mercredi 31 août 2011

36- Noé prépare son arche

Dieu dit à Noé : « La fin de toute chair est arrivée…
car la terre est pleine de violence à cause des hommes.
Fais-toi une arche en bois résineux, tu la feras en roseaux
et tu l’enduiras de bitume, en dedans et en dehors. Gn 6, 13-14

L'idée vient de loin

San Francisco avait déjà ses hippies, Liverpool avait lancé ses Beatles, Mai 68 bouillonnait dans les marmites de la France et de l’Algérie. Au Québec, la révolution tranquille battait sa marche; à Rome, l’Église fignolait le point final à son concile; les diocèses de Saint-Jérôme et de Montréal avaient mené leur Grande Mission et ils en recueillaient les écus; réunies, les communautés de frères avaient créé les scolasticats école normale de Montréal et de Cap- Rouge… Partout le neuf, le renouvellement, l’aggiornamento. La révolution était à la mode de ce temps.

L’œuvre des vocations de quelques communautés de frères et de sœurs tâchait aussi de faire peau neuve. Les circuits communautaires du bouche à oreille chuchotaient des dires élogieux concernant une sœur de Sainte-Croix de Côte des Neiges qui aurait créé un centre vocationnel pour jeunes, le Centre Loulou. Jeunes garçons et jeunes filles de fin de secondaire et CÉGEP le fréquentaient. On se retrouvait autour de la religieuse sans capine pour parler, chanter, participer à différentes activités, vivre sa jeunesse quoi ! Quand j’ai appelé pour plus d’informations, sœur « Loulou » (Sr Louise Léger)(1) était partie avec son groupe pour le carnaval de Québec. Une incarnation tous azimuts.

Un autre centre semblable, animé par un père clerc de St-Viateur et une sœur de la Miséricorde venait aussi d’être ouvert à Joliette nous avait-on dit,

Gestation

Ce samedi 8 mai 1965, la veille de la fête des mères, par une journée radieuse comme mai sait rarement en faire, nous roulions vers Joliette, question de voir sur place ce qui en était. J’étais accompagné de Bernard D. et de quelques autres fidèles du groupe informel que nous avions formé à l’école Pie IX de Montréal-Nord. Des liens s’étaient tissés entre une quinzaine de jeunes garçons qui, un jour, avaient risqué de répondre à mon invitation de participer à un camp de fin de semaine.

Pendant l’hiver, nous avons tenu quatre ou cinq rencontres, généralement dans le sous-sol de l’un ou de l’autre des membres de ce groupe. On écoutait des chansonniers, on blaguait, on discutait de sujets sérieux mais surtout, on avait du bon temps ensemble. J’avais émis l’idée d’un centre de rencontre bien à nous. On avait mordu à l’idée comme poisson à l’hameçon. C’était la raison de notre visite à Joliette.

Accueil affable à la maison provinciale des Clercs de St-Viateur à Joliette. Le centre d’accueil occupe un espace libéré par la communauté, de la dimension d’une salle de classe, avec quelques espaces de services mis à la disposition de cette œuvre des vocations nouveau style. La visite des lieux, les échanges avec les responsables, le Père Jean-G. B., un jeune prêtre dynamique et la toute accueillante sœur Gisèle, une religieuse des Sœurs de la Miséricorde, donnent de l’attrait à cette organisation en instance d’implantation.

Il y a de l’entrain dans le projet, de la gaité dans le décor de la pièce et de l’audace dans la brochette des activités qu’on y tient. Bien que nous n’ayons vu aucun jeune au moment de la visite, nous sommes revenus chauffés à blanc, déterminés plus que jamais à créer notre propre centre à Montréal-Nord.

Grossesse difficile

Même si ces embryons d’expérience faisaient la manchette des nouveautés à la mode, dans ma communauté il y avait souvent loin de la coupe aux lèvres.

L’initiation traditionnelle à la vie chrétienne et à la vie religieuse était coulée dans des moules établis depuis longtemps: le moule des vérités à croire, celui des rites à accomplir, ou encore celui de la soumission à un vouloir défini en dehors de soi. De la formation, on avait un concept à la spartiate qui rendait suspect tout ce qui n’était pas cadré, minuté à la militaire. La conformité légale et légaliste aux règles avait le pas sur la fidélité du cœur. Les lieux sacrés, protégés -et parfois cloîtrés- se présentaient comme les seuls terrains d’entraînement à la mission apostolique. La plupart des maisons de formation des frères étaient situés à l’écart des agglomérations urbaines. Il fallait protéger le futur apôtre contre le monde et non le préparer à œuvrer dans le monde.

Le moine qui se levait à deux heures de la nuit pour réciter Matines et Laudes avait les bénédictions du ciel. On ne questionnait pas son efficacité apostolique. Mais passer une soirée avec des jeunes sans autre but que d’être à l’écoute de tout élan de vie et de libération faisait problème. Surtout si aucun signe de la croix n’ouvrait ou ne terminait cette rencontre.

Bref, on ne voyait pas la pertinence de former un centre pour jeunes gens normaux sans projet vocationnel défini. On se serait senti plus en sécurité si le centre d’accueil projeté avait été rattaché à une communauté, à l’école François-Solano par exemple, où il y avait des locaux libres, ou si quelques rites plus explicitement chrétiens avaient émaillé sa programmation. On craignait que les frères, après une journée de classe, s’épuisent à assurer une présence auprès des jeunes, tard dans la soirée.

Surtout dans ces années 60 tout se bousculait avec tant d’impétuosité qu’on voulait se donner du temps pour ne pas avoir à dire non.

La bouchée était grosse et les réticences fondées et multiples. Le Concile avait du souffle, mais que d’essoufflés sur la route ! L’emballement que le projet faisait lever en moi ne m’empêchait pas de voir l’énormité du défi.

Dans les jours qui suivirent, je présentai ma demande au frère Gérald, supérieur provincial. Vu d’un autre angle, le projet était très modeste.

À la communauté, je demandais la permission d’ouvrir une nouvelle maison dans Montréal-Nord, laquelle servirait de résidence aux responsables de l’Oeuvre des vocations et à quelques autres frères qui enseigneraient dans l’une ou l’autre des écoles avoisinantes. L’idée qu’un frère enseigne dans une école dirigée par des laïcs, quoique toute simple et naturelle, n’était pas une pratique courante, mais elle ne soulevait pas de véritables problèmes. Pas de grande innovation non plus non plus du côté de la clientèle visée. De tout temps, des frères avaient développé au sein de clubs ou de regroupements de jeunes des activités sportives ou culturelles qui n’avaient pas de lien direct avec la foi ou avec la vocation. On encourageait même ces activités qu’on jugeait « vocatiogène ».

Essentiellement, le projet consistait à donner à un certain nombre de jeunes un lieu de rencontre où ils pourraient s’initier à la vie en société dans une atmosphère oxygénée par les valeurs évangéliques. Une espèce de juvénat hors les murs, un centre d’initiation à la foi et à la vie chrétienne, un pied-à-terre pour des rencontres et des activités entre pairs, un banc d’essai pour leurs engagements futurs. La présence d’adultes religieux garantissait la bonne tenue de ce lieu ainsi que sa continuité. Elle pouvait aussi servir d’inspiration à ces jeunes en instance d’autoformation et d’orientation.

Somme toute, le projet se situait dans la continuité de la mission apostolique des frères. Combien de patinoires, de clubs de toutes sortes les frères n’avaient-ils pas créés et animés sans signe de croix et sans retour vocationnel escompté ? En quoi ce centre était-il si différent d’une longue tradition d’engagements variés auprès des jeunes ? Un prolongement de l’éducation assurée par l’école.

Ouverture et sympathie caractérisent bien l’attitude du frère Gérald, qui était déjà au parfum de mes projets. Quelques questions me laissent même entrevoir qu’il en a bien compris les buts. Il ne s’agit pas d’en faire coûte que coûte un centre de recrutement pour la communauté. La dynamique était inversée. C’était la communauté qui devait rayonner au sein de la société pour l’animer de ses valeurs, pour la libérer. Il ne fallait pas s’attendre à ce que beaucoup de vocations -c’est-à-dire beaucoup de recrues- émanent de ce centre pour entrer dans une communauté de frères fondée pour répondre aux besoins d’une autre époque.

On souhaitait créer un milieu qui fût, pour ces jeunes, nourricier dans leur quête de sens et dynamisant dans la conquête de leur autonomie et de leur liberté. La présence de frères attentifs et dynamiques devrait favoriser la confiance en soi si importante dans le développement d’une vie humaine. Le concept de vocation religieuse prenait de l’extension. C’est un appel à la vie chrétienne et à la vie tout court que le centre se donnait comme mission de faire entendre.

Ces explications, mon supérieur les comprenait. Ce projet lui était sympathique. Sa confiance me réchauffait le cœur. Il n’était pas contre. Voilà une assertion qui laissait cependant deviner beaucoup de mais et de peut-être…

On venait de fermer deux ou trois écoles. Faudrait-il en fermer une autre pour ouvrir ce centre ? De plus, le mandat du frère Gérald se terminait en juillet 1966. Il était un peu inconvenant de prendre une décision de cette importance qui engagerait la nouvelle administration. Il y avait matière à réflexion. Le supérieur m’assura cependant que le Conseil général serait saisi de la question et qu’il laisserait une note à la future administration de la province. De toute façon on ne pouvait pas mettre ce projet en opération pour septembre 1965, et çà, je le comprenais bien.

Les dés étaient lancés. On n’avait plus qu’à attendre. Dans l’espoir qu’ils retombent du bon côté, je maintins des rencontres assidues avec mon groupe de mordus.

Il fallut deux ans de patience, d’attente et de relance. En tout, huit communications entre les supérieurs majeurs et moi à ce sujet. Ainsi que plusieurs rencontres d’études et d’explications avec des confrères, sans compter beaucoup de silences devant les sceptiques… Et avec les jeunes, plusieurs séances de brassage de rêves.

Entre temps, la composition du groupe « fondateur » changeait. Plusieurs venaient aux rencontres accompagnés d’une petite amie. Je ne jugeais pas opportun de mettre ces gentilles compagnes à la porte, ni d’informer mon supérieur de cette modification. Toute la présentation du projet parlait d’un Centre d’accueil pour jeunes sans spécification de sexe. D’ailleurs la mixité commençait alors à s’introduire dans nos écoles.

Ces démarches gardaient mon flambeau allumé et en ravivaient même la flamme. Sans dévaloriser l’œuvre colossale accomplie par les frères au Québec, j’entrevoyais des remous et même des turbulences au sein de l’organisation scolaire québécoise. Sous les vents de la Révolution tranquille doublés de l’effet domino, l’école traditionnelle ainsi que la place qu’y tenaient les frères étaient susceptibles d’être profondément affectées. Ce n’était plus tant par l’institution, pensions-nous alors, que les frères seraient dorénavant porteurs d’Évangile mais individuellement, au jour le jour, anonymement, au sein de la pâte humaine, en coude à coude avec tous les chercheurs de paix sur la terre des hommes. Le salut était à faire sur la terre et non au ciel. Le réconfort d’une présence valait bien une messe ou une aspersion d’eau bénite.

Je me répétais ces arguments mais parfois j’avais les quételles, (1) le doute me venait. Avais-je le charisme requis pour être un signe d’Évangile dans un milieu si profondément agité ?

Quelle était l’efficacité « évangélique » de deux heures passées à écouter dans un sous-sol, des chansonniers écorchés par des appareils de fortune ? Bref, je branlais dans le manche, mais je n’osais le laisser voir de peur d’affaiblir ma cause. Le centre d’accueil était devenu ma cause, une cause en soi, coupée de sa source et de sa finalité, une cause promue et défendue sans garantie de résultats, une cause qui se nourrissait de son combat plus que de ses racines. C’était mon enfant, je le portais au bout des bras, dans la mêlée, envers et contre tous sans trop me soucier du souffle de vie qui l’animait. Je risquais, le temps venu, d’accoucher d’un enfant mort-né.

À quel besoin de salut devait répondre ce centre ? Pas d’handicapés, d’aveugles ou de sourds en vue. Quand on rencontre un handicapé, le besoin d’aide est flagrant. Mais ces jeunes pleins de vitalité et vivant dans un milieu normal étaient loin des pauvres dont parle l’Évangile. Je mettais plus d’énergies à publiciser ma cause qu’à l’approfondir ou qu’à chercher à l’enraciner dans un sol connu et déjà défriché.

Sans m’en rendre compte, je tombais dans un travers qui s’est répété maintes fois dans le cours de l’histoire de l’Église où l’étendard passe avant la vie et se coupe de celle-ci, où l’honneur et le prestige de la paroisse est à sauver avant les paroissiens… Combien d’avocats ont défendu une cause qu’ils n’avaient pas épousée ! N’étais-je pas en train de répéter les mêmes scénarios ? Ces doutes écorchaient mon sommeil. De guerre lasse, je m’accrochai à un vieux réflexe d’habitant : quand les dés sont lancés on marche sans plus se poser de questions. À la grâce de Dieu !

Accouchement


Finalement, vers la fin de mars de 1967, la nouvelle de l’acceptation de mon projet me parvint, je ne me souviens pas trop comment. Probablement un coup de fil du frère
Sarrazin qui avait remplacé le frère Gérald à la direction de la province. Il avait été nommé provincial, sans consultation apparente auprès des frères de la province. J’avais écrit ma déception au conseil général.

(cf. lettre du 23 octobre 1966 ».

Je doutais de son aptitude à comprendre le monde nouveau. Entre lui et moi s’était établi  un « no man’s land » de respectueuse incompréhension mutuelle.


L’annonce faite, je demeurais seul avec mon projet. Je devais lui donner forme, me trouver des collaborateurs, maintenir la flamme que j’avais allumée.

Le berceau

 Consultation de mon état major, réunions de la quinzaine de jeunes les plus fidèles aux rencontres sporadiques que nous avions eues pendant deux ans et surtout, recherche tous azimuts d’un local qui conviendrait pour loger notre projet : une maison située en dehors des milieux scolaires, de deux étages avec sous-sol fini et qui pouvait contenir au moins cinq chambres à l’étage pour y loger les frères qui m’accompagneraient. Cette recherche bien terre-à-terre épousseta les toiles d’araignée et les incertitudes dont le projet s’était embroussaillé pendant ces deux ans d’attente.

Le 15 mai, nous avions trouvé notre maison, un édifice situé sur la rue l’Archevêque, entre le Boulevard Gouin et la Rivière des Prairies. La maison appartenait aux Sœurs du Bon Conseil. Le premier plancher et le sous-sol servaient à une garderie tenue par les sœurs. Au deuxième, logeait avec sa famille, l’ « homme des sœurs » qui était chargé de l’entretien de la propriété. La communauté nous louait cette maison au prix de 150 $ par mois avec option d’achat dans un an, au prix de 15.000 $. Une partie des mensualités payées en loyer serait déduite du coût d’achat. Le frère Gérald, devenu économe provincial, se chargea de faire légaliser l’entente.

Le baptême

Le 30 mai, je réunissais chez Yves Prescott les jeunes restés fidèles à notre rêve commun. Il y serait surtout question de s’entendre quant à l’organisation de notre centre. Naturellement, on commença par lui trouver un nom, à le baptiser. Je vous livre le compte-rendu de cet exercice :

« Bernard cherchait des sujets de conversation. Il réussit avec son’ pied-à-terre’ à accrocher toutes ces gens et à poser le Centre des jeunes comme « point » de « convergence » de la « rencontre », des « échanges » et des préoccupations de chacun. En un mot, le Centre l’appellerons-nous « centre », « Ermitage » « relai »…etc. devint avant d’être converti en « arche », le « noeud » de toutes les conversations. …On passe un temps fou à chercher le nom du centre. Après des échanges laborieux, le génie visita Micheline et le plus simplement du monde, l’Arche naquit sur la rue l’Archevêque.

On trouva au nom toutes les qualités. Il réalisait l’unanimité. Il était simple, il était, comme l’Arche de Noé avec tous ses habitants, il était symbole d’amitié, l’arche d’alliance, il était symbole d’idéal représenté par les deux montants de l’ogive qu’évoque l’arche. ».
Cf. compte-rendu de la réunion du 30 mai1967

C’est la fébrilité qui prit alors la commande des opérations. Ménage,(3) inscription des membres, formation d’un comité d’organisation, peinture, campagne de publicité auprès des jeunes, etc. Tout se faisait comme par enchantement et avec un enthousiasme rare.

Une fois de plus, une aire pour pionniers. Cette fois, des pionniers dans la verdeur du jeune âge. Il était beau et tonifiant de les voir ces jeunes refaire le monde à la dimension de leurs aspirations. Avaient-ils vraiment besoin de nous ?

J’appris très vite les noms des frères qui m’accompagneraient dans cette aventure. Naturellement il y avait le frère Gilles Vincelette qui travaillait avec moi depuis trois ans à l’Œuvre des vocations puis, les frères Léonard Lacasse et P. Desbiens avec qui nous avions tenu plusieurs camps des Compagnons de la Vie. Le frère Desbiens, qui avait été mon élève au Juvénat de Chertsey en 1955, était nommé supérieur de la maison. Frère Lacasse était inscrit à ce moment à la faculté de sciences religieuses à l’Université de Montréal. Ayant terminé ses cours à la fin mai, il vint résider à Montréal-Nord pour toutes les vacances.

Rémi Lussier, qui avait à peine quatre ans d’enseignement, devait compléter le groupe vers la fin du mois d’août.

Tout était prêt, le lancement de notre esquif était prévu pour le 8 juin 1967.

… À suivre… No 37- En veillant su’l’perron

----------------------------------------

1) Sœur Louise Léger, qui fut la première à ma connaissance à prendre une telle initiative, vit toujours. Elle est âgée de 87 ans. Après quatre ans d’immersion totale dans ce milieu de vibrante jeunesse, elle dut prendre une année sabbatique en Europe et repartit de plus belle dans le diocèse de St-Jérôme où elle exerça différentes responsabilités à l’Office d’éducation du diocèse et fonda un centre de prière appelé Béthanie. Elle avait d’abord appelé son centre le « Grenier des étudiants ». Ce sont les jeunes qui l’ont baptisé « Centre Loulou ».
2) De l’anglais, «to have the kettles », craindre, avoir peur.

3) Gilles garde un souvenir aigu de cette opération. Le sous-sol avait servi à une garderie et tout était à la traîne. Le rez-de-chaussée était encore habité par une famille en dislocation: enfants malpropres, salle de bain dans un état d'abandon et de malpropreté dégoûtante. Murs défoncés, il fallut laver, plastrer repeindre, Seules les boiseries en chêne gardait à la maison un aspect d'habitation bourgeoise des plus huppée du temps.


samedi 27 août 2011

37- En veillant sul'perron

Samedi, le 8 juin 1967 .
En veillant sur l' perron
Par les beaux soirs d'été
Tu m' disais c'est si bon
De pouvoir s'embrasser

Assis l'un contre l'autre
Sans s'occuper des autres
On s' faisait du plaisir
En parlant d'avenir

Quand les gens d'autres paliers
Étaient prêts à entrer
Il fallait se serrer
Pour les laisser passer

Quatre moines dans la trentaine, sans bure ni monastère, hument l’air frais de ce soir du 8 juin 1967 sur la galerie de l’imposante maison de briques rouges sise au 12036 rue l’Archevêque à Montréal-Nord.

La bure, il y a bientôt quatre ans qu’ils l’ont laissée, mandat du Cardinal Léger. Le monastère, lieu secret et sacré, est moins à la mode depuis Vatican II. Les témoins de l’Évangile, on les aime mieux anonymes, au cœur de la pâte humaine. Sans l’allure traditionnelle, ces moines, religieux, ils le sont dans la force du mot et dans celle de leur âme. Ils ont entre 10 et 25 ans d’engagement dans la vie consacrée. Surtout, ils sont religieux-frères dans le défi qu’ils veulent relever ensemble: incarner la force libératrice de l’Évangile et la vigueur de l’amour de Dieu dans le quotidien des jeunes adolescents auxquels ils ont consacré leur vie. Ils ont été formés à l’écoute et au respect des cheminements propres à chacun.
Voilà qui explique la présence banale mais hors de l’ordinaire de nos quatre frères du Sacré-Cœur su’l’perron d’une maison ordinaire qu’on appellera désormais l’Arche des Jeunes.

J’étais de ceux-là. Ce souvenir me réjouit grandement. Nous venions de vivre notre première journée à l’Arche, la journée historique de sa fondation.

Désormais, l’Arche sera notre résidence permanente et le 12036 de rue l’Archevêque, l’adresse de l’Oeuvre des vocations des Frères du Sacré-Cœur de la Province de Montréal. Nous sommes quatre à avoir vécu cette journée.

Il y a d’abord Pierre, au début de la trentaine, mon ancien élève, nommé supérieur de la communauté de frères que nous formons. Il est inscrit sur la liste des professeurs de la nouvelle École secondaire Henri-Bourassa. Puis, vient Léonard qui poursuit des études en sciences religieuses à l’Université de Montréal. Il est âgé de trente-cinq ans et possède une expérience d’une dizaine années d’enseignement auprès des adolescents de l’École Meilleur. Il était un pylône important de l’équipe « Les Compagnons de la vie ». Il prendra résidence à l’Arche.

Suivent enfin Gilles et moi qui prolongeons une obédience vieille de trois ans à l’Oeuvre des vocations de la communauté. L’Arche sera le pied-à-terre de notre mission comme aussi le banc d’épreuve d’une nouvelle façon de faire connaître et de promouvoir la vie religieuse auprès des jeunes.

Frère Rémi, le plus jeune, encore dans la vingtaine, joindra le groupe des fondateurs, à la mi-août, après une session d’étude estivale en vue de compléter son brevet d’enseignement. Engagé par la CECM, il sera professeur en éducation physique, lui aussi à l’École secondaire Henri-Bourassa.


Notre Arche

Notre arche, c’est notre planche de salut au milieu des profonds bouleversements que connaît notre époque depuis les années 60. Un bâtiment en briques rouges de deux étages muni d’une imposante galerie. Deux autos peuvent stationner dans l’entrée qui donne sur une cour assez grande pour qu’on y aménage un terrain de ballon-volant.

Le premier plancher se veut espèce d’agora pour tout ce qui passe et tout ce qui se vit à l’Arche. On y trouve la cuisine, la salle à manger, le salon et un bureau réservé à l’accueil et au secrétariat.

Le sous-sol minable, peu éclairé et d’accès difficile sera le Centre culturel et sportif où se mijotera tout ce qui peut sortir du génie d’adolescents débridés. Après un an, on y fera d’importants travaux d’aménagement.


(Partie de la murale produite par un peintre qui deviendra célèbre Jacques Payette.)

Le deuxième plancher était en principe réservé aux frères. Il comprend cinq chambres, une salle de bain et une cuisine qui sera transformée en salle communautaire pour les frères.

C’est notre demeure. Le lieu qui sera pendant quatre ans témoin d’une trépidante vitalité. Nous venons d’y emménager.

On prend donc l’air du soir tout en se remémorant les événements, les visages et les gestes qui ont marqué cette journée historique. La rue est tranquille, le soir est bon. Qu’il y en a eu en cette journée mémorable des événements qu’on se répète ! L’arche de Noé dans sa préparation a dû connaître semblable animation.

L’appareillage

Vers 10 h en effet, de tous les horizons arrivent, comme des four-mis en mission, une bonne trentaine de jeunes qui répondent à un appel à la corvée. Ils s’appellent Bernard, François, Claudette, Yo-lande, Nicole, Diane, Roger, Maurice, Margot, Daniel, Jacques, Louise et qui encore… Ils ont l’ardeur au cœur et la joie sur les lèvres. Il faut astiquer notre bateau pour la traversée.

À leur arrivée, cette maison assez austère et tranquille se met à bourdonner comme une ruche. Il y a du monde partout. Du sous-sol au deuxième, chaque pièce passe à l’inspection et à la lavette. À l’extérieur, on racle, on ramasse, on peinture…Un toilettage en règle. Un bruissement d’ailes, de balais et de voix donne vite à cette maison plutôt austère, une atmosphère de jeunesse, sa vitalité propre dont les échos se répercuteront bientôt à travers toute la province. Le soleil, au zénith, radieux, défie tous les déluges de l’univers.

Un seul petit nuage est venu un moment assombrir cette journée pleine de soleil. Vers 14 h, un camion de Rosemère arrivait chargé des meubles que la maison mère nous envoyait pour faciliter notre installation. Tables, chaises, bureaux, lits, vaisselle…, tout le nécessaire était là. Du recyclage en convenable condition de réutilisation immédiate.

Le visage plutôt sérieux des frères chargés de cette mission affiche l’étonnement de se retrouver en pareil milieu. On venait ouvrir un centre d’accueil vocationnel qui devait assurer la relève de la communauté. On se trouve en présence d’une fébrilité inhabituelle pour une maison religieuse. Des jeunes gens qui besognent, criant et chantant leur joie, et surtout des jeunes filles qui manient balais et pinceaux, accueillant les livreurs avec les plus radieux sourires.

En un rien de temps, tout fut déchargé et rangé sous les encouragements de ces joyeuses ouvrières du jour d’une part, et sous le silence désapprobateur des livreurs de l’autre.

L’ambiance générale jurait avec une certaine austérité monacale que ces deux frères de la maison mère s’attendaient à trouver en ces lieux. Ce n’était pas la première fois certes que la liberté faisait scandale. On avait cependant du mal à associer des tenues de jeunes filles, convenables mais jugées exubérantes, à un centre vocationnel dirigé par les frères. Le scandale fit sa traînée de poudre, à Rosemère d’abord, puis dans toutes les maisons de la province communautaire.

Avant ce 8 juin, le projet d’un centre d’accueil adapté aux besoins du temps suscitait des interrogations, certes, mais aussi de la sympathie et des encouragements. Après cette date, nos allées et venues au sein de la communauté -et plus particulièrement à la maison mère- créeront un silence funèbre révélateur du fourmillement de questions qu’on n’ose pas poser, de même que d’une certaine anxiété qu’on éprouve quant à l’avenir de la communauté, mais qu’on cache tant bien que mal par peur d’activer le mauvais sort qu’elle annonce. Ce centre d’accueil, déjà suspect parce que hors les murs, prenait donc un bien curieux départ !

Des jeunes filles sur place et en légère tenue, telle serait l’image qu’on garderait comme affiche de notre projet et de nos intentions cachées. Comment concilier cette image de printemps avec le blason du Sacré-Cœur sanguinolent qui présidait à nos rassemblements communautaires ? Surtout, on me reprochait d’avoir usé de fausses représentations, d’avoir volontairement tu cette dimension de « mon centre d’accueil vocationnel mixte».

Comment expliquer ? La vie ne s’explique pas. Dire ou taire ses raisons ne la fait pas mieux vivre. Parfois le silence est d’or.

Mis à part ce petit nuage qui assombrit nos pensées, la journée fut radieuse. Radieuse comme le soleil qui l’éclairait et radieuse par l’esprit qui animait tous ces fondateurs d’un temps nouveau. Le dîner se déroula sous le signe du partage. Vers 17 h, une fois sa tâche terminée, chacune et chacun fit sa révérence se disant enchantée ou enchanté de la merveilleuse journée passée. On venait de fonder l’Arche. Ce serait notre maison à tous, quels que soient notre âge, notre sexe, notre état de vie.

La cerise sur le gâteau

Vers 19 h 30, nous étions déjà installés su’l’ perron, nous remémorant comme de vieux garçons que nous étions, les événements de cette journée. La soirée et le lendemain suivraient leur cours normal, espérions-nous.

Quelle ne fut pas notre surprise quand, quelques minutes plus tard, et tout au cours de la soirée, une bonne douzaine de ces jeunes de corvée, garçons et filles, viennent se joindre à nous pour un bout de veillée sur not’perron. Ce fut notre dessert de la journée, d’autant plus savoureux qu’il n’avait pas été ni prévu ni imaginé. Selon nos clichés, des jeunes de dix-sept ou dix-huit ans devaient fréquenter d’autres endroits un samedi soir qu’un perron occupé par quatre vieux garçons humant l’air du soir comme jadis vieillards leur pipe.

Ces jeunes forment avec nous, sur la galerie du 12036 rue l’Archevêque, un attroupement un peu bizarre. Des jeunes à peine passée leur mid-sixteenth Ils sont assis par terre, sur les marches, sans ordre ou dans l’ordre propre à cette catégorie de jeunes, l’apparence du désordre qui est l’affirmation des droits inaliénables de la vie sur la structure.

Sur la photo qui a saisi cet instant d’éternité, il est clair qu’ils sont gars et filles emmêlés dans leurs jambes d’adolescents qui n’ont pas fini de chercher la vie comme les plantes le soleil.

Il y a des couples aussi mais il ne s’agit pas de photo de mariage qui scelle les destinées ad vitam aeternam. Ce sont et ce sera toujours par la suite, des couples de l’instant dont la règle d’or non écrite est le respect absolu de l’instant, de sa ferveur, de sa foudre, de sa vocation de capteur de vérité.

Ces jeunes, des illuminés ou des éveillés de l’instant, nouveaux bouddhas chargés de propager jusqu’au sacrifice de leur vie la va-leur de l’instant, compagnon obligé de tout ce qui est vie.

La vie n’est pas carrière, elle n’est pas longue ou courte, belle ou moche, elle est instant. En dehors de l’instant elle s’étiole, dépérit et n’est plus vie, mais mort en survie. Et l’instant, il n’appartient pas au temps. On a tort de vouloir additionner les instants pour en faire le temps, l’instant appartient à la vie, point. Il est d’un autre ordre que le temps, l’ordre de l’éternité. L’éternité ne dure qu’un instant, l’instant est éternité c’est-à-dire plénitude non de parties mais de vie.

C’est, entre autres, ce que ces jeunes, réunis par une multitude de hasards sur le perron du 12036 rue l’Archevêque nous diront, chacun à sa façon, sans orchestration, quarante ans durant.

Qui sont-ils ? Il est temps que je vous les présente. Ils sont onze sur la photo mais il n’y a là aucune machination. Ils ne représentent pas les douze apôtres, Judas en moins, ni les douze tribus d’Israël. Ils sont légion. Ils viennent et partent, apparaissent et disparaissent pour reparaître, marionnettes de la vie qui, comme le dit la chanson, font leur petit tour de piste et s’en vont.

Dans l’ordre de l’instant c’est-à-dire de droite à gauche, Bernard et sa guitare, François le condescendant toujours d’accord à tout jus-qu’à ce qu’il trouve son instant, (Bizoune), l’instant de la parole en fleuve, Jacinthe, son amie de cet instant. Pacifique et Diane, deux instants anonymes, Marielle Parthenais, la suavité de tous les instants, Serge, l’instant du penseur, Pop et Ginette dont l’instant dure toujours après 40 ans.

Les autres vous seront présentés au fur et à mesure qu’ils feront leur petit tour de piste.

Cet attroupement banal de jeunes banals est un peu insolite car en fond de décor, qu’on ne voit pas sur la photo, il y a des jeunes moins jeunes, l’ombre de ce tableau et en apparence l’antithèse de ces jeunes, leur garant. Ils sont ce qu’il y a de plus sérieux dans le paysage de la jeunesse d’alors, ils font partie de la communauté des Frères du Sacré-Cœur.

Ils seront cinq au début Flo, Léo, Pierre, Gilles et Rémi. Réal viendra par la suite. Comment ces bonzes de la religion et de la structure s’intégreront-ils avec ces jeunes de l’instant?

Qui dans ce match de la vie prendra les commandes et donnera forme au projet qu’ils ont en commun? La suite le dira.

En effet, ce groupe banal et curieux est réuni sous une bannière qui figure sur la photo, ils forment « L’Arche des Jeunes ». L’Ancien et le Nouveau réunis sur la rue l’Archevêque, témoins et acteurs de la Révolution tranquille en ce 8 juin 1967, 20 heures. L’instant de l’Arche des Jeunes sera celui de ce samedi soir, celui du « pubzieutophonic, » celui de trois mois d’ajustements réciproques, celui de la restructuration, celui de la République de l’Arche, celui de la nouvelle arche, celui de sa dissolution, celui de ses anniversaires, celui de ses chansons et de ses créations.

Cette chronique veut en couvrir les principaux événements quarante-quatre années durant comme des tranches de vie déjà, témoins d’une époque déjà révolue, hélas ! Les jeunes eux, ils ne sont pas révolus. Même avec des cheveux gris et leurs titres de re-traités, de grand-mères ou de grands-pères, ils portent allègrement, vous en serez témoins, leur instant de vie. Cf Témoignage des fondateurs.
Bernard avait apporté sa guitare et la grattait accompagné de François V. On s’est raconté nos lubies, nos espoirs, nos vies.

On était bien ensemble. Le projet de former une famille avec ces jeunes n’était pas si farfelu que cela.

Les jours suivirent répétant les tonalités du bonheur. Mais là on ne venait plus pour travailler. De nouvelles figures apparaissaient chaque jour et chaque soir. Il fallut créer un comité d’accueil, émettre des cartes de membres, légiférer sur les limites d’âge d’admissibilité.

Les frères s’initiaient à la discipline de la présence, s’appliquant à intervenir le moins possible dans les dispositions que prenaient les jeunes. Les jeunes arrivaient surpris et exubérants exprimant le plaisir de se retrouver entre jeunes et de vivre leur liberté en dehors du foyer familial.

On s’interrogeait sur les intentions des frères et de la communauté en créant un tel centre. Pour certains il y avait anguille sous roche. Le contact assidu avec les frères dissipa vite ces craintes. Nous avions l’allure d’une famille, une famille grouillante mais animée d’un merveilleux esprit de partage et de confiance mutuels.

Plus qu’une maison et une maisonnée sise sur la rue l’Archevêque, l’Arche sera une épopée inscrite dans un temps qui dure toujours et qu’on peut découper en cinq étapes différentes..

1- L’Arche des pionniers, atelier ou l’on pratique l’art difficile de l’équilibre entre la structure et la vie, entre l’instant et la durée, le pouvoir et le service, le religieux et le profane, les jeunes, adultes et les adultes toujours jeunes…

Du 8 juin 1967 jusqu’à novembre 1968 c’est l’ère de Bernard et de Yolande, du «pubzyeuxtophonic», de la structuration et de la restructuration, des cafés du dimanche soir, des spectacles de danses, des chansonniers; une troupe de ballets, le gala du premier anniversaire, la souscription et le réaménagement figurent au palmarès des activités de cette première année.

2- L’Arche de la première République avec Hugues Chicoine.

Les activités prennent le pas sur la vie. De novembre 1968 à février 1969, l’Arche s’organise selon le système républicain avec son président et ses ministres. Le sport, la photographie, le journal l’Acné etc., deviennent des organisations fortement structurées. Comme toutes les jeunes républiques, la RAJ ne durera que quelques mois.

3- L’Arche en mode survie avec Marc-André Malette et quelques autres. De mars 1969 à juin 1970 l’Arche se réorganise, crée un sénat avec les anciens et une nouvelle structure d’encadrement pour les jeunes. C’est aussi un temps de désintégration. Le mal du siècle, la drogue, pénètre en nos murs et y fait d’importants ravages. le camp de la dernière chance à St-Alphonse, le voyage à New-York…

4- L’Arche d’une nouvelle fraternité religieuse. De décembre 70 à juin 71- Ultime effort des rescapés d’une vie religieuse en naufrage pour créer une nouvelle fraternité religieuse. Les instants d’un embryon à qui on donne très peu de chances de survie …

5- L’Arche aux différents ports de la vie, les retrouvailles quinquennales de 1977 à 2012… De nouveau, l’Arche à Bernard. Il en sera question dans le volume III.

En ce premier jour de l’an I, la fête sans banderoles et toute en accolades se poursuivit tard dans la soirée. Tous les augures prédisent une traversée sans embâcles. Se pourrait-il qu’on ait atteint la terre promise avant la traversée du désert ou plutôt, le Mont Ararat et l’arc-en-ciel sans passer par le déluge ?

C’est parti…


…que vogue la galère!

++++++++++++++++++++++++++

Souvenirs des fondateurs: Cf. Témoignage de Bernard Demers

mercredi 24 août 2011

38 L'Arche des pionniers Première partie: l'explosion

Les pionniers se déchirent les mains aux épines,
ils tâtonnent;
il faut leur laisser la liberté d'errer.
Les pionniers précèdent les maîtres
qui fabriqueront des routes pour les carrosses,
qui mettront, comme le disait Péguy, des poteaux indicateurs.
Les pionniers avancent sans savoir comment et ne laissent aucune trace.
On est devant eux (disait Newmann)  "à la fois enchanté et perplexe".

(Jean Guitton, "Profils parallèles, Teilhard et Bergson", cité par Édith de la Héronnière dans "Teilhard de Chardin, une mystique de la traversée", chapitre "Introduction").


+++++++++++++++++++++++++++++++++++++

Vers neuf heures, un samedi soir de juillet, une fébrilité particulière électrisait tout l’environnement du 12036 rue l’Archevêque. Deux voitures de police, gyrophares allumés, sont devant la maison. Déjà inquiétés depuis juin par la circulation plus intense de jeunes sur leur rue, les résidents de ce quartier et les gens du troisième âge dont la résidence était contiguë à la cour arrière de l’Arche, exaspérés, avaient ce soir-là composé le 911.

Et pour cause ! Daniel, un amateur de spectacle en herbe, et son équipe de fans avait, en l’espace d’une fin d’après-midi, monté un spectacle à ciel ouvert dans la cour arrière qui, de ce fait, grouillait d’un attroupement fort animé.

Du balcon pendait un grand drap blanc. Deux puissants projecteurs dessinaient sur ce drap les ombres de jeunes gens qui, en vélo ou à pied, en courant ou en dansant au rythme d’une musique saccadée lancée par deux gros haut-parleurs, émettaient comme les habitants de la caverne de Platon, leurs ombres sur cet écran improvisé et y lançaient des jets de peinture multicolore provenant de canettes d’aérosol ou de pinceaux de fortune. Une réplique de la création du monde. Cet art avait un nom, c’était le « pubzyeuxtophonique » une fusion de tous les arts : mouvements et ombres, son et lumière, peinture abstraite et écriture automatique, selon la mode du temps. L’art de la spontanéité tous azimuts. C’était à voir et à entendre. Un jeu de participation et d’immersion totales. Cf. Témoignages Daniel Mourand

Une courte séance d’échanges s’ensuit entre les gendarmes, les délégués des gens du voisinage et nous les responsables de cette maison « religieuse » nouveau style.

Les voisins, se souvenant de leur adolescence, comprirent vite et se retirèrent en souriant. Il nous avait suffi de promettre qu’à onze heures tous les décibels tomberaient à zéro pour que les gendarmes en fassent autant après avoir assuré aux inquiets de l’âge d’or que la révolution jeunesse ne bouleverserait pas leur quartier, ni ce soir, ni au cours des semaines à venir.

Quelques semaines plus tard, comme preuve de leur bonne volonté, les jeunes organisèrent pour les aînés de la résidence voisine une partie de cartes qui connut un succès fou.

La vie à l’Arche s’était enclenchée sous le signe de la spontanéité et de la liberté.

La porte doit-elle être ouverte ou fermée ?


La popularité de la formule attira les jeunes de Montréal-Nord plus que le miel les mouches. On dut cadrer. Il fallait retourner les plus jeunes à leurs couches, parlementer, enregistrer des noms et des adresses et émettre des cartes de membres. L’Arche risquait d’étouffer, victime de sa popularité. « Il faut limiter l’âge, dit Serge, car bientôt il nous faudra installer des carrés de sable dans la cour ».

Le besoin crée l’organe, opinait Lamarck. Sans que nous soyons intervenus, en moins d’une semaine, l’Arche avait son état-major qui occupait le bureau à gauche de l’entrée. Ces pionniers volontaires à l’accueil formèrent vite un club sélect qui opérait de plus en plus en vase clos. Une jeune aristocratie qui, à l’exemple d’aînés parvenus, se gonflait de pouvoirs et de privilèges.

Spontanéité et structure, les deux côtés de la médaille de l’Arche des Jeunes, les deux dimensions de la vie dont l’équilibre est toujours difficile à maintenir. Une ligne de démarcation entre la jeunesse toujours à prolonger et la stabilité adulte jamais atteinte. On fermait la porte du bureau évoquant le prestigieux principe de la confidentialité. « Doit-on tenir la porte du bureau ouverte ou fermée ? » telle fut l’objet de la première confrontation à laquelle dut faire face cette toute jeune administration.

Les « politiques » de l’Arche, un « top secret » réservé aux « happy few » ? Que non ! L’Arche n’est pas une école, ni un centre de loisirs, ni un conseil municipal. C’est notre maison, notre famille, et tout doit s’y vivre dans la plus grande transparence. La porte du bureau doit rester ouverte et chacun peut y entrer à sa guise.

On comprit. La leçon porta. Dans le bureau ou dans le salon, à l’intérieur des murs ou en sortie, l’Arche, un esprit, un même esprit, un accueil « trip » plutôt qu’un « power trip ». La question avait sa réponse. La jeunesse, la vie, une porte ouverte à tout.

Cependant, les racines de la « structurite » n’étaient pas mortes pour autant. L’avenir montrera comment l’équilibre entre la spontanéité absolue qui ne dure pas et la structure qui étouffe est difficile à maintenir.

On passa à l’Arche des Jeunes un formidable été, sous la poussée de son lancement. C’est la spontanéité et sa sœur la liberté qui régnaient alors en souveraines des lieux et des agirs.

Un bon dimanche matin, au lever, vers six heures, avant d’aller à la messe, quel ne fut pas notre étonnement en descendant de nos chambres, de voir, quatre jeunes que nous ne connaissions qu’à peine : Picouille, Momon, Ti-Guy Desrosiers, je crois, et Papineau, en train de jouer aux cartes sur la table de la salle à manger. Ils y étaient venus aux petites heures de la nuit, tout naturellement, comme on entre chez soi à la fin de la soirée.

Habituellement, surtout durant les vacances, les jeunes arrivaient à l’Arche vers dix-neuf heures et y passaient une bonne partie de la soirée. Le salon était un théâtre de variétés très fréquenté et très animé. Il suffisait que Bernard y soit avec ou sans sa guitare ou que quelqu’un fredonne les premières notes d’une chanson pour que les numéros s’enchaînent, coupés seulement par l’arrivée ou le départ d’un membre plus populaire qui avait le don de « faire sa place ». Mes oreilles fredonnent encore les airs les plus populaires du temps : «Tous les garçons et les filles de mon âge»….

On revenait de vacances, on avait trouvé un emploi ou on en cherchait un, on avait des photos à montrer ou à faire développer, des événements à commenter, un programme d’activités à annoncer, etc… Le salon était l’agora de cette grouillante cité des temps modernes.

Rémi, un grand sportif, eut tôt fait d’installer une table de ping-pong au sous-sol. Plusieurs garçons y passaient leur soirée et, par attirance, quelques filles aussi.

Par beau temps, la galerie, comme le hall d’un théâtre à l’entracte, se garnissait d’arrivants, de partants et de flâneurs qui y épuisaient leur temps en farniente comme on susurre langoureusement à cet âge ses derniers retranchements de liberté. La galerie servait aussi d’estrade aux démonstrations de motos et de scooters assez en vogue auprès des jeunes de cette époque.

Il n’y avait pas de télévision à l’Arche. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Personne n’a semblé no-ter cette absence. On venait à l’Arche pour y vivre sa jeunesse et non pour la subir. Le jour, on y venait en passant, pour y préparer une activité ou comme au lieu fixé pour un rendez-vous. Pendant la semaine, le soir, on venait y rencontrer des amis connus, reconnus ou à découvrir. Les fins de semaine on y venait pour participer à un happening toujours surprenant et inédit : théâtre, café culturel, danse, production de chansonniers etc…

Activités spéciales

Les dimanches après-midi, c’est l’équipe chargée des cafés culturels ou du théâtre qui occupait le sous-sol, le transformant en une véritable salle de spectacle décorée en café, en théâtre ou en salle paroissiale prête à recevoir et à applaudir les jeunes talents du groupe.

Groupe des Albatros



On eut droit ainsi, dans un décor tout-à fait d’époque, à quelques soirées canadiennes, à « La cantatrice chauve » de Ionesco jouée par la troupe de la « Mouche bête » et qui a été produite à l’extérieur, notamment au Cégep de Rosemont,

Troupe La Mouche bête

Serge Gagnon fut l’initiateur et le promoteur de plusieurs « Cafés culturels » qui se tenaient sur-tout le dimanche soir. Cafés culturels était une espèce de cabaret qui se tenait sous des thèmes variés. Le décor du sous sol se transformait prenant l’allure d’un café parisien ou d’une scène à la boogie-woogie, ou d’un salon de thé japonais ou même la chaude atmosphère d’une station balnéaire.

Café culturel

En un tour de main, la musique, l’éclairage et le décor se mettaient en place créant comme par magie les atmosphères des rêves de cette jeunesse qui étirait ses antennes sur toutes les longitudes du paysage humain.
Le clou de ces scènes improvisées fut sans conteste le café mortuaire. Je n’y étais pas, mais on me l’a raconté avec tellement d’emphase que je me souviens de toutes ses péripéties que je vous raconte ici.

Ce dimanche-là, dès 15 h, le sous-sol fut transformé en salon funéraire.

On y installa un cercueil, un vrai, avec un vrai faux mort dedans :Johnny Deschamps. Les jeunes qui arrivaient à l’Arche devaient faire une visite à la dépouille qui, imperturbable, savait en tout temps et devant toutes les réactions garder une face de mort. La parenté en deuil présente au salon pleurnichait tendrement en soupirant de langoureux hélas ! empruntés aux plus authentiques pleureuses des temps anciens. .

Puis on se mit en train d’organiser un cortège funèbre dans les rues de Montréal-Nord. La police étonnée par ce défilé inhabituel crut bon d’accompagner et de questionner les croque-morts de cette bizarre procession. On dut revenir bredouille à l’Arche. N’ayant pas trouvé de sépulture, le cadavre se leva sur son séant comme le brave Lazare et proclama par ses faits et gestes le bonheur de vivre à l’Arche, jeune et en toute liberté. Sacrilège, jeux d’enfants, thérapie devant le stress de l’existence ? De bonnes de francs rires à gorges déployées, y a-t-il meilleure façon d’exorciser la mort -et aussi la vie- dans leurs retranchements les plus morbides ?

En tout temps l’Arche était une fourmilière. Les allées et venues de ses habitants semblaient aller en tout sens, sans destination identifiable.

L’Arche se prolongeait aussi souvent à l’extérieur dans des activités particulières. À part les petits groupes qui y sont venus pour préparer un safari-photo dans la nature, une sortie dans un centre équestre, un camping ou pour le groupe à François, un séjour à Clova, on peut épingler au calendrier des sorties toute une cascade d’activités qui ont mobilisé chaque fois un nombre record de participants.
Avec la certitude d’en oublier, mentionnons de mémoire, la visite de l’Expo 67, les courses à Mont-Tremblant, la présence à Québec libre,
la pétition à l’Hôtel de ville de Montréal-Nord,
la rencontre de Daniel Johnson, premier ministre du Québec nouvellement élu, le chemin de croix du Vendredi saint à Ste-Scholastique, le camp de restructuration à Labelle, etc… Ce furent là quelques événements qui ont mobilisé les temps et les moulins à images des pionniers de l’Arche et de ceux qui en ont été témoins.

L’Arche à Terre des Hommes

Nous étions au temps de l’Expo 67, cette merveille de notre siècle en terre québécoise devenue l’instant d’un été la terre de tous les hommes. C’est en groupe qu’il nous fallait vivre une visite à l’Expo. Nous étions une cinquantaine, tous marqués de la «flower power» que de gentilles demoiselles avaient patiemment dessinée sur notre front ou sur nos joues. L’aller, en autobus ou en métro, selon la densité de l’achalandage de l’heure, se déroula comme une farandole.

Faire la queue dans l’attente d’une entrée au pavillon Bell, s’émerveiller devant la structure du pavillon de la France, bénir la réunion des différentes confessions religieuses en un seul pavillon, faire la balade au-dessus de toute cette terre des hommes, frémir aux vertiges de la Ronde, se raconter tout cela, c’était au menu de tous les visiteurs de l’Expo 67.

Mais, faire une visite en groupe, marqués comme des élus, prophètes de l’amour et non de la guerre, a donné à ce moment une dimension toute spéciale, celle de l’inoubliable. Le lendemain à l’Arche, on n’en finissait plus de se raconter nos émerveillements réciproques. La fierté d’être québécois était amplifiée par celle d’être jeunes et jeunes à l’Arche des jeunes.
À Bruxelles en 1958, je m’étais senti seul, affreusement seul dans la foule immense qui m’étouffait. Se sentir en groupe et en communion au sein d’une foule indénombrable, quelle différence, quelle fierté, quel souffle pour l’ego et pour l’avenir à bâtir. Parfois, le bonheur et la fierté de son identité qui vont en pair, deviennent tangibles. La visite de l’Expo 67 en Arche fut l’un de ces moments d’ « éternité » qu’ont voudrait voir se répéter et durer toujours.
Et s’il faut une morale au rappel de cet événement, on peut dire que l’homme souvent englué dans sa boue n’est pas sans ressources et l’avenir pour une humanité nouvelle, libre, joyeuse et conquérante n’est pas fermé.

Une course tragique à Mont-Tremblant
Nous devions être une trentaine de jeunes installés en camping à Mont-Tremblant, sur le terrain qui voisinait avec la piste de course.


C’était un vendredi soir du mois de juillet. Après avoir veillé près du feu, petit à petit chacune et chacun s’était retiré dans sa tente pour la nuit. Je partageais la mienne avec Gilles, Rémi, peut-être Pierre et quelques autres du groupe. Vers sept heures du matin, je me fais réveiller. On chuchote : « Flo, Flo viens dehors, quelque chose de grave vient d’arriver. Rémi, Bernard, Colette et Normand ont eu un accident d’auto près de St-Jovite. Ils sont tous à l’hôpital. La police est ici et voudrait vous voir

Je monte avec Gilles dans l’autre auto de la communauté. La police nous accompagne. On passe d’abord au poste de police de St-Jovite pour les identifications d’usage. L’attente est longue. En-fin, vers neuf heures, on se rend au petit hôpital du village. Le soleil est déjà cuisant. Dans la salle d’attente, située au deuxième, trois civières. Bernard est debout, amoché par la nuit et par l’événement. Rémy et Normand sommeillent, blessures légères. Le cas de Colette est plus grave, elle est sous examen.

Ajouter une légende
Je revois toute la scène. On m’a expliqué qu’à la sortie du pont, dans la courbe probablement et dû à l’aveuglement des phares, une auto a foncé sur le véhicule de la communauté conduit par Bernard . L’auto déplacée au garage n’est plus en état de circuler.
Je me sens défaillir. Je sors sur le petit balcon attenant à la salle. Je m’appuie au parapet. Les jambes cèdent, je glisse lentement le long du garde-fou dans une béatifique inconscience. Je perds la conscience de l’environnement et des événements de l’heure et des lieux, seule une lumière blafarde marque mes horizons. Un état de bien-être indescriptible couvre tout mon être. Je voudrais le garder toujours, ne plus jamais ouvrir les yeux. On s’affaire autour de moi. Mes yeux s’ouvrent, je dois faire face à la réalité.

Morcelée en bribes incohérentes, la dure réalité sollicite mon attention. Je dois prendre mes responsabilités, les traduire en décisions qui font la queue-leu-leu dans mon esprit louvoyant : an-noncer la nouvelle aux autres campeurs, maintenir la communication avec l’hôpital, organiser le retour des blessés plus légers, annoncer la nouvelle aux parents de Colette et de Normand, demeurer avec les autres jusqu’à la fin de la course, faire face au blâme sans paroles de la communauté… Je reprends mon souffle. Avec l’assurance d’un capitaine je prends les commandes. Mes gestes sont ceux d’un robot télécommandé.

Tout en son temps rentrera dans son ordre. Le Frère Gérald, économe et ancien provincial manifeste une attention et une compréhension réconfortante, il prendra la charge de l’auto et de l’information requise à la maison provinciale, Normand et Colette reviendront dans leur famille dans le courant de la semaine qui a suivi l’événement, Rémy et Bernard reviennent au camp….

La course d’auto perdit de son sel et raffermit en moi une espèce d’allergie pour tout le tapage fait avant, pendant et après les courses d’auto même pour celles de la Formule I. Mais il fallait rester là pour les autres, comme si la mort ne grugeait pas en sourdine les copieuses joies de vivre pourtant bien installées. Le bonheur et la paix de l’âme sont des denrées très fragiles et souventes fois éphémères.

++++++++++++++++++++++++++++++++++
Souvenirs des fondateurs: Cf les témoignages de :
Yolande Racette
Jacques Payette
Michel Nadeau
Pierre (pop) Gauthier
Daniel Mourand
D'autres témoignages à paraître lors des prochaines publications.
+++++++++++++++++++
Curriculum vitae de Jean-Guy LeGault



Jean-Guy LeGault, est un ex-Frère du Sacré-Cœur qui, après vingt-quatre ans de vie religieuse dans la province communautaire d'Arthabaska, est retourné à la vie civile en 1976.

 Un simple clic sur « LeGault » donne accès à son curriculum vitae et, dans les semaines qui suivent, « Mémoires à l’ultraviolet » reproduira une tranche de sa vie sous le patronage des Frères du Sacré-Coeur.

Premier épisode: Mes six années d'études, au primaire,
à l'école Saint-Aimé d'Asbestos, 1946-1950
par Jean-Guy LeGault

++++++++++++++++++++++++
À suivre : 38- L'Arche des pionniers - 2e Partie - La consolidation

La place des frères dans cette fourmilière