servait les mêmes mets qu’à tout le monde. Les mardis, jeudis, samedis et dimanches étaient les jours les plus attendus puisque que l’entrée du repas du midi était toujours constituée d’une excellente "pasta asciutta" dont la méthode de préparation était un secret bien gardé par les religieuses-cuisinières de la pension. Présentée sous une nouvelle forme de fois en fois, cette 'divine' pasta faisait les délices de tous les étudiants, alors que certains autres mets ne correspondaient pas toujours à nos normes de gourmets nord-américains. La soupe au riz, servie les mardis et jeudis soir, épaisse à tenir une cuiller à la verticale faisait aussi nos délices surtout si on y ajoutait une lampée de vin blanc.

Et tous durent se satisfaire d’une seule catégorie de dessert : la frutta, qui prenait le nom d’orange de janvier à mars, de poire de mars à juin et de pomme d’octobre à janvier. Un petit carafon de vin blanc accompagnait nos repas du midi et du soir.

Les déjeuners pris à la sauvette et souvent debout étaient conformes aux habitudes italiennes : toujours, tous les matins, un bol qu’on remplit aux trois quarts de lait chaud et de café et dans lequel on trempe les morceaux d’une brioche.

Austérité du local, simplicité du mobilier, frugalité et répétition du menu, telles sont, quant aux repas, les conditions de notre « immersion totale ». Nous en avons quelque peu souffert. Ainsi, le 26 novembre 1958 je notais dans mon journal :

« Je connais maintenant ce que c’est que D’AVOIR FAIM. Avant de venir à Rome, jamais je n’ai éprouvé ce malaise. C’est donc l’horaire ou la valeur des mets qui fait la différence.

Frère Raymond était mon compagnon de table. Avantage non négligeable : j’avais droit à son carafon de vin, puisqu’en fidèle Nazaréen qu'il était, il ne touchait alors à aucun alcool.

Après le souper, je faisais souvent une petite promenade aux alentours en compagnie d’un confrère, ou souvent aussi avec un prêtre albanais, le père O’Rushie, avec qui je m’entretenais de tout et de rien, dans un salmigondis de langues : un peu en anglais, un peu en italien, un peu en français, etc. Notre lieu de promenade de prédilection était le Campo de’ Fiori où nous déambulions sous le regard de Giordano Bruno que je vous ai déjà présenté.

Notre horaire quotidien était simple et répétitif. Lever à 5h30, et exercices de piété à la chapelle jusqu’au déjeuner. Déjeuner à 7h00 et vite en route vers la Piazza Argentina où nous prenions l’autobus municipal qui nous amenait aux portes du Latran (1) où les cours se succédaient de 8h00 à 12h00. Le retour se faisait généralement à pied et était l’occasion de discussions longues et animées avec le frère Raymond, surtout en ce qui me concerne. Le dîner pris à 13h00 était suivi de la sieste et de l’étude jusqu’à 18h00. On prenait une bonne demi-heure de collation dans notre salle communautaire, soit à jouer aux cartes en buvant un café ou en grignotant quelques « biscotti » avant de retourner étudier dans nos chambres jusqu’à 20h00. Après nous être livrés à quelques exercices spirituels, nous prenions le chemin du réfectoire où la cena nous était servie invariablement tous les jours à 20h30.

La journée se terminait par une dernière heure de détente : promenades, jeu de cartes, télévision dans la salle commune de la pension, audition de musique, etc. selon les goûts de chacun. Vers 22h00, tous se retiraient dans les chambres pour une dernière heure d’étude ou de lecture avant le repos nocturne.

Ainsi se passaient les minutes, les heures et les journées sans que nous prenions le temps de les compter, chacun ayant toujours un travail à compléter ou des projets à échafauder.

Les distractions

Au rez-de-chaussée de la pension, il y avait une petite salle de télévision accessible aux résidents de l’Istituto. Le frère Jean-Pierre en était l’abonné le plus fidèle. Il m’arrivait à moi aussi d’aller y passer une heure ou deux par semaine, après le souper, histoire de me familiariser avec les sonorités italiennes.

On profitait des samedis et dimanches pour compléter notre connaissance de Rome en visitant musées et monuments. Quelques-uns d’entre nous fréquentaient, les dimanches après-midi, les salles paroissiales où les religieux pouvaient entrer et où on projetait des longs métrages.

Dérogations

Quelques dérogations annuelles venaient ponctuer notre calendrier.

Il y avait les fêtes de Noël, de Pâques et du Sacré-Cœur qu’on célébrait à la Maison généralice. En plus de la messe solennelle chantée par la chorale des grands-novices, on avait droit à un copieux banquet préparé par les sœurs italiennes affectées à la cuisine et arrosé de bons vins et de bonnes rasades de Marsala. Mais le frère procureur, le sympathique frère Victorius de la province de Sherbrooke, avait la sagesse de venir nous servir lui-même le merveilleux digestif afin d’éviter qu’il y ait abus de la part des convives. Après ce copieux repas, pour en faciliter la digestion il y avait matche de ballon-volant opposant les Grands novices aux étudiants de Jesus Magister. Moins bedonnants qu’eux, nous avons presque toujours gagné ce match.

La fête de l’Immaculée Conception, le 8 décembre, était aussi célébrée en grandes pompes culinaires, chez les pères surtout qui soulignaient la fête de la patronne de leur institut. On entrait au réfectoire à treize heures comme à l’accoutumée et on n’en sortait qu’après dix-sept heures. Pendant tout ce temps, il y avait une succession de mets allant de la soupe aux œufs jusqu’aux dulci (desserts) les plus variés. Chaque plat était servi dans une fine vaisselle et arrosé de vins assortis.

En ce jour de réjouissances, la frugalité monacale cédait la place à la tradition de la haute noblesse des grandes familles italiennes.

Le même scénario avec la même orgiaque prodigalité était aussi répété chaque année lors de la fête du Christ-Roi qui était célébrée, elle, à notre collège de Cristo Re.

Voilà pour le décor et l’environnement de notre temps à Rome.

Notre fraternité

Nous sommes huit frères inscrits à Jesus Magister. Cinq Québécois, un Ontarien, un Américain et un Espagnol. Permettez-moi de vous les présenter.

Frère Louis-Régis, (Pascal Ross), 34 ans - Québec.

Il avait été Maître des scolastiques à l'Ancienne Lorette. Sous la direction de ce sujet modèle, si gracieusement cédé par la Province de Québec, la frêle tige de Jessé allait grandir dans la ligne de l'Institut. Il avait déjà fait son grand-noviciat.... ! "Cit. Évangile apocryphe (2)

Trapu, solide comme un pin parasol de la Lombardie, dirait frère Maximien, doué d'un gros bon sens d’habitant, frère Louis-Régis est le calme personnalisé excepté lorsqu’il joue au ballon-volant. Alors il se révèle un enflammé, mû par la passion des vainqueurs.

Comme il n’a pas fait de philosophie thomiste il doit faire quatre ans à Jesus Magister. Après l’obtention de sa licence en Sciences Religieuses, il poursuit ses études théologiques à la Grégorienne où il décroche un doctorat en théologie. Après cinq ans à Rome comme étudiant, il prend la charge du Grand-Noviciat à la maison généralice, poste qu’il occupera jusqu’en 1988. Il aura vécu trente ans de sa vie à Rome. Au pays, il participe à titre de Provincial à la fusion de sa province communautaire avec celle de Rimouski sous le nom de province St-Laurent. Souffrant d’un malin cancer, il devra se promener en fauteuil roulant avant de retourner vers le Père, le 23 décembre 2004. (Frère Laurent Normandin, (Maximien) écrivit sa biographie dans l’annuaire 99 de l’Institut.)

Fr.Ls-Omer (Georges Labrecque)- Arthabaska

Licencié en Littérature de l'Université Laval, célèbre professeur de rhétorique au Scolasticat d’Arthabaska. Il offre au bienfaisant ascétisme des traits déjà disciplinés par la patiente pratique d'un yoga oriental (air chinois), un esprit qui a déjà soutenu les flammes purificatrices de la poésie grecque. Cit. Évangile apocryphe

Le frère Louis-Omer était professeur de latin et de grec au Scolasticat d’Arthabaska avant de venir à Jesus Magister. Doué d’une intelligence remarquable, très versé en civilisation gréco-latine, il en impose par son savoir. Il faut être bien sûr de ses avancés quand on discute avec lui. Il aura tôt fait de nous mettre en boîte avec toute la finesse de son génie.

Il était un homme de lettres et de théâtre. Et non seulement s'y connaissait-il en peinture, il lui arrivait aussi de mettre la main au pinceau. Il exposera dans la salle commune de l’Istituto une galerie de portraits abstraits de chacun de nous. Ce qui donnera naissance au Café Culturel.

À la fin de sa deuxième année à Jesus Magister, il passe ses vacances en Grèce et rentre au Québec muni d’un indult de sécularisation. C’est une surprise pour nous ses confrères. Nous l’avions tous en très haute estime.

À la fin de l’année scolaire, les frères étudiants à Jesus Magister devaient présenter au Révérend Frère leur programme de vacances. Aux vacances de 1961 le Révérend Frère aurait dit : N’est pas Ulysse qui veut!

Frère Marcel (Lionel Rivière) 32 ans - New Orleans

Déjà bachelier en Sciences Religieuses, Maître des juvénistes à Metuchen, il est le protégé du cher frère Assistant Alexis. Il témoigne par son imperturbable sourire des charmes de cette prospère province américaine. Cit. Évangile apocryphe

Bien qu’originaire de Thibodaux, Louisiana , le frère Marcel était inscrit à la section anglaise de Jesus Magister. À son arrivée à Rome, malgré son nom français et quelques cours de français figurant à son programme d’études, il n’osait pas parler la langue de Molière. Avec son sourire ineffable, il était cependant de toutes les activités communautaires. Il passa l’été 1959 chez les frères américains qui tenaient une école à St.Albans en Angleterre.

À la fin des vacances, j’ai eu le plaisir de rentrer avec lui à Rome, puisque j’avais, moi aussi, passé quelques mois à Londres. Nous sommes revenus à Rome en passant par Zurich et la Suisse. Un pilote américain rencontré lors d’une visite de Zurich avait acquis une nouvelle Mercedes qu’il devait faire vérifier à Milan avant de l’expédier par bateau de Naples aux USA. Il nous offrit de monter avec lui de Zurich à Milan. Ce fut un très agréable voyage à travers les Alpes.
Après trois ans d’études à Jesus Magister, Frère Marcel devint maître des scolastiques de la province New Orleans, poste qu’il occupa jusqu’en 1970. Il fut alors élu Assistant-Général à Rome, charge qu’il occupera pendant plus de dix-huit ans (1970-1988).. Nul autre frère n’avait avant lui occupé ce poste aussi longtemps.

À la fin de son mandat comme Assistant, il prend la direction de la communauté de Baie St-Louis, Mississipi rattachée au High School St. Stanislas. En 1993 il est le fondateur et le directeur du Centre international André-Coindre (CIAC) à Lyon en France. De 2003 à 2005 il demeure dans la maison de retraite de Bay St. Louis. Lorsque la maison fut détruite par l’ouragan Katrina, en 2005, il se rend en Arizona où il occupe l’école originale construite en 1902 par St. Catherine Drexel dans la réserve de Navajo avec deux autres confrères qui enseignent à l’école indienne St. Michael.

Quelle belle ténacité! Un grand as parmi les as! Bravo Marcel, tu auras été le meilleur et le plus résistant d’entre nous tous! Hats off! LP

Frère Inocencio (Vicente Fernández de Retana) 42 ans- Espagne

Licencié en Histoire, déjà compétent en ascétisme, une année allait suffire à ce confrère pour opérer l'heureuse transformation d'eau en vin à Renteria. Reconnaissance chaleureuse à la province d'Espagne pour cette heureuse contribution qui lubrifia d'une joie authentique les rouages neufs du jeune organisme. Nous espérons qu'elle répétera avant longtemps son geste généreux et grandement apprécié. Évangile apocryphe

Âgé de 42 ans, Le frère Inocencio était le doyen du groupe. En 1928, il entrait au Juvénat de Renteria, fit sa première profession en 1932, fut mobilisé pendant la guerre civile d’Espagne de 1937 à 1939, prononça ses vœux perpétuels en 1941, obtint une licence en Philosophie et en Littérature en 1950. Avant comme après Jesus Magister, il enseigna dans divers collèges de la province communautaire d’Espagne. À Via del Mascherone, il était le 'parrain' du frère Jean-Pierre dans son apprentissage de la langue espagnole. Il servit aussi de guide à son pupille lors des périples que celui-ci effectuera une année plus tard en Espagne. Les écrits de Cervantes semblaient les avoir marqués tous les deux. Ils s’entendaient aussi bien, sinon mieux, que deux larrons en foire. Et nous n’avions aucun mal à déterminer lequel des deux était Don Quijote et qui était Sancho Panza.

Frère Inocencio se débrouillait très bien en français. Il suivait à Jesus Magister les cours de la section française. Pince-sans-rire il a su avec humour et intelligence prendre une grande place au sein de notre fraternité.

Il est décédé à Vitoria à l’âge de 90 ans, après 74 ans de vie religieuse.

Frère Raymond (Jean-Claude Éthier ) – 28 ans - Ottawa.

Mon confrère de noviciat.

Diplômé de l'École Normale de l'Université d'Ottawa, accrédité en latin de la même université, professeur au Noviciat-Scolasticat d'Embrun. Antagoniste du frère Florian, il l'étonnera, et avec lui toute la communauté, par les ressources infinies et les énergies insoupçonnées que cache sa chétive nature. . Évangile apocryphe.

Frère Raymond était aussi détenteur d’un brevet supérieur (bilingue) du Département de l’Instruction Publique du gouvernement du Québec, d’un baccalauréat ès arts de l’Université de Montréal et inscrit à la maîtrise ès arts en Littérature latine à l’Université d’Ottawa.

Bourreau de travail et ascète, il passera les vacances d’été 1959 et 1960 à la Maison générale à rédiger son mémoire de licence dont le sujet était :

Taquin, il savait émailler les conversations de fines interrogations qui suintaient d’un humour raffiné. Il était notre « nabi » le prophète des temps nouveaux, révélateur des richesses du passé. Saint Augustin plus que saint Thomas était son maître à penser.

De 1973 à 1979, il fut supérieur de la province communautaire d’Ottawa. Son mandat de supérieur provincial terminé, il se dépensa pendant neuf ans comme directeur provincial de l’éducation chrétienne (secteur francophone) pour l’Assemblée des Évêques de l’Ontario et ensuite pendant neuf ans, à partir des années 1990, comme coordonnateur national de l’éducation chrétienne (secteur francophone) pour la Conférence des Évêques catholiques du Canada.

Symboliquement acheminé vers la retraite en 2000, on lui offre de revenir au Québec et de remplir la fonction de secrétaire du conseil provincial de la province de Montréal. Lors de la fusion des trois provinces d’Arthabaska, de St-Laurent et de Montréal en 2002, on lui confie la responsabilité de secrétaire-adjoint dans les nouveaux quartiers de l’administration de la province du Canada à Victoriaville.
En octobre 2004, Jean-Claude Éthier publia LES FRÈRES DU SACRÉ-CŒUR – Leur apostolat au Canada – 1900-2004, volume de 294 pages illustré de tableaux, qui, sur fond historique, décrit les contours de l’œuvre des frères et le rôle important qu’ils ont eu dans l’éducation des jeunes au Canada et plus particulièrement au Québec.


Frère Maximien (Laurent Normandin) - 26 ans - Sherbrooke

Le pianiste ne veut pas faire parler de lui. Diplômé en Sciences Religieuses de l'Université Laval, musicien accompli, à la fois professeur au Noviciat et recruteur de la province de Sherbrooke. Les rires saccadés qui s'étendent parfois sur des gammes inconnues des conservatoires et les ondulations harmonieuses qui naissent sous ses doigts gambadant sur le clavier témoignent de la béatitude intérieure du rondelet religieux. . Op. cit. Évangile apocryphe

Nous l’appelions « BoMax » (surnom qui lui avait été donné en référence aux fusées BOMARC qui faisaient parler d’elles au Canada à cette époque), et plus tard « Bénigar » suite à son cri à travers toute la maisonnée, digne de l’eurêka d’Archimède, Bénigar, Benigar !….Une spontanéité d’enfant sans calcul ni mesure faisait de lui comme l’émetteur d’ondes sonores et joyeuses qui se répandaient à travers toute la communauté.

Sujet d’élite, il fut, avant de venir à Jesus Magister, cinq ans professeur au noviciat de sa province à Bromptonville.

Après Jesus Magister, il enseigne la religion au secondaire et à l’Université de Sherbrooke où il participe à la création de la faculté de théologie, il assiste le frère Louis-Régis au grand-noviciat à Rome, est ordonné prêtre en 1971 et assume à la maison généralice la fonction d’aumônier pendant près de onze ans. Il ira quatre ans au Togo et onze ans en Polynésie française. Revenu au Québec, à Gaspé, il est au service du diocèse, de la paroisse et du secteur environnant.

Jesus Magister peut s’enorgueillir d’avoir contribué à la formation de cet infatigable apôtre des temps nouveaux.

Frère Jean-Pierre (Lionel Pelchat) - 23 ans - Granby

Il est le bébé du groupe et l’objet de toutes les attentions. Comme une abeille laborieuse, il butine à toutes les fleurs de la culture.

Professeur au Postulat à Saint-Anicet. Après un B.A. brillamment enlevé, sa pénétrante intelligence lui offrait bien des voies. Ses supérieurs lui ouvrirent celle de la théologie… Opus Cit. Évangile apocryphe

Il sera particulièrement attentif à saisir des professeurs le pollen des expressions les plus barbares et les plus savoureuses. Il en fera un miel qui égaiera bien des galeries. Au grand étonnement de tout le monde, il choisira de passer ses premières vacances au Postulat-Noviciat d’Albano, localité voisine de Castel Gandolfo, lieu de résidence du Saint Père pendant la canicule romaine. Résultat : au mois d’octobre, à la reprise des cours, il parle et écrit l’italien couramment. Un an plus tard, après un mois d’études à Paris, il ira vivre trois mois en Espagne et en reviendra avec une presque possession totale de la langue de don Quichotte qu’il enseignera plus tard pendant plus de trente ans. Il fallait le voir aller celui-là !

En effet, ce n’était pas fini. Il passa ses vacances d’été 1961 à perfectionner son anglais à Londres, puis, avant de rentrer au Québec en 1962, il fit une autre courte escale de deux mois à Madrid où il décrocha l’un des derniers diplômes que l’université de Madrid avait encore en réserve pour lui. Il reviendra de Jesus Magister avec, certes, sa licence en Sciences religieuses, mais surtout avec un insatiable goût du voyage. Il quittera la communauté en 1964, signera avec l’ACDI un contrat d’enseignement de la philosophie et de l’espagnol au Mali, puis du français et de l’italien au Nigéria. Son mariage avec Hélène lui donnera deux jolies filles pour lesquelles il a écrit son autobiographie, "Lionel... une vie". Dans cette biographie il raconte, entre autres, les cinq merveilleuses années qu’il a vécues au Niger et tous les autres voyages culturels qu’il a faits en Grèce (pour apprendre le grec moderne, évidemment), à Chypre, en Turquie, en Mauritanie, etc.

Après quelques années de distance, Lionel et moi, nous avons un jour, au hasard des croisées de routes, repris contact. C’est avec grand plaisir que j’ai retrouvé en lui l’abeille butineuse qui avait ajouté à ses qualités connues, le regard de l’aigle qui en fait pour mes « Mémoires » un perspicace correcteur et un très précieux vérificateur de textes.

Œuvre de pionniers

Au début de notre séjour à Via del Mascherone nous n’étions les uns pour les autres que des individus rattachés par une appartenance juridique à la même communauté. Qu’est-ce qui a tissé entre nous les liens d’une fraternité durable qui a franchi le cap des cinquante ans? Quelle colle a cimenté ces profondes amitiés ? Je dirais que c’est principalement la vertu des pionniers.

Nous sommes des pionniers. En tout. La vertu des pionniers c’est de n’avoir plus de routine établie, ni de lieux familiers communs, ni de traditions qui vaillent. Les pionniers se doivent d’écouter le milieu et de s’y adapter, de s’écouter les uns les autres, de développer des liens et des regards neufs, d'avoir à recréer leur monde.

Moi, je ne connaissais que le frère Raymond. Les autres frères qui formaient la nouvelle communauté m’étaient complètement inconnus. Il en allait de même pour presque tous les autres frères logés à Via del Mascherone. Donc, une communauté toute neuve, devant une tâche nouvelle, en un lieu tout nouveau. Même notre directeur, un étudiant comme nous, en était à sa première expérience du directorat. Les âges variaient entre 23 ans et 42 ans.

Lentement, imperceptiblement, chacun avec une bonne volonté évidente, a injecté un peu de son charisme dans les rouages neufs qui se sont mis à tourner rondement. « Tout baigne dans l’huile », tel aurait pu être le diagnostique décrivant notre situation après deux mois de vie commune.

Parmi les principaux facteurs qui furent à l’origine de cette grande fraternité qui s’est établie entre nous, on peut signaler le Café Culturel, les quelques sorties de groupe, les rencontres journalières lors de la collation et la grande liberté d’action et de pensée laissée à chacun.

Le Café Culturel

Le temps de la collation était le moment le plus approprié pour développer entre nous les échanges les plus variés. Un jour, le frère Louis-Omer afficha sur le mur de la salle communautaire les portraits qu’il avait faits de chacun de nous en dessins non figuratifs. C’est connu, si vous désirez attirer l’attention de quelqu’un, parlez-lui de lui-même. Les dessins parlaient et les interprétations qu’on en faisait étaient plus éloquentes encore. Les plus grandes vérités étaient servies dans la langue de l’humour.

Cette simple action engendra deux fils. D’abord un bilan humoristique et fantaisiste de notre première année à Jesus Magister que nous avons dressé devant les supérieurs et les grands- novices à l’occasion d‘une soirée de famille. La pièce maîtresse de ce bilan avait pour titre : « l’Évangile apocryphe de Jesus Magister, que vous trouverez en annexe.

L’autre fruit de cette action fut la création d’un lieu et d’un moment d’échanges entre nous qu’on appela le Café Culturel et qui naquit le 18 décembre 1959. Lors de ces rencontres mensuelles, chacun devait à son tour présenter un sujet de discussions et animer la rencontre. Je ne me souviens que très vaguement des divers sujets que nous avons traités. Mais je me souviens de l’ambiance qui régnait lors de ces échanges. Nous en étions arrivés à un niveau de confiance mutuelle tel, me semble-t-il, que chacun pouvait exprimer l’embryon ou le fond de sa pensée sans craindre de blesser ni surtout d’être jugé ou tourné en ridicule par les autres.

Au cours de l’un de ces CC, j’avais abordé une question de morale. La loi du Christ de Bernard Häring, mise en confrontation avec la loi naturelle qui fondait la morale traditionnelle. Bénigar, que je connaissais peu, avait une certaine place dans ce débat. Quand y a-t-il péché ? Jusqu’où peut aller l’épiki ? Selon la loi du Christ la faute consiste-t-elle essentiellement dans la rupture consciente des commandements de Dieu ou dans la distance prise à l’égard de l’invitation à l’amour de Dieu et de son prochain ? Tout le reste, la loi naturelle incluse, étant de l’ordre du consensus social ?

Ce sujet suscita un grand intérêt, de vifs débats et, chez moi, de multiples remises en question. Naturellement il n’y eut pas de conclusion à ces échanges ni de prédominance d’une vérité sur l’autre. Cependant les questionnements en avalanche qu’ils ont déclenchés renforceront en moi deux attitudes qui me seront de grand secours dans le reste de mon cheminement.

D’abord, aller à la racine des sujets abordés comme les « quodlibet » de la somme théologique de saint Thomas. Si farfelues fussent-elles, ces questions forçaient le repli sur l’essentiel et le fond de toute chose afin d’en dégager la lumière de la vérité.

Et l’autre conclusion majeure : la loi du Christ ne peut et ne doit être qu’une facette de la Bonne Nouvelle du salut annoncé par Jésus-Christ. Elle ne tient pas sa valeur dans une conformité à une supposée loi naturelle ni à un consensus social d’occasion. Elle ne les cautionne d’aucune façon. Elle transcende toute philosophie et elle peut s’incarner comme le Christ lui-même dans toute ligne de pensée et dans tout ordre social.

Elle repose non sur la coutume ni sur la pratique majoritaire d’un groupe de personnes ni sur un consensus universel (tutti fanno così) mais sur la qualité d’une relation interpersonnelle entre les hommes et entre l’homme et le Dieu qui un jour, s'est incarné dans son monde.

Je ne sais si Luther a bénéficié d’un Café Culturel avant d’aboutir à son concept de « libre examen » mais je vois des parentés entre « sa vérité » et celle que j’ai dégagée suite aux échanges amorcés pendant les séances du Café Culturel de Via del Mascherone et développés à bâtons rompus par la suite.

La grande liberté de pensée et d’action

Si étrange que cela puisse paraître à première vue, il me semble que la grande liberté de pensée et d’action dont on jouissait à Rome a été un important facteur de cohésion fraternelle. À mon souvenir, cette liberté a connu trois principaux pôles de référence.

Elle trouve son origine dans la décision des supérieurs de nous loger loin deux et de leur paternelle surveillance. Eussions-nous vécu trois ans sous le toit protecteur de la maison généralice, dans l’uniformité des attitudes et des coutumes établies par la sainte tradition, je doute fort que nous ayons atteint le même degré de fraternité. Ils nous firent confiance, et ce fut tout à leur honneur et à notre crédit.

Il faut aussi mentionner les sorties de groupe que ces mêmes supérieurs ont autorisées à la fin de chaque année d’étude. Ainsi nous avons connu à la plage de Fregene une journée de repos et de défoulement total qu’on a bien sûr dû payer en soignant quelques cloques d’insolation, mais qui est demeurée mémorable dans nos souvenirs.

Une autre année, ce fut une sortie de deux jours à Naples avec une sérieuse visite de Pompéi et un arrêt historique à Monte Cassino. À Pompéi, nous avons même visité la maison des vieux garçons et c’est avec une insouciance d’enfants, en soutane s’il-vous-plaît, que nous avons dévalé sur nos bottines, comme sur des skis, les pentes raides, poussiéreuses et larvaires du Vésuve. Le feu de la fraternité s’alimente aux volcans, dans les joies spontanées de l’enfance et même dans les cendres qui couvrent les soutanes et les villes.

Et que dire de cette espèce de laxisme indulgent de la part des supérieurs qui a permis, fait sans précédent, à chaque étudiant de Jesus Magister qui le désirait, d’aller passer ses vacances d’été quelque part en Europe afin de compléter sa formation dans un domaine de son choix.
Tous en ont profité, personne n’en a abusé et il nous faisait grand plaisir, nous retrouvant au mois d’octobre, de nous raconter ce que nous avions vu et fait.

C’est aujourd’hui, en balayant mes souvenirs, que mon ultraviolet tique sur le haut degré de fraternité que nous avons atteint alors. Dans la conscience de ce temps-là, ce n’était que le gris du quotidien qui apparaissait. Du normal sans grande portée. Des répétitions de gestes qui se suivaient à la cadence des secondes, des minutes ou des journées à intensité variable. On était bien ensemble, on s’entendait bien, sans plus. Après trois ans, on s’est dit au revoir du même geste machinal que généraient les salutations de convenance, sans plus.

Cependant, de ces sept confrères dont j’ai gardé un souvenir vibrant dans mon cœur pendant cinquante ans je n’ai revu que les frères Raymond et Jean-Pierre. Le frère Louis-Régis est parti sans que j’aie pu communiquer une seule fois avec lui. J’ai appris dernièrement que les frères Louis-Omer et Inocencio avaient aussi passé l’arme à gauche. Frère Marcel a communiqué une fois avec moi par téléphone pour annoncer l’annulation d’un rendez-vous et j’ai entendu sa voix, à la radio, sur la route qui me conduisait à Calgary, dans une entrevue qu’il donnait, en français, lors d’un reportage sur les désastres de l’ouragan « Katrina » qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005. J’ai eu, à l’occasion, quelques nouvelles du frère Maximien, mais aucun contact ni physique ni verbal.

Pourtant, ils sont tous en ma mémoire bien vivants, inaltérés par le temps. Je garde un bon souvenir aussi des huit frères qui se sont joints à nous en 1960. Cependant, alors, le charisme propre aux pionniers était passé. Cette deuxième fraternité n’avait pas le même indice d’octane. Je dois faire un effort pour me rappeler les noms de ces nouveaux étudiants et leur provenance.

La fraternité est un fruit mystérieux. Comme le vent, on ne sait d’où elle vient ni où elle va. Mais elle garde toujours une indicible saveur d’éternité.(3)

Cette fraternité a été un important complément à notre formation théologique et humaine. Elle a tenu la fonction d’un laboratoire pour les études scientifiques. On pouvait y discuter les données ingurgitées aux cours, éprouver nos synthèses en formation et puiser au trésor commun de précieuses sagesses de vie et de pensée. Sans la fraternité, Jesus Magister aurait pu être un cours universitaire comme beaucoup d’autres. Il ne le fut pas pour moi, ni pour mes autres confrères, j'en suis convaincu...
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1) Pour avoir une idée de notre trajet quotidien, cliquez sur CARTE

2) « L’Évangile apocryphe de Jesus Magister" est une parodie humoristique que nous avons produite lors d’une « soirée de famille » tenue à la maison généralice à l’occasion de la fête patronale du Révérend Supérieur général, le frère Josaphat. . On y présentait les étudiants de Jesus Magister et on y relatait les principaux événements qui avaient marqué notre communauté depuis sa création,. Clic sur » Évangile apocryphe »

3) Le 28 aoùt 2010,après cinquante ans de séparation, nous nous sommes rencontrés à Terrebonne pour des retrouvailles "C'est comme si on s'était laissés hier" a dit frère Laurent Normandin, S. C., alias frère Maximien. Voilà ce qui décrit bien la qualité de notre amitié et le degré de notre fraternité de pionniers.

Le blogue Jesus Magister, créé pour cette occasion, donne une petite idée de ce que furent ces retrouvailles. Clic sur Jesus Magister
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Prochaine parution : # 23 Une théologie à trois temps


samedi 11 septembre 2010

21 - De Montréal à Rome


Moines à la découverte du grand monde

" Le monde est un livre;
ceux qui ne voyagent pas
ne lisent qu'une seule page." (St-Augustin)

Rupture des amarres
On a dit : « Partir c’est mourir un peu et mourir c’est partir beaucoup

Pour moi, ce 16 septembre 1958, partir du port de Montréal fut languir longtemps.

Avec toute la famille, nous avons visité l’Empress of Britain (1) à compter de 11h00. Ce fut l’éblouissement de la découverte. Nous n'avions encore jamais rien vu de semblable.

Un luxe que nous savions exister par les livres à images éclatait sous nos yeux, livré à notre toucher dans toutes les pièces de cette résidence mobile de plus de mille passagers qui allait être mienne pendant huit jours.

Les salles aux fauteuils de velours, la salle à manger toute en dentelles avec ses nappes, ses serviettes de table enroulées dans un anneau, ses décorations, les chaises au garde-à-vous dans l’attente des hôtes, les corridors aux rampes cuivrées rutilantes comme des sous neufs, tout portait la marque d’un autre monde, d’une noble classe.

Les ponts gris, garnis de chaises longues et d’appareils de détente nous attendaient. On pouvait jouer à cache-cache dans les escaliers tordus, en parcourant les multiples corridors à tapis rouges, entre les cabines à étage qui cachaient des lits superposés.

L'imposante cheminée et le sourd vrombissement des moteurs, les canots de sauvetage suspendus en attente, les grosses chaînes qui retiennent le navire amarré au quai inspiraient des scénarios de rêves ou de cauchemars. Quel émerveillement !

Pour les miens, je suis le roi de ce domaine, on m’envie.

La Canadian Pacific fait bien les choses. On se perd, on se retrouve, on s’exprime nos exclamations. Que je suis chanceux ! Avec onze compagnons, frères du Sacré-Cœur, je ferai la traversée Montréal/Liverpool, je sillonnerai, en route vers Rome, une bonne partie de la France, je verrai l’Exposition universelle de Bruxelles et pendant trois ans je serai Européen.

Les supérieurs m’ont inscrit à l’Institut Jesus Magister de l’université du Latran pour des cours de sciences religieuses spécialement destinés aux frères enseignants.

Nous sommes quatre de la province de Montréal à voyager sur l’Empress of Britain, les frères Jean-Luc et Hubert (Haïtien) qui feront leur grand-noviciat[2] à Rome, frère Raymond (Ottawa) et moi-même qui avons été nommés à Jesus Magister. Tous les quatre, nous occuperons la cabine A-27, une grande chambre d’environ dix pieds sur douze avec hublot s.v.p.

Tout à coup, comme un glas, les haut-parleurs résonnent :
« Attention! Attention! Tous les visiteurs doivent quitter immédiatement le navire. Les passerelles seront enlevées dans quinze minutes. Please…. »

C’est donc l’heure des adieux. Un moton dans la gorge, j’embrasse, je serre des mains, peu de mots, ils ne passent pas, les larmes perlent la commissure des yeux. Tout était si beau, je n’avais pas prévu cet instant.

C’est loin Rome ! Il ne s’agit pas d’un départ ordinaire. Mon père a l’impression qu’il ne me reverra plus. Sa tristesse et son inquiétude resserrent les nœuds de mon gorgoton. C’est dans le silence des lèvres serrées qu’on se fait nos adieux.

Mais que c’est lent un départ en bateau !

Ils sont tous là, sur le quai, devant moi, distants d’un espace qui prendra bientôt des proportions infinies. Déjà, on ne se parle plus que par signes.

De nombreux rubans de papier lancés par les visiteurs sur le quai et retournés par les voyageurs veulent réduire cette distance. Ils volent comme des libellules, se déroulent comme de fins lierres qui nous attachent les uns aux autres. Ils symbolisent des liens plus intimes et encore plus forts que les amarres qu’on enroule déjà dans un bruit métallique d’enfer. Toute action qui amorce la séparation du bateau de son point d’ancrage à la terre ferme multiplie ces confettis d’adieux.

Chaque figure identifiée réveille des souvenirs que n’arrivent pas à porter les rubans multicolores qui se déroulent, se croisent et se rompent.

Papa et maman, leur fierté et leurs inquiétudes, chacun des frères et sœurs se chamaillant pour faire sa place en ce monde et se cotisant pour m’offrir cette machine à écrire Smith Corona, portative, si utile, si chère et si chargée de leurs affections. Rappel des fêtes, du sucre d’érable, des bleuets, des corvées qui nous pesaient, mais dont le souvenir est si léger. Toutes ces vies qui se déroulent à tour de rôle avec les rubans qui s’entrecroisent et se nouent.

Les sourires de façade, les bye-bye actionnés par des mains robotisées arrachent chaque fois quelques fibres sensibles qu’on gardait bien vrillées au fond de ses entrailles. Ils ne réussissent pas à contenir la haute tension des émotions chauffées à blanc. Le temps tournoie et s’étire comme un fer dans la plaie.

Je n’en peux plus. Devant tout ce beau monde, sous la pression de sentiments ambivalents, les écluses de mes yeux cèdent sans vergogne. Je pleure à chaudes larmes mes affections muettes. Je ne les essuie pas, elles sont la seule voix de mes amours. Je pleure comme une Madeleine. Pourtant je suis heureux. Heureux de partir pour un ailleurs miroitant de promesses.

Partir c’est mourir un peu. Partir en bateau, c’est mourir à petit feu.

Ce déchirement durera aussi longtemps qu’un lien visuel sera maintenu entre nous. Comme s’il fallait arracher une à une toutes les racines qui m’unissent à ma famille, chaque rupture de ruban, chaque secousse du bateau en partance déclencheront des ondées sans que je puisse faire quoi que ce soit pour bloquer ses torrents chargés d’affection.

Finalement, suite à une série de manœuvres programmées, le quai prend ses distances du bateau et, après que le remorqueur aura tiré sa révérence, quand le quai ne sera plus qu’un petit point noir anonyme, je pourrai regagner ma cabine et récupérer mes esprits et mon bonheur.

Un bateau en partance ne part pas, il s’efface, il se dissout lentement dans les brumes grises des horizons sans frontières.

Maintenant, le navire vogue allègrement comme si rien n’avait été rompu. Reconnaître les lieux familiers qui font procession et révérence devant soi, c’est enjoliver de rubans multicolores les cadeaux de sa vie. Le bout de l’Ile, les îles de Boucherville, Sorel, le lac St-Pierre, Nicolet, Trois-Rivières, le pont de Québec et la Citadelle, un émerveillement de kaléidoscope.

La traversée fut extraordinaire. On avait tout à découvrir, tout à toucher, tout à goûter comme des enfants qui se réveillent au pays des merveilles.

Le doux balancement du bateau, paresseux dans son hamac tendu entre deux rives, le jeu des couleurs qui se parent pour l’automne qui vient, le soir qui allume ses bougies dans le ciel, sur terre et dans l’eau.

Plus tard, dressée sur ses immenses vagues, fluides montagnes qui menacent de nous engloutir, la mer nous lancera à répétition ses défis comme un vulgaire gant de mousse blanche qu’on laisse tomber avec désinvolture. On répond par des bravades que le cœur tremblant et apeuré ne soutient pas.

L’eau verdâtre veinée d’écume blanche et de noirs filaments dessine et redessine inlassablement ses hiéroglyphes, esquisses infiniment répétées de l’infini qui nous porte. Du haut de notre deuxième pont, fascinés, comme devant un jeu de scrabble grand format, frère Raymond et moi, nous tentons pendant des heures d’agencer les lettres et les mots qui composent le message que nous livre cet infini.

Voir l’immensité de la mer, c’est deviner l’horizon qui a écarté toutes ses balustres pour laisser libre cours à la lumière qui marie le ciel à la terre, l’air à l’eau.

C’est suivre le jeu des blancs moutons qui sautent inlassablement sur le dos des méchantes vagues prêtes à les dévorer. C’est aussi accueillir les dauphins qui nous escortent le temps d’une photo, c’est applaudir les mouettes qui annoncent, comme un printemps, que la terre est arrivée !

La mer, c’est aussi le mal de mer qu’il faut braver et défier, mais qui nous rattrapera, une vague ou l’autre, comme la mort ou comme un mal d’amour qui draine à la volée les énergies des forts et des faibles.

Bref, huit jours sur la mer, ça vaut tout, rien de moins que la MER.

Et notre esquif, un petit univers de merveilles qui se laissent découvrir.

Le raffinement de l’étiquette anglaise qui décorait le moindre service de courbettes de respect. Le service de table où tout est fait et rangé avec mesure, l’ordonnance des menus planifiés avec soin et servis avec une gentillesse toute britannique.

Le cinéma qui nous projetait chaque jour des films en cinémascope de haute cote, les ponts munis d’une grande variété d’équipements sportifs, la tradition du « ten o’clock » et du « four o’clock tea » qui fait lever les petits doigts de haute noblesse, et surtout les gens de toute provenance qui exposent avec sourires et grâces les plus fins trésors de sagesse et d’humour qu’ils ont accumulés sous d’autres cieux.

Un simple frère naïf et timide qui cause religion avec un ministre protestant qui écoute sans discrimination les points de vue les plus variés sur la vie, le bonheur ou les malaises de notre époque, qui reçoit la fierté et les ambitions d’un jeune étudiant et ses rêves de devenir un jour le conseiller de la reine, etc. J’ai noué à l’occasion de ces rencontres sur « le pont » de profondes amitiés qui, bien qu’éphémères, avaient une densité d’éternité.

De plus, vivre une traversée avec un ami capable de toutes les écoutes et de toutes les répliques, enjoué comme un papillon et ruminant comme un bœuf, c’est une condition inappréciable.

Pendant la traversée, frère Raymond et moi avons joué au ping-pong et au shuffle-board (marelle), défié la mer et goûté à ses embruns, appris quelques douces consonances de la langue italienne, parcouru en va-et-vient sur le pont, en devisant ou en priant, les sentiers qui vont de la terre au ciel, de Montréal à Rome. Nous avons aussi ensemble résisté et succombé au mal de mer avec humour et résignation.

Cette mer fut même un lieu fécond pour la vie spirituelle. Chaque confession y avait son temple, le fumoir pour les francs-maçons, une petite salle pour les protestants, le dimanche, et pour nous, les catholiques qui étions en majorité, le grand théâtre où chaque matin il se disait trois ou quatre messes.

On évitait aussi de servir de la viande aux catholiques le vendredi, et le temps des Quatre-Temps fut respecté comme si ce fut le ramadan pour les musulmans. Ce n’étaient pas alors des « accommodements raisonnables » pour catholiques, mais des raffinements d’attention et d’étiquette commandés par le respect de la diversité.

Je n’ai jamais mangé autant de poisson que pendant ce voyage. Mais c’était du bon poisson, ce qui m’a appris que la morue fraîche pouvait avoir bien meilleur goût que notre morue salée du carême.

Le trajet fut tellement agréable à tous les instants que notre dernière nuit sur le bateau, celle du 23 septembre, nous est apparue comme la fin d’un merveilleux rêve. Après avoir été portés par la mer, après nous être empiffrés comme des goinfres de ses largesses, vivre par nous-mêmes, était un pensum, le même qui fut imposé à nos premiers parents à la sortie du paradis terrestre.

L’histoire s’écrit en répétitions, un interminable copier/coller.

Planifier nos couchers, nos repas et nos déplacements avec l’angoisse d’épuiser avant le terme le maigre pécule de 300 $ qu’on nous avait remis pour vivre pendant plus trois semaines, devoir nous exprimer en des langues peu familières, avoir à subir les regards inquisiteurs de la part de curieux qui pouvaient nous soupçonner de toutes les inepties, chercher notre crèche tous les soirs, calculer nos sous, souvent et toujours, telle était notre sentence pour nous être prélassés dans les jardins de la Reine-Mer pendant huit jours. Pénible oui ! Mais je referais cette pénitence n’importe quand !

Londres
De Liverpool, après quatre heures à souffler sa vapeur blanche dans un paysage de briques rouges d'où pointent des cheminées toutes pareilles, le train nous dépose au cœur de Londres. Moines sans bure, comme des poussins à peine sortis de l'œuf, la ville nous a vite enfirouapés dans son réseau d'habitudes et dans son brouhaha de cinq heures. Des "habitants" en pleine ville. Il fallait bien souper.

De fil en aiguille, nerveusement, on risque un restaurant chinois. Je n’avais probablement jamais mangé dans un restaurant. On n’est pas trop au fait de la valeur des prix en shillings ni des mets que couvrent les ronflants titres d’un menu chinois écrit en «British».

On reçoit ce qu’on n’attendait pas. Ce qu’on dit pour corriger n’est pas compris, dans la soupe rapportée nagent les mêmes herbes suspectes parce qu’inconnues. Bref, les nombreux plats sont peu touchés, l’appétit reste creux, la note, sucrée. : 2 livres, 14 shillings, 6 pence, environ 8.50 $ en canadien alors qu’on avait commandé un repas à 10 shillings pour trois personnes soit environ 1.40 $. Trop cher pour nos moyens. Il fallait s’expliquer en British. Un Québécois, un Ontarien et un Haïtien. La tour de Babel.

À peine sortis de cette aventure, nous devons téléphoner chez les frères de St. Albans. Question de communiquer nos coordonnées et nos plans pour le reste du voyage. On est trois. Frère Jean-Luc, en effet, est parti chez les frères à St. Albans. Il nous a laissé sa valise mais nous n’en avons pas la clé.

Le téléphone est « out of order ». Dépité, le frère Raymond sort soucieux de la cabine téléphonique. On tient conseil dehors, sur la rue, sous la pluie. Tout à coup le frère Raymond nous quitte en coup de vent. Un quidam vient de prendre sa place dans la cabine. Le frère tapoche à grands coups de poing sur la porte refermée de la cabine. Le quidam intrigué n’en fait pas de cas. « My wallet », crie-t-il, frappant de plus en plus fort.
« Mon porte-monnaie, » répète-t-il.

Il nous revient, son porte-monnaie et son passeport déjà bien enfouis dans la poche intérieure de sa veste et, avec le rictus coutumier en coin de lèvres, il nous dit. « Je l’avais laissé là sur la tablette avec mon passeport et tout mon argent. Ouf ! »

Il y a une providence pour les innocents !

Les deux jours et demi à Londres battent le même tempo : appels désespérés et impuissants à St. Albans, visites précipitées en touche-à-tout des musées de Londres, recherche d’églises catholiques pour y faire nos dévotions, etc.

Nous sommes surpris et attristés de voir comment Londres se relève péniblement des bombardements de la dernière guerre. Un peu partout, des murs déchiquetés, tristes vestiges de ces horreurs. La cathédrale St. Paul en portait encore de profonds stigmates. Pas le temps de nous arrêter, il faut tout visiter, au risque de ne rien voir.

Notre départ de Londres fut lui aussi assez rocambolesque. Toujours pas de nouvelles du frère Jean-Luc. Le téléphone toujours en dérangement, je décide, le soir de la veille du départ, de me rendre à St. Albans. Pas de chance. Frère Jean-Luc est parti pour Londres avec des frères de Québec. On ne connaît pas son point d’ancrage. Je laisse nos coordonnées et je reviens vers minuit à notre hôtel. Demain on devra choisir. Prendre le traversier et nous rendre directement à Paris ou voler vers la Hollande, visiter nos frères à Oudenbosh et passer deux jours à Bruxelles sur le terrain de l’exposition universelle ?

Le lendemain, la décision fut vite prise. Le vol au-dessus de La Manche nous tente. Un premier vol. Il faut faire vite. Complexité des horaires et des procédures de réservation des sièges sur le vol régulier Londres /Amsterdam, course effrénée en taxi pour arriver à temps à l’aéroport, le jeu des devises, les bagages, la langue British mal comprise ou mal interprétée et que sais-je ? Londres aura été pour nous une piste de course à obstacles.

Finalement, nous atteignons nos sièges réservés. À peine assis, le petit avion à hélice, cinquante places tout au plus, décolle aussitôt. Le ciel est gris. Il colore La Manche de ses humeurs. Les hélices le grugent comme un escalier en colimaçon. Ici et là, quelques nuages d'ouate blanche brillent au soleil comme des neiges éternelles. Pour nous, la dominante c’est le gris-vapeur incolore et insipide. Avant d’atterrir, on identifie à peine quelques carrés du damier des cultures hollandaises en bordure de mer. Pas même un moulin à vent. Dans un soubresaut la Hollande nous accueille en tenue de semaine : un pavé d’asphalte marqué de lignes blanches.

Notre premier vol, un ballon de rêves qui se dégonfle.

La Hollande
Il est des pays qui sont plus beaux en images que dans la réalité. C’est le contraire en Hollande.

Aucune image ne peut faire tourner les moulins à vent, ni compter le nombre de travailleurs en vélos qui envahissaient les rues le matin, ni mesurer les reculs de la mer sous la conquête des hommes, ni mordre au déjeuner dans une grande tranche de pain-maison, couverte d’une épaisse couche de beurre blanc, ni imaginer les flirts d’amoureux sur les bords fleuris des canaux d’Amsterdam, la Venise du Nord.

Les frères, nos frères, la courtoisie même. Avec eux, en deux jours on a fait le tour du pays.

À Volendam, nous avons même tiré de la fameuse pipe de plâtre des matelots aux larges pantalons de feutre noir. C’est à voir.

Et naturellement Rembrandt était au poste à tous les coins de rue ou presque.

L’âme d’un peuple libre et vigoureux comme la mer suintait de tous les pores de la Hollande que nous avons parcourue les 27 et 28 septembre 1958.

Et les Belges alors!
En 1958, Jacques Brel, né aussi en 1929, n’avait pas encore conquis les ondes. La vedette, c’était l’Atomium de l’exposition universelle de Bruxelles. Je n’ai rien vu d’autre en Belgique que cette exposition. Et je l’ai parcourue tout seul, pendant deux jours, les yeux ailleurs.

En effet, notre série noire se continuait. Venus d’Oudenbosh, lieu de résidence de nos frères, nous arrivons tôt le matin à la gare où les navettes qui doivent nous amener sur le terrain de l’exposition passent et repassent avec une frénésie indescriptible.

Il y a foule. Plusieurs trains nous passent sous le nez. Après la énième navette, je fonce un peu plus ou un peu trop avec deux valises, je monte, je m’accroche, le train part, frère Raymond et frère Hubert restent sur le quai de la gare. Je les attendrai. Inutilement. De frêles aiguilles mouvantes dans un fourmillement de fourmis. L’une des valises est celle du frère Raymond.

Voyager c’est gérer des valises. Il me faut du temps pour apprendre.

Pendant deux jours, à chaque pavillon, je furète en espérant toujours la rencontre aux probabilités nulles. On se retrouvera à Paris. De l’expo, j’ai tout vu mais je n’ai rien retenu à part l’Atomium, tellement mon esprit était ailleurs.

Bousculé par la foule, tout seul, j’y ai connu une profonde solitude.

Ironie du sort, je rencontre le frère Jean-Luc, Nous avons bien sa valise mais c’est le frère Hubert qui s’en est chargé. Où est le frère Hubert ? God knows ! Et pas le temps de chercher Dieu. Le frère Jean-Luc doit suivre son groupe et moi m’enfoncer dans ma solitude.

Qui a écrit « Voyageurs sans bagages » ? Jean Anouilh je crois.

Paris la gare centrale

J’arrivai à Paris dans un état de délabrement assez avancé. Je souffrais d’un rhume tenace qui dégénérait en une grippe maligne. Par économie et aussi parce je ne connaissais ni le métro ni l’organisation du transport en commun parisien, je fis le trajet à pied de la Gare du Nord à la Fraternité, traînant deux lourdes valises. Je me couchai tout rond sans saluer personne.

Le lendemain j’étais un homme neuf. L’adrénaline du voyage m’avait refait. J’étais prêt à arpenter la Ville lumière « pedibus cum jambis ».

On s’est retrouvés au déjeuner. Tous les frères du Sacré-Cœur qui allaient à Rome : frère Jean-Luc et frère Raymond avec leur valise, frère Hubert qui traînait son mal de mer et moi qui en avait la nostalgie[3] Pendant trois jours, frère Raymond et moi avons sillonné Paris à l’allure des voyageurs néophytes.

Toucher à tout mais ne rien voir ! Les Invalides, la Tour Eiffel, Notre-Dame de Paris, la Sainte -Chapelle, la Conciergerie… des noms qui ont laissé peu de traces dans mes souvenirs. Je ne me souviens que de quelques événements bizarres.

À Bois de Boulogne on s’est fait arroser comme des canards.

On est arrivés aux Invalides à cinq heures, heure de fermeture.

On n’avait pas le temps de monter à pied au sommet de l’Arc de triomphe.

Le métro nous émerveillait, mais on se perdait dans les escaliers et de longs corridors à parcourir !

Aller à Paris et ne pas monter au sommet de la tour Eiffel, c’est un honteux manque de savoir-voyager. À pied, c’était trop long et par ascenseur, trop cher.

Au Louvre, «Monsieur, pouvons-nous sortir de cet étage-ci? – Mais Monsieur on n’est pas à l’étage ici, on est au rez-de-chaussée ! »

Près du métro Glacière, « Madame, pouvez-vous nous aider, on est écartés »- «Rapprochez-vous les jambes Monsieur ! ». C’était l’accueil parisien en ces années d’après-guerre. On n’identifiait pas encore « les Ca-na-di-ens » qui avaient fait Dieppe et Vimy et qui cassaient leur guitare à l’Olympia.

Bref, Paris fut plus pour nous une autre piste de course à voies multiples qu’un belvédère de contemplation des splendeurs de la Ville lumière.

Vers Rome via Lourdes
Le vendredi 3 octobre, dans la cour de la Fraternité, appareillait une wagonnette Peugeot à six places en partance pour Rome. Nous quatre de la province de Montréal étions du voyage. Deux frères de la Nouvelle-Angleterre avaient loué le véhicule des prêtres de la fraternité et nous avaient invités à en partager les frais.

Lourdes figurait sur notre itinéraire, d’abord à cause de Bernadette de Soubirous et des «miracles» qu’elle avait su déclencher. Pour un frère du Sacré-Cœur, traverser l’Atlantique sans aller à Lourdes aurait été comme bouder une grâce exceptionnelle.

Pour nous, Lourdes, en plus d’être un lieu de pèlerinage de haut calibre, servait de caution hors de tout soupçon à notre goût du voyage. Ce centre de piété présentait l’avantage d’être situé dans le sud de la France. Même si on avait toute la latitude que limitait notre pécule, je ne suis pas certain qu’il eût été « convenable » d’aller de Paris à Rome en passant par Bordeaux et par la Côte d’Azur juste pour voir du pays.

En communauté, dans le temps, les pèlerins avaient meilleure presse que les touristes.

Sans compter qu’on avait de la famille sur le trajet de Paris à Lourdes. À Lyon d’abord, le lieu de la fondation de l’Institut par le Père André Coindre, puis à Chirac, chef-lieu de la deuxième province communautaire française et centre important de formation pour nos frères français.

Sous le signe de la pauvreté et de l’indigence
Voyage de riches, dix jours en Europe en confortable limousine. C’est l’image qu’on projetait dans cette France encore délabrée et chez nos frères français plus coincés par leur pauvreté que nous par notre vœu. Dans les faits, comme de faux riches, nous avons dû voyager sous la férule de la pauvreté, voire même de l’indigence.

Ainsi, lors des descentes, dans les Alpes ou dans le Massif central, le chauffeur arrêtait son moteur pour économiser l’essence.

Le choix des hébergements privilégiait toujours la plus basse soumission.

Les produits du marché ont souvent sauvé plusieurs repas. Les déjeuners inclus à l’hôtel nous munissaient aussi de substantielles provisions gratuites pour la journée.

Nous avons même à quelques reprises quémandé notre nourriture à des vignerons qui faisaient vendanges. « Mais, nous dit une dame, ces raisins nous on ne les mange pas, c’est pour le pressoir. »

Six pressoirs avides eurent vite raison des copieuses grappes qu’on nous avait gentiment et gratuitement remises.

Finalement, pour sauver un coucher à l’hôtel, nous sommes même entrés aux petites heures du matin à la Maison généralice via del Casaletto.

Cette «indigence» a dû contribuer à créer un merveilleux esprit de groupe. Pas de grogne et beaucoup d’enthousiasme, des taquineries, ce sel des amitiés durables, un soutien inconditionnel à toutes les décisions prises ont chargé ce voyage d’excellents souvenirs. Le merveilleux est décuplé quand il est partagé. Ce fut notre pain quotidien.

Lyon et Chrirac
Nous avons logé à ces deux endroits. Le frère Directeur de Lyon nous a même servi un précieux Cointreau. Nous avions un peu honte de pouvoir nous payer un tel voyage alors que nos frères vivaient encore, treize ans après la fin de la guerre, dans un état de pauvreté qui marquait non seulement les édifices mais aussi la santé de leurs occupants. Nous leur avons laissé chacun un «généreux » pourboire: cinq dollars canadiens.

L’état du Juvénat de Chirac (garçons de neuf à treize ans) était moins lamentable que celui de Lyon, mais il y faisait déjà très froid et la maison n’était pas chauffée.

Lourdes – la foi à trancher au couteau
De la camelote à réveiller Luther
Immense centre de pèlerinage très fréquenté et beaucoup plus important que les images de la grotte de Massabielle nous le laissaient croire. Nous y avons fait toutes les dévotions de convenance: messe sur messe, procession aux flambeaux, défilés de malades aux sources miraculeuses, cueillette d’eau de Lourdes et achat de souvenirs.

Deux jours plongés dans la ferveur populaire qui ont activé mes contradictions spirituelles internes. De conquérantes manifestations de foi vous font frissonner de tout votre être et gagnent une adhésion sans conditions. Une foule qui chante sa prière en incantations suppliantes et répétées c’est une force capable de «transporter les montagnes» nous dit l’Évangile mais aussi de briser les plus fortes résistances, d’agenouiller les plus coriaces sceptiques.

Mais en même temps, on se défait difficilement du sentiment sournois, omniprésent qui loge sous notre peau, des doutes tenaces, des interrogations insolubles, et de pernicieux soupçons quant à la supercherie non seulement des miracles sur commande mais aussi de tout l’univers religieux et de ses pratiques extravagantes.

Comme promis, j’ai recueilli de l’eau de Lourdes et je l’ai envoyée dans une bouteille ad hoc, à ma tante et marraine qui souffrait d’enflures aux jambes. Je n’ai jamais su si l’eau s’était rendue jusqu’à St-Zéphirin ni surtout si elle avait procuré à ma marraine la guérison escomptée. Le scepticisme vs la piété filiale.

Voir Lourdes et mourir! Je l’ai vu, je n’en suis pas mort, ma foi y a subi à la fois un souffle et un choc qui continueront encore longtemps à se disputer mon âme.

IL PAPA È MORTO !
L’expression était dans tous les journaux ce jeudi 9 octobre 1958. Elle a été relevée à Florence par un confrère de la province de Granby, frère Jean-Pierre qui y était de passage, en route lui aussi pour Jesus Magister. Dans son autobiographie «Lionel…une vie!», frère Jean-Pierre, alias Lionel Pelchat, reproche au souverain pontife de ne pas l’avoir attendu… !

Et moi j’étais à Pise, le jour même de mon entrée en Italie, lorsque j’ai appris la nouvelle du décès de Pie XII. Coïncidence ou rapport de cause à effet ? Ne riez pas. Mon interrogation est d’autant plus plausible que quelques années plus tard, un autre pape, Paul VI, décédait le jour même de mon entrée en Italie, le 6 août 1978.

C’est dire que mes premiers jours dans la Ville éternelle furent marqués par une fébrilité non coutumière. J’ai subi une première expérience de massage de foule lors du passage de la dépouille du saint Père sur la Place St-Pierre. Quelques jours plus tard, j’ai vu de la Place St-Pierre la "fumata bianca" (la fumée blanche) qui annonçait l’élection de Jean XXIII, qu’on aurait voulu être un « pape de transition » mais qui passera sûrement à l’histoire comme le pape qui a opéré, depuis le concile de Trente, (1545-1563), le plus important « aggiornamento » de l’Église catholique.

Quelques mois plus tard (janvier 1959), en effet, Jean XXIII annonçait la tenue du concile Vatican II.

Le chant du cygne n’était pas terminé qu’une ère nouvelle commençait.

Que sera Jesus Magister dans cette période entre deux mondes qui ouvrira aussi la Révolution tranquille au Québec de 1960 ? Qu’en retirerons-nous?

C’est ce que les prochaines publications vont tâcher de clarifier.
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1- L'Empress of Britain que nous avons pris était le troisième du nom. Le premier, bâti en 1906, était alors le paquebot le plus luxueux du monde. Son frère l'Empres of England a fait naufrage le 29 mai 1914. Son épave gît au large de Ste-Luce (Québec) et son histoire est racontée au musée de Pointe-aux-Pères à Rimouski. Le no 2, bâti en 1936, fut coulé près de Southampton en 1940. Le troisième, bâti en 1956, a fait la liaison Montréal/ Liverpool pendant sept ans. Il fut vendu aux Grecs en 1963.

2- Le grand-noviciat était une période de réflexion et de mise à jour spirituelle qui durait un an pour les deux ou trois frères par province qui y étaient nommés, . On y faisait les Exercices spirituels de saint Ignace. Le frère Maître et son adjoint y donnaient des cours sur différents sujets spirituels et religieux.

3- Chaque fois que je mettais le pied sur la première marche d’un escalier ou sur la bordure du trottoir j’éprouvais la même sensation de roulis que j’avais eue sur le bateau. Il me fallut pas moins de trois semaines avant que tout revienne à la normale. Ce malaise est techniquement appelé "sea leg".
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Prochaine parution : # 22 À Rome, la fraternité des pionniers