Ne pouvant vivre qu'en deçà ou au-delà de la vie,
l'homme est en butte à deux tentations : l'imbécillité et la sainteté :
sous-homme et surhomme, jamais lui-même.
[Emil Michel Cioran] Extrait des Visages de la décadence
Un certain jour comme les autres en octobre 1945, après avoir célébré mes 16 ans accomplis. Je compte déjà deux mois de route comme novice, revêtu du matin au soir du saint habit des Frères du Sacré-Cœur. La magie du saint habit a joué pendant quelques jours. peut-être une semaine. Alors je flottais, j’habitais l’habit plus que mon propre corps. Puis, le naturel est revenu au galop. L’habit est devenu une habitude. Je me sens à l’aise dans ma soutane. Au lieu d’ajuster une cravate, tous les matins je noue le cordon à quatre rangs autour de ma taille, je vérifie si les pompons sont bien en place, à l’égalité l’un de l’autre à environ dix-huit pouces du sol.
J’ai cependant du plaisir, quand personne ne me voit sinon l’œil de Dieu toujours fixé au deuxième palier de l’escalier qui va des classes à la salle de récréation, à descendre l’escalier à toute vitesse de façon à ce que mon scapulaire vole au vent le plus haut possible.
L’œil de Dieu ne me dérange plus beaucoup. J’arrive à ne plus le voir et je crois qu’il en est de même pour lui. À force de répéter cet exercice, je parviens, en tenant à peine la rampe, à voler au-dessus de cet escalier en n'effleurant de la semelle qu’une ou deux de la douzaine de marches qu’il comporte. J’imagine l’œil de Dieu cligner lorsque j’atteins ainsi le pied de l’escalier sans fracas ni tapage notoires. Est-il fréquent de ne plus voir le policier nous surveille au coin des rues ou de l’imaginer condescendant?
Au bas du triangle qui loge l’œil de Dieu il était écrit: «Silence, Dieu vous voit». Tout jeune, on s’amusait avec le DIEU-PARTOUT. Au No 12 de notre p’tit catéchisme de Québec (on y revient toujours) on posait la question : « Où est Dieu ?»
PARTOUT était la réponse. « Dieu est-il dans la cave chez nous? » demandions-nous. «Bien sûr!» - « Impossible, on n’a pas de cave chez nous, ah! ah!»
Probablement par fidélité à la tradition, il régnait au noviciat une atmosphère d’austérité et de dénuement différente de l’exubérance qui caractérisait la vie au Juvénat.
Un silence feutré enveloppait tous les sons de velours. La sobriété de l’équipement de la salle de récréation, le rangement impeccable des tables et des chaises, les conversations et les rires comme en sourdine qui ne perçaient pas les portes closes lui donnaient une ambiance de sanctuaire.
Les déplacements copiaient en ralenti cinématographique ceux des moines qui, en profonde méditation, semblaient glisser sur une voie ensablée et sans issue. Nous nous promenions les mains enfouies dans les larges manches à parement de la soutane, en parodie des hautes dames de St-Zéphirin qui, en hiver, la tête haute et l’air solennel, arpentaient la grande allée à la grand-messe de dix heures, leurs mains gantées enfouies dans un manchon de fourrure de renard.
Partout le règne du silence, un peu mal à son aise au milieu de ces jeunes débordant de leur vitalité de seize ans. Un exutoire était de mise à cette enclave. Le mien, celui qui me faisait voler au-dessus des marches, innocent et délinquant à la fois, me remettait en condition pour d’autres olympiades en vue desquelles je m’entraînais sérieusement, celles qui étaient couronnées par le halo d’or de la sainteté.
La sainteté
Comment en étais-je venu à pratiquer ce sport? Je ne saurais vous le dire vraiment. La lecture de la vie du saint du jour qu’on faisait tous les soirs au souper avant le Deo gratias? Les biographies de saints (saint Pie X – saint Stanislas, les saints martyrs canadiens …) que je dévorais et dans lesquelles, au stade d’une intense recherche d’identité personnelle, je me complaisais? L’attrait de ma nouvelle vie et l’aptitude naturelle de se voir au sommet en tout? Les réflexions que le décapant silence ambiant me forçait de faire? Sans doute un peu tout cela. J’étais mordu, ensorcelé, infesté à jamais d’un virus chronique, coûte que coûte, j’allais devenir un SAINT.
La prière, premier et principal nimbomètre[1]
Je suis dans la chapelle du Noviciat. La vacillante flamme teintée de rouge de la lampe du sanctuaire m’indique que Jésus est présent comme toujours dans le tabernacle. Comme après chaque emploi, je viens lui rendre visite, lui dire bonjour. Plusieurs novices y viennent. La génuflexion d’arrivée, l’agenouillement, le temps d’une ou deux oraisons jaculatoires modulées sur les lèvres en code personnalisé, un petit salut de la tête, une génuflexion d’au revoir et, le devoir accompli, on s’en va jouer dehors.
J’ai cependant du plaisir, quand personne ne me voit sinon l’œil de Dieu toujours fixé au deuxième palier de l’escalier qui va des classes à la salle de récréation, à descendre l’escalier à toute vitesse de façon à ce que mon scapulaire vole au vent le plus haut possible.
L’œil de Dieu ne me dérange plus beaucoup. J’arrive à ne plus le voir et je crois qu’il en est de même pour lui. À force de répéter cet exercice, je parviens, en tenant à peine la rampe, à voler au-dessus de cet escalier en n'effleurant de la semelle qu’une ou deux de la douzaine de marches qu’il comporte. J’imagine l’œil de Dieu cligner lorsque j’atteins ainsi le pied de l’escalier sans fracas ni tapage notoires. Est-il fréquent de ne plus voir le policier nous surveille au coin des rues ou de l’imaginer condescendant?
Au bas du triangle qui loge l’œil de Dieu il était écrit: «Silence, Dieu vous voit». Tout jeune, on s’amusait avec le DIEU-PARTOUT. Au No 12 de notre p’tit catéchisme de Québec (on y revient toujours) on posait la question : « Où est Dieu ?»
PARTOUT était la réponse. « Dieu est-il dans la cave chez nous? » demandions-nous. «Bien sûr!» - « Impossible, on n’a pas de cave chez nous, ah! ah!»
Probablement par fidélité à la tradition, il régnait au noviciat une atmosphère d’austérité et de dénuement différente de l’exubérance qui caractérisait la vie au Juvénat.
Un silence feutré enveloppait tous les sons de velours. La sobriété de l’équipement de la salle de récréation, le rangement impeccable des tables et des chaises, les conversations et les rires comme en sourdine qui ne perçaient pas les portes closes lui donnaient une ambiance de sanctuaire.
Les déplacements copiaient en ralenti cinématographique ceux des moines qui, en profonde méditation, semblaient glisser sur une voie ensablée et sans issue. Nous nous promenions les mains enfouies dans les larges manches à parement de la soutane, en parodie des hautes dames de St-Zéphirin qui, en hiver, la tête haute et l’air solennel, arpentaient la grande allée à la grand-messe de dix heures, leurs mains gantées enfouies dans un manchon de fourrure de renard.
Partout le règne du silence, un peu mal à son aise au milieu de ces jeunes débordant de leur vitalité de seize ans. Un exutoire était de mise à cette enclave. Le mien, celui qui me faisait voler au-dessus des marches, innocent et délinquant à la fois, me remettait en condition pour d’autres olympiades en vue desquelles je m’entraînais sérieusement, celles qui étaient couronnées par le halo d’or de la sainteté.
La sainteté
Comment en étais-je venu à pratiquer ce sport? Je ne saurais vous le dire vraiment. La lecture de la vie du saint du jour qu’on faisait tous les soirs au souper avant le Deo gratias? Les biographies de saints (saint Pie X – saint Stanislas, les saints martyrs canadiens …) que je dévorais et dans lesquelles, au stade d’une intense recherche d’identité personnelle, je me complaisais? L’attrait de ma nouvelle vie et l’aptitude naturelle de se voir au sommet en tout? Les réflexions que le décapant silence ambiant me forçait de faire? Sans doute un peu tout cela. J’étais mordu, ensorcelé, infesté à jamais d’un virus chronique, coûte que coûte, j’allais devenir un SAINT.
La prière, premier et principal nimbomètre[1]
Je suis dans la chapelle du Noviciat. La vacillante flamme teintée de rouge de la lampe du sanctuaire m’indique que Jésus est présent comme toujours dans le tabernacle. Comme après chaque emploi, je viens lui rendre visite, lui dire bonjour. Plusieurs novices y viennent. La génuflexion d’arrivée, l’agenouillement, le temps d’une ou deux oraisons jaculatoires modulées sur les lèvres en code personnalisé, un petit salut de la tête, une génuflexion d’au revoir et, le devoir accompli, on s’en va jouer dehors.
Pour les mordus de sainteté, le scénario est différent. La prière, on le sait d’emblée, est un important appareil d’exercice à la sainteté et en même temps un nimbomètre de la qualité et de l’intensité du halo qui auréole l’être en instance de sainteté.
La visite au Saint Sacrement après l’emploi devient alors un rigoureux entraînement à la prière qui nourrit les muscles de la sainteté et en redore le nimbe. Je m’y entraîne trois fois par jour, le plus longtemps que je peux. Je reste à genoux, sans bouger, le cou et le regard tendus vers l’hôte qui habite le tabernacle. J’essaie de lui faire la conversation. Bonjour! Pas même un petit froissement du voile du tabernacle n’accuse réception de ma salutation. J’essaie un Notre Père que je dis lentement avec toutes les vibrations émotives possibles que porte chacun des mots. Cette prière, dite de cette façon me donne une intensité intérieure probablement similaire à celle de l’acteur qui s’introduit sous la peau de son personnage avant que le rideau ne lève. Mais le rideau ne lève pas. Je recommence pour me rendre compte que l’intensité diminue à chaque répétition. Le « Je vous salue Marie » ne clique pas du tout pour des raisons que je vous expliquerai peut-être un jour. Le "Gloire soit au Père"… a plus de résonnance. Une anticipation de mon prototype de sainteté. Puis, j’essaie des oraisons jaculatoires. «Jésus, Marie, Joseph, je vous aime» (un peu kétaine non!) J’en essaie quelques autres : «Jésus, Fils de Dieu, ayez pitié de moi.» (Indulgence 100 jours une fois le jour. - R. 27 février 1886) «Jésus, doux et humble de coeur, rendez mon coeur semblable au vôtre.» (Indulgence 300 jours chaque fois. - 13 - 15 septembre 1905).
Je me fous des indulgences accrochées aux oraisons jaculatoires. Je cherche la sainteté, pas le compte en banque. Mais ça ne clique toujours pas.
Ma recherche de formule m’a finalement permis d’expérimenter la puissance des mantras. Je m’en suis inventé un qui est efficace. Il me permet de faire dans la course à la sainteté du surplace pas trop essoufflant. C’est en latin, tiré du « Tantum ergo » que l’on chantait à tous les saluts du Saint Sacrement : "Da robur, fer auxilium" (donne-moi la force, porte-moi secours) Je le répète machinalement, comme un moulin à prière, jusqu’à ce que …
Compétition en sainteté
La course à la sainteté est tendue par une olympiade majeure qu’on appelle la canonisation. Sur le terrain même de l’entraînement, elle est aussi soumise à une très forte compétition.
… jusqu’à ce que mon rival, R.L., arrive. R.L. occupait toujours le premier banc à gauche. Du deuxième banc à droite, je le surveillais du coin de l’œil. Souvent il était là avant moi. La posture impeccable, la juste tension, le regard fixe, les yeux à demi-fermés, immobile, comme en extase. Et c’était ainsi à chaque visite. Jamais il ne s’assoyait, jamais il ne prenait un livre pour passer le temps. À tout coup, son halo brillait d’un éclat que le mien n’aurait jamais pu atteindre. Moi, à mon deuxième banc, je me tortille, les genoux me piquent. J’ai beau tendre l’oreille, jamais de réponse, de balbutiement, de mélodie, qui vienne d’en haut ou du tabernacle. Jamais! J’ai des fourmis partout, je me contorsionne comme un ver de terre. Rester à genoux, droit, bouffe toutes mes énergies. Je n’en peux plus. Le « da robur » tourne à vide..., et fais une génuflexion et je pars chaque fois un peu dépité comme le renard qui n’a pu décrocher les raisins de là-haut.
Bientôt je me dirai : La prière, c’est un peu comme la musique, les efforts ne suffisent pas il faut aussi avoir du talent ou du nimbe. Il me faut essayer autre chose. Y a-t-il une sainteté sans prière?
La mortification
La mortification, c’est aussi l’apanage des saints. Ils se sont inventé beaucoup de moyens de se faire mourir à petit feu comme l’indique l’étymologie du mot : mors-facere (faire la mort).
Il y avait d’abord le jeûne. Il était interdit pour nous, jeunes novices en pleine croissance, pendant le carême. J’ai réussi à boire mon chocolat et à manger mon gruau sans sucre. Résultat: à la fin du carême j’aimais mieux un chocolat non sucré et j’ai gardé cette habitude, même pour le café, toute ma vie. Quant au gruau, il me plaît de temps en temps de goûter la saveur naturelle des aliments sans valeur ajoutée. Que vaut un sacrifice si on y trouve du plaisir?
Il y avait aussi une grande variété d’instruments d’autotorture. En premier lieu, le cilice, cette ceinture de crin de cheval portée sur la peau qui piquait comme une cohorte de fourmis. Il semblait faire partie de l’équipement normal de tous les saints dont j’ai lu la biographie. Les autres trucs plus maso ne m’étaient guère accessibles : la flagellation, les cailloux dans les souliers, les ronces qui ensanglantaient le dos et calmaient les passions, les bains d’eau glacée et que sais-je?
Partisan d’une sainteté à effets rapides, j’osai donc demander au frère Cyprien, qui était Maître des novices, de m’autoriser à porter un cilice et de m’en prêter un. Il questionna mes motivations. Pourquoi porter un cilice? Pourquoi les saints en portaient-ils? Je fus pris à dépourvu. Il me donna un choix de réponse. « Pour imiter Jésus couronné d’épines, pour faire pénitence pour nos péchés, pour lutter contre les tentations, pour imiter les saints… »
Je lui formulai un vague « un peu pour tout ça mais spécialement pour imiter saint Stanislas de Kostka » dis-je sans trop savoir si saint Stanislas patron des novices avait jamais porté un cilice.. Il me remit une bande de crin munie d’un cordon qui permettait de l’attacher autour de la taille. Il me recommanda de ne pas le porter tout le temps, seulement le vendredi ou quelques jours par semaine, jamais le dimanche.
Je le portai quelque temps. C’était agaçant, mais on finissait par l’oublier. Ma cote de sainteté n’était pas à la hausse pour autant. Il m’a semblé que pour une réelle efficacité il fallait, comme pour Jésus, que le sang coule. Je réussis, à la dérobée, à m’organiser une ceinture munie de braquettes[2] comme celles que grand-père Hormisdas utilisait lorsqu’il réparait les chaussures. Il me semblait qu’avec cet instrument, j’approchais du but. Mes sous-vêtements étaient tachés de sang. J’étais cependant déçu de l’aspect morbide de ce type de sainteté. Une sainteté dont on doit cacher les stigmates ne répondait pas à mes fins et m’était suspecte.
À l’entrevue de décembre, frère Maître s’informa de ma santé comme préambule et aussi de mes « pénitences ». Je dus lui faire part de mes cheminements. Il craignait l’infection. Il demanda à examiner mon dos. Et me suggéra d’abandonner cette pratique louant cependant mes légitimes efforts pour parvenir à la sainteté. Ma dose de masochisme épuisée, j’abandonnai cette pratique.
La fidélité à la Règle et la charité envers ses confrères étaient les plus grandes qualités d’un saint. Je faisais une grande confiance au frère Cyprien que je vénérais comme un saint. Pour moi alors, la sainteté prit un autre nom. Elle s’appela la perfection.
La perfection chrétienne
Nos manuels d’étude au Noviciat étaient le Catéchisme des vœux et La Perfection chrétienne.
Le catéchisme des vœux était une étude légaliste qui détaillait selon le droit canon les obligations inhérentes à nos vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Il n’y avait rien de très spirituel là-dedans.
Le manuel de Perfection chrétienne, qui était l’objet de nos principaux cours au Noviciat, traitait de la vie spirituelle d’une façon si floue que je n’en ai rien retenu. L’appétit de la sainteté n’y trouvait pas son compte si ce n’est comme un exercice d’endurance à accomplir, un devoir sans trop de plaisir ni d’agrément.
Cependant, dans toute cette initiation, le concept de perfection était davantage mis de l’avant que celui de la sainteté qui pouvait paraître un peu prétentieux. La perfection que l’on nous proposait d’atteindre, loin d’être relationnelle, était, seul avec Dieu seul, sous son regard, une perfection de rectitude à accomplir les devoirs de notre état de vie et, ce qui exigeait plus, celle d’une bonne entente avec nos confrères.
… jusqu’à ce que mon rival, R.L., arrive. R.L. occupait toujours le premier banc à gauche. Du deuxième banc à droite, je le surveillais du coin de l’œil. Souvent il était là avant moi. La posture impeccable, la juste tension, le regard fixe, les yeux à demi-fermés, immobile, comme en extase. Et c’était ainsi à chaque visite. Jamais il ne s’assoyait, jamais il ne prenait un livre pour passer le temps. À tout coup, son halo brillait d’un éclat que le mien n’aurait jamais pu atteindre. Moi, à mon deuxième banc, je me tortille, les genoux me piquent. J’ai beau tendre l’oreille, jamais de réponse, de balbutiement, de mélodie, qui vienne d’en haut ou du tabernacle. Jamais! J’ai des fourmis partout, je me contorsionne comme un ver de terre. Rester à genoux, droit, bouffe toutes mes énergies. Je n’en peux plus. Le « da robur » tourne à vide..., et fais une génuflexion et je pars chaque fois un peu dépité comme le renard qui n’a pu décrocher les raisins de là-haut.
Bientôt je me dirai : La prière, c’est un peu comme la musique, les efforts ne suffisent pas il faut aussi avoir du talent ou du nimbe. Il me faut essayer autre chose. Y a-t-il une sainteté sans prière?
La mortification
La mortification, c’est aussi l’apanage des saints. Ils se sont inventé beaucoup de moyens de se faire mourir à petit feu comme l’indique l’étymologie du mot : mors-facere (faire la mort).
Il y avait d’abord le jeûne. Il était interdit pour nous, jeunes novices en pleine croissance, pendant le carême. J’ai réussi à boire mon chocolat et à manger mon gruau sans sucre. Résultat: à la fin du carême j’aimais mieux un chocolat non sucré et j’ai gardé cette habitude, même pour le café, toute ma vie. Quant au gruau, il me plaît de temps en temps de goûter la saveur naturelle des aliments sans valeur ajoutée. Que vaut un sacrifice si on y trouve du plaisir?
Il y avait aussi une grande variété d’instruments d’autotorture. En premier lieu, le cilice, cette ceinture de crin de cheval portée sur la peau qui piquait comme une cohorte de fourmis. Il semblait faire partie de l’équipement normal de tous les saints dont j’ai lu la biographie. Les autres trucs plus maso ne m’étaient guère accessibles : la flagellation, les cailloux dans les souliers, les ronces qui ensanglantaient le dos et calmaient les passions, les bains d’eau glacée et que sais-je?
Partisan d’une sainteté à effets rapides, j’osai donc demander au frère Cyprien, qui était Maître des novices, de m’autoriser à porter un cilice et de m’en prêter un. Il questionna mes motivations. Pourquoi porter un cilice? Pourquoi les saints en portaient-ils? Je fus pris à dépourvu. Il me donna un choix de réponse. « Pour imiter Jésus couronné d’épines, pour faire pénitence pour nos péchés, pour lutter contre les tentations, pour imiter les saints… »
Je lui formulai un vague « un peu pour tout ça mais spécialement pour imiter saint Stanislas de Kostka » dis-je sans trop savoir si saint Stanislas patron des novices avait jamais porté un cilice.. Il me remit une bande de crin munie d’un cordon qui permettait de l’attacher autour de la taille. Il me recommanda de ne pas le porter tout le temps, seulement le vendredi ou quelques jours par semaine, jamais le dimanche.
Je le portai quelque temps. C’était agaçant, mais on finissait par l’oublier. Ma cote de sainteté n’était pas à la hausse pour autant. Il m’a semblé que pour une réelle efficacité il fallait, comme pour Jésus, que le sang coule. Je réussis, à la dérobée, à m’organiser une ceinture munie de braquettes[2] comme celles que grand-père Hormisdas utilisait lorsqu’il réparait les chaussures. Il me semblait qu’avec cet instrument, j’approchais du but. Mes sous-vêtements étaient tachés de sang. J’étais cependant déçu de l’aspect morbide de ce type de sainteté. Une sainteté dont on doit cacher les stigmates ne répondait pas à mes fins et m’était suspecte.
À l’entrevue de décembre, frère Maître s’informa de ma santé comme préambule et aussi de mes « pénitences ». Je dus lui faire part de mes cheminements. Il craignait l’infection. Il demanda à examiner mon dos. Et me suggéra d’abandonner cette pratique louant cependant mes légitimes efforts pour parvenir à la sainteté. Ma dose de masochisme épuisée, j’abandonnai cette pratique.
La fidélité à la Règle et la charité envers ses confrères étaient les plus grandes qualités d’un saint. Je faisais une grande confiance au frère Cyprien que je vénérais comme un saint. Pour moi alors, la sainteté prit un autre nom. Elle s’appela la perfection.
La perfection chrétienne
Nos manuels d’étude au Noviciat étaient le Catéchisme des vœux et La Perfection chrétienne.
Le catéchisme des vœux était une étude légaliste qui détaillait selon le droit canon les obligations inhérentes à nos vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Il n’y avait rien de très spirituel là-dedans.
Le manuel de Perfection chrétienne, qui était l’objet de nos principaux cours au Noviciat, traitait de la vie spirituelle d’une façon si floue que je n’en ai rien retenu. L’appétit de la sainteté n’y trouvait pas son compte si ce n’est comme un exercice d’endurance à accomplir, un devoir sans trop de plaisir ni d’agrément.
Cependant, dans toute cette initiation, le concept de perfection était davantage mis de l’avant que celui de la sainteté qui pouvait paraître un peu prétentieux. La perfection que l’on nous proposait d’atteindre, loin d’être relationnelle, était, seul avec Dieu seul, sous son regard, une perfection de rectitude à accomplir les devoirs de notre état de vie et, ce qui exigeait plus, celle d’une bonne entente avec nos confrères.
Une pauvreté de bout de chandelle, ce qui était relativement facile, une chasteté de lutte constante contre les «mauvaises pensées», ce qui était troublant, et une obéissance sans réplique, ce qui était pour l’avenir la principale et la plus difficile vertu à acquérir. Telle pouvait être mon embarcation vers le port de la sainteté.
Patronne de sainteté.- Sœur Élisabeth de la Trinité.
Frère Cyprien nous avait suggéré de choisir un patron qui nous guiderait sur les voies de la vie spirituelle. J’imagine qu’un grand nombre de novices ont dû choisir saint Stanislas de Kostka, patron des novices, qui nous donnait congé le 13 novembre.
Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus était aussi très populaire et très médiatisée. À cause des révélations du Sacré-Cœur, sainte Marguerite-Marie Alacoque figurait même avec saint Jean dans la liste des patrons de l’Institut.
Mais moi je cherchais quelqu’un qui me permît de trancher sur le commun des mortels. Frère Cyprien me proposa la bienheureuse Sœur Élisabeth de la Trinité . Ce fut le coup de foudre. Pas que je voulais avec elle percer le mystère toujours mystifiant de la Sainte Trinité. Mais la Trinité à la place du Sacré-Cœur qui était la denrée commune, ça faisait spécial.
Frère Maître me passa même un volume qu’il connaissait probablement (Élisabeth de la Trinité, Écrits spirituels, Père Philipon, Seuil.)
Ce volume, bien en vue sur la tablette réservée aux livres de piété à ma place à la chapelle, fut mon vade-mecum pendant une bonne partie du noviciat. À l’occasion des visites au Saint Sacrement je m’endormis souvent en tâchant de le lire. Je ne comprenais pas grand-chose aux élévations mystiques de cette carmélite. Cependant le vocabulaire qui soutenait l’image de sainte Élisabeth me gardait affectivement dans le club des amateurs de sainteté. J’appris même par cœur les premières strophes de sa célèbre prière à la sainte Trinité.
"O mon Dieu, Trinité que j'adore, aidez-moi à m'oublier entièrement pour m'établir en vous, immobile et paisible comme si déjà mon âme était dans l'éternité! "
En récitant cette prière, je m’entretenais dans l’illusion d’un contact avec le divin. Cela me suffisait et me gardait bien au chaud. Et je me pris à désirer un jour de lire la Sainte Bible qui me semblait comme le nec plus ultra de tous les secrets divins.[3]
Ainsi, tout le noviciat se passa sous le parapluie d’une intense initiation à la sainteté. Malgré mon incapacité chronique de m’adonner vraiment à la prière, malgré le peu de résultats que donnaient mes pratiques de mortification et malgré le flou non mesurable de ma vie spirituelle, je gardai pour longtemps l'obtention de la sainteté comme le cap de mon itinéraire de vie. Je répétai intérieurement mon mantra pendant plusieurs années.
C’étaient les seuls moments où je sentais une certaine présence protectrice de Dieu, plus même que lorsque je recevais la Sainte Communion .
C’étaient les seuls moments où je sentais une certaine présence protectrice de Dieu, plus même que lorsque je recevais la Sainte Communion .
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[1] Nimbomètre néologisme composé de nimbe qui signifie disque doré cerclant la tête du Christ et des saints dans les représentations du Moyen Âge et de mètre, mesure.
[2] Cf Dictionnaire de français du Canada http://www.dicocf.ca/glb17.html
BRAQUETTE s. f. Broquette. ¬ Fr. - Broquette = petit clou à tête dont se servent les tapissiers. Braquet = petit clou à ferrer les souliers. ¬ Can. – Voir : Bracket.
[3] Un certain dicton. qui circulait en ces temps dans les milieux catholiques, soutenait qu’on ne pouvait pas lire la Bible avant l’âge de trente-trois ans, l’âge du Christ. C’est à bord de l’Empress of Britain, en voyage vers Rome que j’ai eu entre les mains pour la première fois de ma vie la Sainte Bible. Elle était en anglais et je venais tout juste d’avoir 29 ans. Un beau cas de précocité religieuse!
Prochaine publication : 11 - Attraits interdits
[2] Cf Dictionnaire de français du Canada http://www.dicocf.ca/glb17.html
BRAQUETTE s. f. Broquette. ¬ Fr. - Broquette = petit clou à tête dont se servent les tapissiers. Braquet = petit clou à ferrer les souliers. ¬ Can. – Voir : Bracket.
[3] Un certain dicton. qui circulait en ces temps dans les milieux catholiques, soutenait qu’on ne pouvait pas lire la Bible avant l’âge de trente-trois ans, l’âge du Christ. C’est à bord de l’Empress of Britain, en voyage vers Rome que j’ai eu entre les mains pour la première fois de ma vie la Sainte Bible. Elle était en anglais et je venais tout juste d’avoir 29 ans. Un beau cas de précocité religieuse!
Prochaine publication : 11 - Attraits interdits
Bonjour Monsieur Jutras,
RépondreSupprimerJe viens tout juste de découvrir votre site et j'ai un plaisir fou à vous lire. Je suis moi-même originaire de la région de Drummondville et mes ancêtres maternels sont peut-être liés aux vôtres puisque je suis de la descendance de Louis Pinard. Je suis moi aussi retraitée de l'enseignement et passionnée d'histoire et de généalogie; j'aimerais donc si c'est encore possible recevoir une copie Word de vos textes avec les photos.
Bien à vous,
Gertrude St-Onge