Dieu dit à Noé : « La fin de toute chair est arrivée…
car la terre est pleine de violence à cause des hommes.
Fais-toi une arche en bois résineux, tu la feras en roseaux
et tu l’enduiras de bitume, en dedans et en dehors. Gn 6, 13-14
San Francisco avait déjà ses hippies, Liverpool avait lancé ses Beatles, Mai 68 bouillonnait dans les marmites de la France et de l’Algérie. Au Québec, la révolution tranquille battait sa marche; à Rome, l’Église fignolait le point final à son concile; les diocèses de Saint-Jérôme et de Montréal avaient mené leur Grande Mission et ils en recueillaient les écus; réunies, les communautés de frères avaient créé les scolasticats école normale de Montréal et de Cap- Rouge… Partout le neuf, le renouvellement, l’aggiornamento. La révolution était à la mode de ce temps.
L’œuvre des vocations de quelques communautés de frères et de sœurs tâchait aussi de faire peau neuve. Les circuits communautaires du bouche à oreille chuchotaient des dires élogieux concernant une sœur de Sainte-Croix de Côte des Neiges qui aurait créé un centre vocationnel pour jeunes, le Centre Loulou. Jeunes garçons et jeunes filles de fin de secondaire et CÉGEP le fréquentaient. On se retrouvait autour de la religieuse sans capine pour parler, chanter, participer à différentes activités, vivre sa jeunesse quoi ! Quand j’ai appelé pour plus d’informations, sœur « Loulou » (Sr Louise Léger)(1) était partie avec son groupe pour le carnaval de Québec. Une incarnation tous azimuts.
Un autre centre semblable, animé par un père clerc de St-Viateur et une sœur de la Miséricorde venait aussi d’être ouvert à Joliette nous avait-on dit,
Gestation
Ce samedi 8 mai 1965, la veille de la fête des mères, par une journée radieuse comme mai sait rarement en faire, nous roulions vers Joliette, question de voir sur place ce qui en était. J’étais accompagné de Bernard D. et de quelques autres fidèles du groupe informel que nous avions formé à l’école Pie IX de Montréal-Nord. Des liens s’étaient tissés entre une quinzaine de jeunes garçons qui, un jour, avaient risqué de répondre à mon invitation de participer à un camp de fin de semaine.
Pendant l’hiver, nous avons tenu quatre ou cinq rencontres, généralement dans le sous-sol de l’un ou de l’autre des membres de ce groupe. On écoutait des chansonniers, on blaguait, on discutait de sujets sérieux mais surtout, on avait du bon temps ensemble. J’avais émis l’idée d’un centre de rencontre bien à nous. On avait mordu à l’idée comme poisson à l’hameçon. C’était la raison de notre visite à Joliette.
Accueil affable à la maison provinciale des Clercs de St-Viateur à Joliette. Le centre d’accueil occupe un espace libéré par la communauté, de la dimension d’une salle de classe, avec quelques espaces de services mis à la disposition de cette œuvre des vocations nouveau style. La visite des lieux, les échanges avec les responsables, le Père Jean-G. B., un jeune prêtre dynamique et la toute accueillante sœur Gisèle, une religieuse des Sœurs de la Miséricorde, donnent de l’attrait à cette organisation en instance d’implantation.
Il y a de l’entrain dans le projet, de la gaité dans le décor de la pièce et de l’audace dans la brochette des activités qu’on y tient. Bien que nous n’ayons vu aucun jeune au moment de la visite, nous sommes revenus chauffés à blanc, déterminés plus que jamais à créer notre propre centre à Montréal-Nord.
Grossesse difficile
Même si ces embryons d’expérience faisaient la manchette des nouveautés à la mode, dans ma communauté il y avait souvent loin de la coupe aux lèvres.
L’initiation traditionnelle à la vie chrétienne et à la vie religieuse était coulée dans des moules établis depuis longtemps: le moule des vérités à croire, celui des rites à accomplir, ou encore celui de la soumission à un vouloir défini en dehors de soi. De la formation, on avait un concept à la spartiate qui rendait suspect tout ce qui n’était pas cadré, minuté à la militaire. La conformité légale et légaliste aux règles avait le pas sur la fidélité du cœur. Les lieux sacrés, protégés -et parfois cloîtrés- se présentaient comme les seuls terrains d’entraînement à la mission apostolique. La plupart des maisons de formation des frères étaient situés à l’écart des agglomérations urbaines. Il fallait protéger le futur apôtre contre le monde et non le préparer à œuvrer dans le monde.
Le moine qui se levait à deux heures de la nuit pour réciter Matines et Laudes avait les bénédictions du ciel. On ne questionnait pas son efficacité apostolique. Mais passer une soirée avec des jeunes sans autre but que d’être à l’écoute de tout élan de vie et de libération faisait problème. Surtout si aucun signe de la croix n’ouvrait ou ne terminait cette rencontre.
Bref, on ne voyait pas la pertinence de former un centre pour jeunes gens normaux sans projet vocationnel défini. On se serait senti plus en sécurité si le centre d’accueil projeté avait été rattaché à une communauté, à l’école François-Solano par exemple, où il y avait des locaux libres, ou si quelques rites plus explicitement chrétiens avaient émaillé sa programmation. On craignait que les frères, après une journée de classe, s’épuisent à assurer une présence auprès des jeunes, tard dans la soirée.
Surtout dans ces années 60 tout se bousculait avec tant d’impétuosité qu’on voulait se donner du temps pour ne pas avoir à dire non.
La bouchée était grosse et les réticences fondées et multiples. Le Concile avait du souffle, mais que d’essoufflés sur la route ! L’emballement que le projet faisait lever en moi ne m’empêchait pas de voir l’énormité du défi.
À la communauté, je demandais la permission d’ouvrir une nouvelle maison dans Montréal-Nord, laquelle servirait de résidence aux responsables de l’Oeuvre des vocations et à quelques autres frères qui enseigneraient dans l’une ou l’autre des écoles avoisinantes. L’idée qu’un frère enseigne dans une école dirigée par des laïcs, quoique toute simple et naturelle, n’était pas une pratique courante, mais elle ne soulevait pas de véritables problèmes. Pas de grande innovation non plus non plus du côté de la clientèle visée. De tout temps, des frères avaient développé au sein de clubs ou de regroupements de jeunes des activités sportives ou culturelles qui n’avaient pas de lien direct avec la foi ou avec la vocation. On encourageait même ces activités qu’on jugeait « vocatiogène ».
Essentiellement, le projet consistait à donner à un certain nombre de jeunes un lieu de rencontre où ils pourraient s’initier à la vie en société dans une atmosphère oxygénée par les valeurs évangéliques. Une espèce de juvénat hors les murs, un centre d’initiation à la foi et à la vie chrétienne, un pied-à-terre pour des rencontres et des activités entre pairs, un banc d’essai pour leurs engagements futurs. La présence d’adultes religieux garantissait la bonne tenue de ce lieu ainsi que sa continuité. Elle pouvait aussi servir d’inspiration à ces jeunes en instance d’autoformation et d’orientation.
Somme toute, le projet se situait dans la continuité de la mission apostolique des frères. Combien de patinoires, de clubs de toutes sortes les frères n’avaient-ils pas créés et animés sans signe de croix et sans retour vocationnel escompté ? En quoi ce centre était-il si différent d’une longue tradition d’engagements variés auprès des jeunes ? Un prolongement de l’éducation assurée par l’école.
Ouverture et sympathie caractérisent bien l’attitude du frère Gérald, qui était déjà au parfum de mes projets. Quelques questions me laissent même entrevoir qu’il en a bien compris les buts. Il ne s’agit pas d’en faire coûte que coûte un centre de recrutement pour la communauté. La dynamique était inversée. C’était la communauté qui devait rayonner au sein de la société pour l’animer de ses valeurs, pour la libérer. Il ne fallait pas s’attendre à ce que beaucoup de vocations -c’est-à-dire beaucoup de recrues- émanent de ce centre pour entrer dans une communauté de frères fondée pour répondre aux besoins d’une autre époque.
On souhaitait créer un milieu qui fût, pour ces jeunes, nourricier dans leur quête de sens et dynamisant dans la conquête de leur autonomie et de leur liberté. La présence de frères attentifs et dynamiques devrait favoriser la confiance en soi si importante dans le développement d’une vie humaine. Le concept de vocation religieuse prenait de l’extension. C’est un appel à la vie chrétienne et à la vie tout court que le centre se donnait comme mission de faire entendre.
Ces explications, mon supérieur les comprenait. Ce projet lui était sympathique. Sa confiance me réchauffait le cœur. Il n’était pas contre. Voilà une assertion qui laissait cependant deviner beaucoup de mais et de peut-être…
On venait de fermer deux ou trois écoles. Faudrait-il en fermer une autre pour ouvrir ce centre ? De plus, le mandat du frère Gérald se terminait en juillet 1966. Il était un peu inconvenant de prendre une décision de cette importance qui engagerait la nouvelle administration. Il y avait matière à réflexion. Le supérieur m’assura cependant que le Conseil général serait saisi de la question et qu’il laisserait une note à la future administration de la province. De toute façon on ne pouvait pas mettre ce projet en opération pour septembre 1965, et çà, je le comprenais bien.
Les dés étaient lancés. On n’avait plus qu’à attendre. Dans l’espoir qu’ils retombent du bon côté, je maintins des rencontres assidues avec mon groupe de mordus.
Il fallut deux ans de patience, d’attente et de relance. En tout, huit communications entre les supérieurs majeurs et moi à ce sujet. Ainsi que plusieurs rencontres d’études et d’explications avec des confrères, sans compter beaucoup de silences devant les sceptiques… Et avec les jeunes, plusieurs séances de brassage de rêves.
Entre temps, la composition du groupe « fondateur » changeait. Plusieurs venaient aux rencontres accompagnés d’une petite amie. Je ne jugeais pas opportun de mettre ces gentilles compagnes à la porte, ni d’informer mon supérieur de cette modification. Toute la présentation du projet parlait d’un Centre d’accueil pour jeunes sans spécification de sexe. D’ailleurs la mixité commençait alors à s’introduire dans nos écoles.
Ces démarches gardaient mon flambeau allumé et en ravivaient même la flamme. Sans dévaloriser l’œuvre colossale accomplie par les frères au Québec, j’entrevoyais des remous et même des turbulences au sein de l’organisation scolaire québécoise. Sous les vents de la Révolution tranquille doublés de l’effet domino, l’école traditionnelle ainsi que la place qu’y tenaient les frères étaient susceptibles d’être profondément affectées. Ce n’était plus tant par l’institution, pensions-nous alors, que les frères seraient dorénavant porteurs d’Évangile mais individuellement, au jour le jour, anonymement, au sein de la pâte humaine, en coude à coude avec tous les chercheurs de paix sur la terre des hommes. Le salut était à faire sur la terre et non au ciel. Le réconfort d’une présence valait bien une messe ou une aspersion d’eau bénite.
Je me répétais ces arguments mais parfois j’avais les quételles, (1) le doute me venait. Avais-je le charisme requis pour être un signe d’Évangile dans un milieu si profondément agité ?
Je me répétais ces arguments mais parfois j’avais les quételles, (1) le doute me venait. Avais-je le charisme requis pour être un signe d’Évangile dans un milieu si profondément agité ?
Quelle était l’efficacité « évangélique » de deux heures passées à écouter dans un sous-sol, des chansonniers écorchés par des appareils de fortune ? Bref, je branlais dans le manche, mais je n’osais le laisser voir de peur d’affaiblir ma cause. Le centre d’accueil était devenu ma cause, une cause en soi, coupée de sa source et de sa finalité, une cause promue et défendue sans garantie de résultats, une cause qui se nourrissait de son combat plus que de ses racines. C’était mon enfant, je le portais au bout des bras, dans la mêlée, envers et contre tous sans trop me soucier du souffle de vie qui l’animait. Je risquais, le temps venu, d’accoucher d’un enfant mort-né.
À quel besoin de salut devait répondre ce centre ? Pas d’handicapés, d’aveugles ou de sourds en vue. Quand on rencontre un handicapé, le besoin d’aide est flagrant. Mais ces jeunes pleins de vitalité et vivant dans un milieu normal étaient loin des pauvres dont parle l’Évangile. Je mettais plus d’énergies à publiciser ma cause qu’à l’approfondir ou qu’à chercher à l’enraciner dans un sol connu et déjà défriché.
Sans m’en rendre compte, je tombais dans un travers qui s’est répété maintes fois dans le cours de l’histoire de l’Église où l’étendard passe avant la vie et se coupe de celle-ci, où l’honneur et le prestige de la paroisse est à sauver avant les paroissiens… Combien d’avocats ont défendu une cause qu’ils n’avaient pas épousée ! N’étais-je pas en train de répéter les mêmes scénarios ? Ces doutes écorchaient mon sommeil. De guerre lasse, je m’accrochai à un vieux réflexe d’habitant : quand les dés sont lancés on marche sans plus se poser de questions. À la grâce de Dieu !
Accouchement
Finalement, vers la fin de mars de 1967, la nouvelle de l’acceptation de mon projet me parvint, je ne me souviens pas trop comment. Probablement un coup de fil du frère
Sarrazin qui avait remplacé le frère Gérald à la direction de la province. Il avait été nommé provincial, sans consultation apparente auprès des frères de la province. J’avais écrit ma déception au conseil général.
(cf. lettre du 23 octobre 1966 ».
Je doutais de son aptitude à comprendre le monde nouveau. Entre lui et moi s’était établi un « no man’s land » de respectueuse incompréhension mutuelle.
Le berceau
Consultation de mon état major, réunions de la quinzaine de jeunes les plus fidèles aux rencontres sporadiques que nous avions eues pendant deux ans et surtout, recherche tous azimuts d’un local qui conviendrait pour loger notre projet : une maison située en dehors des milieux scolaires, de deux étages avec sous-sol fini et qui pouvait contenir au moins cinq chambres à l’étage pour y loger les frères qui m’accompagneraient. Cette recherche bien terre-à-terre épousseta les toiles d’araignée et les incertitudes dont le projet s’était embroussaillé pendant ces deux ans d’attente.
Le 15 mai, nous avions trouvé notre maison, un édifice situé sur la rue l’Archevêque, entre le Boulevard Gouin et la Rivière des Prairies. La maison appartenait aux Sœurs du Bon Conseil. Le premier plancher et le sous-sol servaient à une garderie tenue par les sœurs. Au deuxième, logeait avec sa famille, l’ « homme des sœurs » qui était chargé de l’entretien de la propriété. La communauté nous louait cette maison au prix de 150 $ par mois avec option d’achat dans un an, au prix de 15.000 $. Une partie des mensualités payées en loyer serait déduite du coût d’achat. Le frère Gérald, devenu économe provincial, se chargea de faire légaliser l’entente.
Le baptême
Le 30 mai, je réunissais chez Yves Prescott les jeunes restés fidèles à notre rêve commun. Il y serait surtout question de s’entendre quant à l’organisation de notre centre. Naturellement, on commença par lui trouver un nom, à le baptiser. Je vous livre le compte-rendu de cet exercice :
« Bernard cherchait des sujets de conversation. Il réussit avec son’ pied-à-terre’ à accrocher toutes ces gens et à poser le Centre des jeunes comme « point » de « convergence » de la « rencontre », des « échanges » et des préoccupations de chacun. En un mot, le Centre l’appellerons-nous « centre », « Ermitage » « relai »…etc. devint avant d’être converti en « arche », le « noeud » de toutes les conversations. …On passe un temps fou à chercher le nom du centre. Après des échanges laborieux, le génie visita Micheline et le plus simplement du monde, l’Arche naquit sur la rue l’Archevêque.
On trouva au nom toutes les qualités. Il réalisait l’unanimité. Il était simple, il était, comme l’Arche de Noé avec tous ses habitants, il était symbole d’amitié, l’arche d’alliance, il était symbole d’idéal représenté par les deux montants de l’ogive qu’évoque l’arche. ».
Cf. compte-rendu de la réunion du 30 mai1967
C’est la fébrilité qui prit alors la commande des opérations. Ménage,(3) inscription des membres, formation d’un comité d’organisation, peinture, campagne de publicité auprès des jeunes, etc. Tout se faisait comme par enchantement et avec un enthousiasme rare.
Une fois de plus, une aire pour pionniers. Cette fois, des pionniers dans la verdeur du jeune âge. Il était beau et tonifiant de les voir ces jeunes refaire le monde à la dimension de leurs aspirations. Avaient-ils vraiment besoin de nous ?
J’appris très vite les noms des frères qui m’accompagneraient dans cette aventure. Naturellement il y avait le frère Gilles Vincelette qui travaillait avec moi depuis trois ans à l’Œuvre des vocations puis, les frères Léonard Lacasse et P. Desbiens avec qui nous avions tenu plusieurs camps des Compagnons de la Vie. Le frère Desbiens, qui avait été mon élève au Juvénat de Chertsey en 1955, était nommé supérieur de la maison. Frère Lacasse était inscrit à ce moment à la faculté de sciences religieuses à l’Université de Montréal. Ayant terminé ses cours à la fin mai, il vint résider à Montréal-Nord pour toutes les vacances.
Rémi Lussier, qui avait à peine quatre ans d’enseignement, devait compléter le groupe vers la fin du mois d’août.
Tout était prêt, le lancement de notre esquif était prévu pour le 8 juin 1967.
… À suivre… No 37- En veillant su’l’perron
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1) Sœur Louise Léger, qui fut la première à ma connaissance à prendre une telle initiative, vit toujours. Elle est âgée de 87 ans. Après quatre ans d’immersion totale dans ce milieu de vibrante jeunesse, elle dut prendre une année sabbatique en Europe et repartit de plus belle dans le diocèse de St-Jérôme où elle exerça différentes responsabilités à l’Office d’éducation du diocèse et fonda un centre de prière appelé Béthanie. Elle avait d’abord appelé son centre le « Grenier des étudiants ». Ce sont les jeunes qui l’ont baptisé « Centre Loulou ».
2) De l’anglais, «to have the kettles », craindre, avoir peur.
3) Gilles garde un souvenir aigu de cette opération. Le sous-sol avait servi à une garderie et tout était à la traîne. Le rez-de-chaussée était encore habité par une famille en dislocation: enfants malpropres, salle de bain dans un état d'abandon et de malpropreté dégoûtante. Murs défoncés, il fallut laver, plastrer repeindre, Seules les boiseries en chêne gardait à la maison un aspect d'habitation bourgeoise des plus huppée du temps.