samedi 27 novembre 2010

32- Les sorties de communauté de 62 à 71


Un homme est fait de choix et de circonstances.
Personne n'a de pouvoir sur les circonstances,
mais chacun en a sur ses choix. [Eric-Emmanuel Schmitt]

Il faut savoir quitter la table
Lorsque l'amour est desservi
Sans s'accrocher l'air pitoyable
Mais partir sans faire de bruit
Charles Aznavour

1946 - Au noviciat. Ouf ! Un bon match de tennis . Vous vous souvenez, le tennis au sud de l'aile du Noviciat, en bas du talus, jouxtant Les Buissonnnets.(1) Naturellement, c'était un tennis en terre battue, de gravelle  jaune ocre. Chaque printemps on devait clouer les galons au sol. Par grande chaleur, il fallait arroser et passer l'égalisateur (un morceau de bois sur lequel était fixé une traîne de tissu de jute).

Enfin, je l’avais emporté sur lui.

Une chaleur de juin soulevait une poussière jaune qui couvrait de patine grise nos soutanes noires. On jouait avec nos souliers de tous les jours, le scapulaire enroulé à  la ceinture, le devant de la soutane relevé à la taille. J’avais l’habitude d’affronter ainsi frère Albert, alias Claude, ou aussi Jean-Claude, (Frère Raymond) à la récréation du midi, après les emplois. Nous étions de force et de sueurs égales.

Gonflé par ma victoire, je lui offris des sympathies, faussement superbes, habillées de défi.

Au lieu de répliquer sur le même ton, ce midi-là, il inclina la tête à gauche, fit un pas de côté, un peu à l’écart, dans un enclos à confidences. Un rictus de tristesse à la joue droite m’annonça qu’on avait changé de registre. Le jeu était fini. C’était grave. Trois syllabes chuchotées à l’enseigne du secret : - « Il est sorti » - «Benoît ? Quand ? » - « La semaine dernière… il m’a écrit ». Relevant la tête, il esquissa un furtif geste de dénégation comme pour tout annuler. J’avais compris.

Départ d'un profès temporaire

La cloche annonçant la rentrée ferma les voies de l’impasse. Une émotion sans mots restera là, au fond, dans l’inédit. Son frère Benoît dont il m’avait beaucoup parlé, qui était frère comme lui voulait l’être, avait quitté la communauté après trois ans d’enseignement, avant ses vœux perpétuels. Il venait de compléter son baccalauréat ès arts à l’Université de Montréal.

Un ciel noir bloquait l’horizon de nos pensées. L’après-midi fut lourd. Ce soir-là, je mis du temps à m’endormir. Je passais en revue les images de cet autre monde que trois ans au Mont-Sacré-Cœur avaient encapsulées, ne laissant le droit d’entrée qu’à l’imaginaire. Un monde plein de mystères et de dangers. Retourner dans le monde, c’était comme passer à l’autre monde.

Sans que personne ne répète la nouvelle, elle se répandit dans tout le Noviciat sous le couvert du silence des chuchotements. La sortie de communauté, une de ces nouvelles sans mots qui reste là, au fond de soi, un poids dans l’âme, dans la communauté.

Ce malaise, comme une grippe saisonnière, revenait chaque année à la fin de juin. Les vœux temporaires tenaient d’une retraite à l’autre. Pendant cette retraite de six jours, ou celle de vingt et un jours pour les aspirants à la profession perpétuelle, les frères qui ne voulaient pas renouveler leurs engagements en étaient libérés. Les deux ou trois frères qui chaque année, bon an mal an, retournaient ainsi dans le monde, quittaient les rangs sans tambours ni trompettes, sans même en parler à personne d’autre qu’au supérieur provincial. On réalisait qu’ils n’étaient plus là, ce qui mettait en marche la machine à chuchotements qui pénétrait partout, traînant son atmosphère de déception et de surprise. Un climat de regrets, de tristesse et de silence comme celui qui dans les familles annonçait une fausse couche. Triste, mais normal.

Départ d'un profès perpétuel

Lorsque, généralement vers le milieu des vacances, l’annonce du départ d’un profès perpétuel commençait son bouche à oreilles, alors tout s’amplifiait: le silence, les chuchotements qui s’exprimaient en hypothèses, les commentaires qui supputaient les causes mais qui respectaient toujours celui qui « avait été notre frère ». Plus le frère avait de l’âge, plus la douleur était profonde, la surprise générale, le regret tenace comme pour celui d’un être cher parti pour une destination inconnue. Toujours aussi, les rangs se reformaient et la vie reprenait.

Dans les années 60 – une épidémie non contrôlable

Certains étaient mes amis, tous étaient mes frères, je les connaissais tous. J’ai admiré leur savoir-faire, leurs talents m’ont ébloui, leurs réalisations me réjouissaient. Ils avaient œuvré avec intelligence et ténacité à la mise à jour de notre famille. Ils sont partis, tous ou presque, un à un, dans le silence de la discrétion. Ils étaient âgés de 20, 30, 40 ans et même de 60 ans. Plusieurs avaient 25 ans et plus de vie religieuse.

Ils n’étaient pas des tièdes. Leurs œuvres et leurs implications le disent.  Ils avaient fait le bon choix. Ils continueraient avec la même ardeur, sous d’autres bannières à allumer des prunelles, à semer la confiance en soi et à la vie, à éclairer la route des devenirs non prévus.

Je ne craignais pas pour eux, mais j’aurais tant voulu qu’ils restent pour refaire aux couleurs du jour les murs de notre demeure. Ils ont essayé avec générosité et ardeur de relever le navire qui tanguait à tout vent. Avec eux et plus que jamais, j’ai espéré qu’on y arriverait. L’enthousiasme et la solidarité étaient de la partie et on semblait tout-puissants.

Plus lucides que moi ils avaient compris avant moi que c’était peine perdue, que la saison était passée, qu’il était temps de lâcher prise.

Pourquoi sont-ils sortis ?

Pour quelles raisons avez-vous quitté ? ai-je demandé récemment à plusieurs anciens frères et d’anciennes sœurs de ma connaissance. L’un m’a répondu avec cette image qui dit tout: « Quand il n’y a plus de feu, les pompiers s’en vont ». Cette phrase laconique dit toute la révolution tranquille. Les sœurs et les frères ont fait oeuvre de pompiers volontaires. Ils ont suppléé longtemps à l’État qui ne prenait pas ses responsabilités. Leur service rendu à bout de bras et à petit salaire a sauvé les meubles et assuré la survie d’un peuple.

En 1964, les Ministères de l’éducation et de la santé sont arrivés débordants de ressources et de visées neuves. Ils ont occupé la place, toute la place. Tant mieux ! L’ère des frères et des sœurs était révolue. Il fallait savoir quitter la table

C’est la raison principale qui explique le départ de la plupart des trente anciens religieux et religieuses que j’ai questionnés.

Un seul, qui a quitté au début des années 60, m’a répondu avec franchise qu’il avait quitté pour la femme et pour fonder un foyer bien à lui. Certains ont reconnu qu’ils étaient entrés au Juvénat pour faire du sport, qu’ils avaient aimé l’enseignement mais qu’ils n’avaient jamais cliqué à la spiritualité de la vie religieuse. La possibilité de continuer à enseigner sans être religieux les a libérés. Une ancienne religieuse m’a avoué être entrée en communauté à dix-huit ans par crainte des hommes. La vie religieuse était une protection. Après quelques années, elle s’est enhardie, elle a quitté et s’en trouve libérée. Mais c’était l’exception.

Tous m’ont dit qu’ils avaient bien aimé le temps qu’ils ont vécu en communauté, qu’ils ne regrettaient rien. On a quitté sans regrets, juste un peu de tristesse d’abandonner une famille qu’on avait chérie et qui s’en allait à la dérive.

Personne n’a le sentiment d’avoir démissionné, d’être une ou un défroqué. On y voit plutôt un réalignement de carrière. Auriez-vous pu continuer longtemps ? Ai-je demandé. « Quand l’automne est arrivé, on ne peut, quoi qu’on fasse, empêcher les feuilles de tomber ».


Combien sont sortis?

La saignée commencée en 1962 par la « débâcle de juin » atteignit son plus grand débit dans les années 68 à 71. En 1931, l’Institut comptait 1342 profès. Ils atteignit le sommet, de 2894 profès en 1964 soit un accroissement moyen de 47 profès par année. En 1976 on ne compte plus que 2042 profès, soit une diminution de 852 profès donnant une moyenne de perte de 71 profès par année. En terre canadienne, les pertes sont plus importantes. Elles sont compensées par les districts de mission qui connaissent une diminution moins marquée. En 2006, l’Institut ne comptera plus que 1192 sujets soit une diminution de 58% des effectifs de 1964.

Bien que le pécule fourni par la communauté fût mince et variable, (100$ par année de profession), personne n’a été vraiment dans le besoin à sa sortie de communauté.

Toutes les congrégations religieuses de sœurs et de frères, et même le clergé et les congrégations de clercs, ont connu des taux semblables de diminution de leurs effectifs.

Le déclencheur

Dans la plupart des cas, la décision de demander son indult ou de ne pas renouveler ses vœux s’est prise dans un temps assez court. Un rien pouvait faire basculer le désenchantement vers la sortie : une nomination qui indisposait, un confrère qui avait quitté, une incompréhension de la part d’un supérieur, une attitude mesquine, un refus d’accepter sans raison une adaptation jugée importante, etc.

Grandeurs et mesquineries

Quand un navire affronte la tempête, on peut s’attendre de la part du capitaine et des matelots à des réactions imprévisibles. Magnanimité et courage d’une part, mesquineries et panique de l’autre.

C’est ce qui s’est passé au plus fort de cette tempête du siècle dans la province de Montréal.

D’abord un recyclage théologique selon les nouvelles perspectives élaborées par le concile Vatican II. Le frère Marcel chroniqueur de l’annuaire de l’Institut pour la province de Montréal en l’année 1962 en fait un bref compte-rendu : Dans le but d'opérer en eux-mêmes une véritable réforme intérieure et d'approfondir l'esprit évangélique, des groupes de Frères ont répondu à l'invitation de repenser leur vie religieuse face aux données du monde moderne. A deux reprises, en janvier et en mars, les Frères Directeurs se réunissaient dans ce but, à la Maison St-Paul du boulevard Gouin. Les Frères de quarante ans et plus tinrent leur réunion à Montréal, le 7 avril, ils ont publié un rapport de leurs réflexions sur la vie religieuse, l'apostolat, la direction locale et les règlements généraux.


La ville d'Oka a été le centre de quatre réunions tenues pour les plus jeunes profès.


Il faut placer dans le même mouvement la réunion des responsables des maisons de formation tenue à Rosemère, les 19 et 20 janvier. C'est à un même esprit de renouvellement et à un souci d'authenticité qu'il faut rattacher les cours sur la vie religieuse donnés par le Frère Florian pour les jeunes Frères. Ces cours, qui s'appuyaient sur « Témoins de la Cité de Dieu » du Rév. Père Carpentier, se sont donnés à Montréal, tous les vendredis, de février à mai.

Les 27 et 28 décembre, un groupe d'une trentaine de Frères du cours secondaire, particulièrement intéressés au recrutement, suivirent une récollection organisée par les FF. Jean-Roger, Bonaventure, Louis-Denis et Guy-Marie, à la Maison de Retraites des Pères Oblats de Ste-Agathe, pour discuter des plus actuels problèmes de la vie religieuse.

Toutes ces réunions ont été marquées du souci de collaborer le plus étroitement possible avec les supérieurs et de s'adapter, sans détriment pour la vie religieuse, aux exigences apostoliques actuelles. Elles se sont déroulées dans un climat de profonde charité et dans un esprit de remarquable franchise. Nous estimons qu'elles ont contribué pour beaucoup à rehausser l'esprit religieux des Frères de la Province, à les renouveler intérieurement et ont ainsi aidé à assurer la persévérance.
(Cf. Annuaire de l’Institut des Frères du Sacré-Cœur - 1962-1963, p. 161-162)

Le même élan d’insertion dans la Modernité s’est manifesté dans la création d’une colonie de vacances les « Boute-en-train », dans le renouvellement des manuels de français et d’arithmétique, dans l’implication des frères dans les nouveaux mouvements diocésains, la Pastorale des religieux, l’extraordinaire effort de renouvellement de la catéchèse en plus de leur participation aux mouvements diocésains existants : Croisés et de l’Action catholique sans tenir compte d’une multitude de clubs d’éducation de la jeunesse en dehors des cadres et du temps scolaires. Partout on se retroussait les manches et on relevait le défi d’un complet renouvellement de ses valeurs, de sa pensée et ses engagements.

Le chroniqueur note aussi l’immense effort fait par la province pour hausser le niveau de scolarité des frères.

"Bientôt tous les professeurs du cours secondaire devront être détenteurs d'une licence en leur matière d'enseignement." Idem p. 168

"Durant l'année scolaire, cinq Frères étaient aux études à plein temps et dix-sept à demi-temps, en vue de la préparation d'une licence. Durant les vacances d'été, la Province avait 120 Frères répartis dans diverses universités, écoles normales et centres de perfectionnement, pour le brevet A, le bacc.es arts, le bacc. en philosophie, etc.; le M.A., la licence." Idem p.168

L’effort missionnaire fut maintenu et accentué pendant cette période. Bref le renouveau avait dans la province de Montréal le vent dans les voiles.

Dans ma province, j’accorde le premier prix de la grandeur et de la magnanimité au frère Gérald, provincial de 1957 jusqu’à 1966. Il a dû gérer la décroissance,(2) ce qui veut dire fermer des maisons et relocaliser les frères, tout en gardant le cap sur l’essentiel : le maintien d’une formation de qualité, la vitalité communautaire et le soutien à toute espèce de projets. Pendant son règne, il a dû fermer 11 maisons, il a envoyé 25 nouveaux missionnaires en Haïti et en Afrique, et favorisé les études à plein temps d’un plus grand nombre de frères que jamais. Il savait écouter et encourager les initiatives les plus osées.
Il faut aussi donner crédit aux supérieurs provinciaux du Canada qui ont institué les Cent-jours de ressourcement spirituel à St-Anicet pour les jeunes religieux qui désiraient faire le point sur leur vie religieuse.

 La plupart des anciens frères consultés indiquent que le supérieur qui a reçu leur demande de sécularisation  a manifesté beaucoup d’attention, de sollicitude et de gratitude à leur égard.

Panique et mesquineries


Devant la montée de la tempête, les supérieurs majeurs ont pris peur. Au lieu de s’ouvrir aux temps nouveaux, ils ont préconisé une stratégie de repli. Repli sur la tradition et prudence excessive devant toute initiative nouvelle. Pourtant le chroniqueur de la province de Montréal a bien précisé le bon esprit qui avait présidé à toutes ces rencontres de mise à jour qui, bien que initiées par quelques-frères, avaient toutes obtenu l’aval du supérieur provincial. On aura choisi d'écouter d'autres sons de cloche. 

Ainsi, le chapitre général de 1958 rejeta-t-il presque toutes les propositions d’adaptation présentées, ce que le chroniqueur, frère Stanislas, relève en écrivant : « Après la fin des travaux, il était clair que le chapitre avait retenu seulement les propositions à tendance conservatrice et avait rejeté tous les projets de nature innovatrice, comme l’adoption des noms civils, des changements à l’habit, les règles sur l’usage du tabac, les visites en famille et les vacances … » Cf. ANNUAIRE de l’Institut des Frères du Sacré-Cœur, 1906-2006, p. 132.

Le chapitre de 1964 maintiendra la même ligne, de sorte que le chroniqueur écrira cette fois:

« Alors que l’Église demandait une adaptation de la vie religieuse aux temps actuels, les ordonnances du chapitre renforçaient plutôt la lettre des constitutions existantes. » Idem, p. 134

Ce chapitre élira le frère Jules Ledoux qui avait présenté un projet de réforme jugé rétrograde que les capitulants ont rejeté.

La crainte s’était emparée du conseil général devant les poussées avant-gardistes développées dans la province de Montréal, de sorte qu’à la fin du mandat du frère Gérald, provincial, on dégomma tout le conseil et, sans consultation auprès des frères, on nomma un supérieur provincial qui semblait avoir la mission de mettre de l’«ordre dans la cabane ».

Cette nomination jeta une douche d’eau froide sur tous les projets de révision des règles et constitutions. Commentant ces nominations au supérieur général,  le frère Ledoux, et, déplorant qu’elles aient été faites sans consultation j’écrivais ces mots durs que je croyais refléter le sentiment général des frères de la Province : Un mot de l’un d’eux, dur et injuste à bien des égards, traduit partiellement ce que plusieurs frères ont pensé au moment de la nomination : ‘Les supérieurs se sont donné de dociles inférieurs plutôt qu’ils ne nous ont donné de véritables supérieurs. Cf. Lettre du 8 octobre 1966.

Les deux frères membres de l’ancien conseil que les frères auraient souhaité avoir comme supérieurs furent pris à partie. L’un fut interdit de séjour dans les maisons de la province et l’autre dut demander un indult d’exclaustration. Finalement, les deux, avec beaucoup d’autres, n’eurent d’autres choix que de quitter la communauté.

La suite des événements montra une espèce d’acharnement de la part du nouveau supérieur provincial à tuer dans l’œuf toute initiative de renouveau. Aussi ce que je disais craindre en terminant cette lettre au supérieur général s’avéra, hélas juste :

« Si j’ai osé écrire comme je l’ai fait, c’est que je sens vraiment que l’heure est grave pour les frères du Québec. La perte de la foi en notre vocation de Frère s’accentue. Ce qui est plus grave c’est qu’on en vient à ne même plus espérer. On ne croit plus la remontée possible. On se voit impuissant à répondre aux besoins et à l’attente des jeunes."  Cf. Lettre du 8 octobre 1966

La même année, 1966, dans le motu proprio Ecclesiae sanctae, l’Église demande à toutes les congrégations religieuses de convoquer un chapitre général extraordinaire « pour assurer une consultation libre et entière de tous les membres ». Annuaire p. 134 

La préparation de ce chapitre général entraîne la création d’une multitude de comités d’études en vue de préparer les vœux de la province au prochain chapitre général qui se réunit en 1968 en vue de procéder à une profonde révision des Règes et Constitutions.

Les jeunes frères se mobilisent. Ils sont une trentaine. Plusieurs d’entre eux ont fait les Cent- jours à St-Anicet et plusieurs ont prolongé leur profession temporaire d’un an ou deux. Ils demandent que le chapitre provincial prolonge de trois ans les vœux temporaires. Leurs études ayant été prolongées, ils veulent expérimenter sérieusement leur engagement apostolique dans l’enseignement avant de prononcer leurs derniers vœux. Ils souhaitent aussi une plus grande ouverture de la communauté vers des formes d’apostolat plus adaptées aux besoins de notre temps. Leurs demandes sont rejetées. Ils quittent le chapitre « la mort dans l’âme ». Les efforts qu’ils avaient faits pour renouveler la vie religieuse, les souhaits et les idées qu’ils avaient émises étaient rejetés.

Le climat se détériorait, la communauté était plus ou moins divisée en deux clans, les traditionalistes et les avant-gardistes. Les jeunes qui avaient tenté un ultime effort furent déçus de l’attitude du chapitre provincial et plusieurs quittèrent à Pâques, les autres à la fin de l’année.

Les contrats avec la commission scolaire étant devenus individuels ces frères, libérés de leurs vœux à la fin de la retraite de Pâques, encaissèrent leurs chèques. En représailles le frère provincial fit mettre des cadenas à la porte de la résidence qu’ils habitaient. Ces ex-frères soumirent leur cas au syndicat dont ils étaient devenus membres en signant leur engagement. Le syndicat les appuya contre la communauté. La cause resta sur les tablettes des oubliettes, Ces ex-frères ne reçurent pas le pécule habituel remis aux partants.

Petite histoire, mesquineries explicables par la panique que causait cette hémorragie galopante qui gagnait de plus en plus les sujets les plus religieux de la province.

Les frères qui sont restés en communauté ont évité de blâmer ceux qui sortaient et ils ont maintenu avec plusieurs d’entre eux des liens de franche fraternité. Plusieurs anciens frères qui le désiraient ont pu continuer leur enseignement dans l’école où ils étaient avant de quitter.

Quelques années plus tard, en 1972, on créera une amicale des anciens frères qui a toujours su maintenir des relations très étroites avec la communauté.

À l’intérieur, on a fini par accepter l’évidence, On ne pourrait plus rebâtir la communauté. On resserra les liens, on fusionna les provinces, et les maisons de formation les plus prestigieuses furent cédées à des organismes laïcs de relève institutionnelle.

Plusieurs frères, par groupes de trois ou quatre religieux, prirent résidence dans des habitations communes sans afficher aucun signe d’appartenance à une communauté religieuse. Chacun dut trouver sous forme de bénévolat ou d’engagement personnel la mission apostolique qui lui convenait le mieux.

Aujourd’hui, il reste 250 frères au Canada. Leur moyenne d’âge est de 75 ans.(3) Les frères qui requièrent le plus de soins sont regroupés dans deux infirmeries l’une à Québec et l’autre à Bromptonville.

Il ne reste que quelques institutions à vendre mais on estime que d’ici un an ou deux tout devrait être liquidé, même la maison provinciale d’Arthabaska qui fut le berceau de l’Institut en terre canadienne.


La plupart des districts de mission sont dotés d’une administration autonome et autochtone.

Sic transit gloria mundi ! (4) Et, signe de la très grande qualité de vie intérieure des membres restants, la dissolution s’accomplit dans la sérénité et dans la confiance que d’autres groupes surgiront portant haut le flambeau de la Bonne Nouvelle à des nations complètement renouvelées que certains qualifient aujourd’hui de « Barbares ».
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(1) Les Buissonnets: l'espace entre la chapelle et l'aile du Noviciat avait été baptisé ainsi en l'honneur de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus dont la spiritualité "la voie de l'enfance" était très populaire dans l'Église. Les jardins du Carmel où vécut sainte Thérèse de Lisieux s'appelaient "Les Buissonnets".

(2) À la nomination du Frère Gérald comme provincial, la province de Montréal  comptait 276 profès répartis en 29 établissements; 1 novice (le Noviciat fut fermé cette année là afin d'ajouter un an à la formation scolaire des juvénistes) 122 juvénistes. Neuf ans plus tard, à la fin du mandat du frère Gérald en 1966, la province ne comptait plus que 18 établissements d'enseignement, 189 profès, 6 novices, 142 juvénistes. Cf. Statistiques Prov. de Montréal.

(3) La province du Canada compte 21 frères âgés de 90 à 99 ans; 89 entre 80  et 89 ans; 67 frères entre 70 et 79 ans; 50, entre 60 et 69 ans; 12, entre 50 et 59; 9 entre 40 et 49; 2 entre 30 et 39. Cf. (Statistiques fournies par Jean-Claude.)

(4) Pendant la cérémonie d'intronisation d'un nouveau pape on arrêtait le cortège à trois reprises et on faisait brûler devant la "sedia gestatoria" une mèche d'étoupe (fibre de lin) en disant :"Sic transit gloria mundi"- ainsi passe la gloire du monde.
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La chronique à Jean-Claude

ANNUAIRE 1962-1963

N° 57

On suit les travaux du Concile Vatican II : le mot renouveau devient à la mode.


Étant donné ce qui se passe dans le domaine de l’éducation au Québec, les frères sont sur le qui-vive. Une Enquête royale sur l’éducation est en cours.


On constate des initiatives nouvelles : l’inauguration et la bénédiction de l’École de Métiers de Victoriaville le 23 mai 1963, projet qui avait été amorcé en octobre 1961.


Il y a changement de politique entre les commissions scolaires et les frères en ce qui concerne les résidences qui autrefois étaient pourvues par les commissions scolaires et attenantes à l’école.


Il y a eu neuf fermetures de maisons.


Il y a de l’inquiétude dans l’air. Dans une province communautaire, on établit une comparaison; à sa fondation en 1945, la moyenne d’âge était de 31 ans; en 1963, elle est de 41 ans.

Et le chroniqueur note que les vocations sont ébranlées : l’attrait de la femme et les bons salaires.

Statistiques des sept provinces canadiennes :


- 1514 profès


- 105 novices


- 1272 juvénistes




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samedi 20 novembre 2010

31-Persévérance et fidélité

Le désir est l'essence même de l'homme,
c'est-à-dire l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être.
[Baruch Spinoza] Extrait de Éthique

La fidélité : il vaut mieux aller plus loin avec quelqu'un que nulle part avec tout le monde 
[Pierre Bourgault] Extrait de Bourgault doux-amer

À la fin de juin 1962, une alerte avait sonné, triste et lugubre comme un glas. Un nombre inhabituel de pp (profès perpétuels) avaient quitté la communauté. Toutes les provinces communautaires canadiennes avaient été atteintes par le même virus. On l’a appelé la « débâcle de juin ». La nouvelle prit alors les tonalités d’une catastrophe. La tristesse devenait muette, sans commentaires, les bras tombaient, les jambes en étaient coupées. Puis, ce fut le branle-bas de combat, un mouvement de résistance collective à la propagation de ce virus. Comment enrayer l’épidémie ?

C’est pour répondre à cette alerte que, à l’automne 62, je me retrouvai à Verdun, avec la douzaine de frères, délégués par leur supérieur à titre de correspondants à La Voix des Frères du Sacré-Cœur.

Au début de la rencontre, on rappela l’événement qui nous rassemblait. Effectivement, chaque province avait ses « cas » de sécularisation surprise. Une coïncidence sans cause commune ? Pourquoi ? Pourtant tout allait bien. Nous avions le vent dans les voiles. Tous les six ans, les chapitres généraux avaient apporté de judicieuses mises à jour des pratiques qui encadraient la vie communautaire. Le chapitre général de 1958 (1) avait bien rejeté la plupart des modifications mineures portées à son attention mais on s’en foutait un peu. On ne voyait pas alors l’urgence d’opérer des modifications aux consensus établis qui géraient notre vivre ensemble ni, à plus forte raison, d’entreprendre une révision de fond de nos règles et constitutions.

Les principaux virages « modernes » nous les avions pris sans trop sourciller : l’entrée de la TV dans nos salles communes (1952), la prolongation des années de formation, la diversification de nos engagements apostoliques, la prise en charge de plus en plus de classes de niveau secondaire et, même la cravate, n’avaient causé qu’un remous temporaire.

Somme toute, tout allait bien. Il n’y avait pas de bobo dans l’engrenage.

On ne fit pas de savantes analyses. Un départ de pp annonçait une vie religieuse malade, anémique. Il suffirait de monter un peu la température et tout se replacerait. L’esprit du concile nous en donnait le sens et le moyen.

Notre plan d’action était simple. Il fallait viser les principales dimensions de notre vie religieuse et publier dans notre revue communautaire, chaque mois, sous la rubrique PERSÉVÉRANCE, le tonique ré-énergisant qui hausserait le tonus de notre vie de foi, d’espérance et de charité. Un blitz (2) sur la PERSÉVÉRANCE.

Neuf articles d’une densité et d’une richesse inégalées parurent cette année-là en plus des nombreuses autres expressions libres qui, par contagion, portaient sur des sujets connexes à la vie religieuse. Tous situaient la persévérance non plus dans la ligne de l’endurance qu’un athlète maintient par la pratique d’exercices réguliers, mais dans celle de la FIDÉLITÉ à Dieu manifesté en Jésus de Nazareth.

Voici un bref aperçu des plus importantes publications parues sous le thème de la PERSÉVÉRANCE dans La Voix de 1962 et 1963.

Dans : Pour une authentique fidélité : l’adhésion au Christ. Frère Raymond, (Ottawa) situait la fidélité religieuse dans la ligne de la filiation divine du Christ à l’endroit de son Père.

Pour lui, les causes de l’infidélité sont regroupées sous trois chefs :

1- L’absence de vision personnaliste, 2) la perte du sens de la filiation et 3) le peu de profondeur de notre foi et de notre amour.

Une œuvre majeure qu’il avait concoctée dans sa thèse de licence à Jesus Magister. Cf. La Voix de mars 1963

Frère Jean-Roch, (Sherbrooke) fonde la persévérance sur la pratique des vertus théologales de la foi, de l’espérance et de la charité. Cf. POINT DE MIRE (La Voix, janv. 63, p. 365)

Frère Charles-Émile (Granby) :

Persévérer, c’est vivre la vie commune dans l’enthousiasme, sinon il ne vaut pas la peine de tout sacrifier pour trahir le sens le plus fondamental de notre vocation. Cf. POUR MIEUX VIVRE LA VIE COMMUNE -(La Voix 1962 p. 267) :

Frère Georges-Albert (St-Anicet)

(Le frère Georges-Albert était alors Maître du Second Noviciat à St-Anicet.)

Flairant les temps de révolution que nous allions connaître, il présente la vie religieuse comme une révolution c’est-à-dire un « arrangement totalement nouveau » de sa vie en Christ.

« L'homme, dans le Christ, a trouvé une polarisation nouvelle qui réorganise toute son existence dans l'amour. »

Dans cette perspective, les mêmes visées de la perfection qui étaient à la base de la formation religieuse, renoncement à soi, détachement des biens et des amours terrestres prennent un tout autre sens. Il ne s’agit pas de se former une petite perfection bien à soi, selon le modèle dessiné dans les Évangiles mais de laisser toute la place au Christ pour qu’il rayonne et transparaisse à travers soi. Cf. FORMATION ET PERSÉVÉRANCE (La Voix, mars 64 p. 236)

Et il y en eut quelques autres du même acabit inspirés par une théologie renouvelée dans l’esprit de Vatican II.

On avait deviné aussi que d’autres facteurs périphériques pouvaient avoir une incidence sur la persévérance.

La dimension apostolique

On avait chargé le frère Guy-Marie, (Mtl) qui expérimentait des formules inédites d’apostolat auprès des jeunes, d’éclairer la mission apostolique du frère éducateur.

Il commit deux articles percutants. L’un intitulé, Tu enfanteras dans la douleur (janv. 63, p. 166) dans lequel il nous rappelle que notre vocation religieuse prenait son sens dans la mission d’« enfanter la  vie » chez les jeunes qui nous sont confiés.

Tu enfantes lorsque tu rencontres tes gars et que tu t’intéresses à toutes leurs petites histoires.

Tu enfantes lorsque tu essaies de découvrir le drame intérieur qui se cache en tes élèves…( p. 168)

Dans le deuxième article au titre provocant, Le Christ ou la production en série (La Voix, avril 1964), il précise quelques lignes de force de l’engagement apostolique, le grand oublié de la vocation religieuse. La liberté et le travail en équipe constituent comme deux bases importantes qui peuvent conditionner et la formation à la vie religieuse et la fidélité à sa vocation.

« Comme on semble loin de cette équipe formidable qui suivait le Christ à travers la Palestine. J’ai beau fouiller l’Évangile, je ne trouve pas les cadres que le chef a tenté d’imposer à ces hommes. Au contraire, je ne vois que souci de « décadrer », de « désinstitutionnaliser » . » ( p. 280)

« Je crois même que c’est l’élément fort d’une vie de toujours remettre en question les solutions adoptées précédemment,. Cela évite l’embourgeoisement, la sclérose,. L’équipe est justement un grand moyen pour « ré-oxygéner »les perspectives ». ( p. 284)

Ces articles suscitèrent une certaine controverse notamment de la part des novices de Granby qui alignèrent toute une page de citations de l’Évangile selon lesquelles Jésus aurait « encadré » la vie de ses disciples.

Quand l’institution se sent menacée, pour se défendre, elle trouve ce qu’elle cherche. La controverse dura le temps d’une rose, l’espace d’une publication de La Voix.

La dimension psychologique

La dimension psychologique de la fidélité a été prise au sérieux. On a demandé au frère Pierre-Arthur, s.c. (Granby), de nous expliquer la dimension humaine de la persévérance.

La question posée était celle-ci : « Quelles sont, en regard de la vie religieuse, les données psychologiques à ne pas oublier et leurs applications les plus immédiates à la fidélité du religieux-enseignant ? » (La Voix, Janv. 1963, p. 164)

Frère Pierre-Arthur qui avait fait de sérieuses études en psychologie y répondit en un long article très documenté qui fut publié en deux volets dans La Voix, sous le titre suivant : La persévérance, problème humain  (La Voix, Fév 64 p. 187).

Comme il savait que la réponse à cette question pouvait prêter à controverses ou à de fausses interprétations, il prit soin, avant de publier son article de le faire approuver par le Révérend Frère lui-même.

Les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance doivent s’harmoniser avec l’amour de soi et une convenable intégration de sa réalité corporelle et sensible.

« Ainsi, il est normal et sain que l'homme soit attiré vers la femme, qu'il en admire les charmes et soit enclin à leur céder. Ce penchant est voulu par Dieu qui l'a amoureusement implanté au cœur de l'homme. Loin d'être niée, refoulée, cette inclination doit être pleinement assumée et intégrée par l'âme religieuse». (Op. cit., p. 188)

Et c’est tout l’article du frère Pierre-Arthur qu’il faut lire pour comprendre comment la fidélité des religieux à leur vocation est intimement liée à la bonne connaissance de soi-même, au respect des énergies qui nous habitent et à un entraînement assidu à ordonner ses affections et ses énergies au service de ses engagements.

La dimension sociologique

Les correspondants de La Voix confièrent au frère Marie-Joseph (Granby), alors étudiant en sociologie à l’université de Montréal, la tâche d’analyser les incidences de la société actuelle sur la fidélité des frères. Il ne put répondre à la commande. Ce n’est que plus tard, par le biais de deux émissions de T. V. que l’on réalisa l’importance des conditionnements sociaux sur la fidélité des frères et des sœurs membres des congrégations religieuses établies au Québec au début du XXe siècle.

1e émission

C’était le 9 mars 1963. L’émission « Les uns les autres » ce soir-là, était consacrée à l’association des Frères Éducateurs du Québec. Nos représentants nous avaient « fait honneur ». Ce qui explique que personne n’avait fait à La Voix ou ailleurs de commentaires de l’émission. Cependant, la réponse de l’un d’eux à une certaine question m’avait titillé l’épiderme. Je pondis un article intitulé : Sous le point d’interrogation qui fut publié dans La Voix de juin 1963. Je justifiais ainsi mon titre :

"Il fut une époque où les frères passaient inaperçus. Ils étaient sous le point de suspension… d’un blanc de mémoire. Un certain événement les mit en vedette. L’on s’est exclamé : « C’est un frère qui a dit ça! » Du coup, nous passions sous le point d’exclamation, presque de l’admiration. Et voilà qu’on s’interroge maintenant à notre sujet comme on le ferait pour un personnage un peu louche. "Un frère, quel peut bien être sa vie ? Que fait-il ? Pourquoi n’êtes-vous pas prêtres ? "

Puis vint la question qui tue, celle dont la réponse m’a constipé les entrailles pendant plusieurs jours.

« Nous avons de bons éducateurs chrétiens, alors pourquoi les Frères? »

La réponse (que je trouvai vraie mais maladroite au suprême) :

« Le Québec est une bonne terre à recrutement, nous en avons besoin pour nos missions » (Cf. La Voix, mai 63, p. 400).

Mon jugement sur cette réponse fut implacable.

"Vous entendez bien, chers compatriotes ! Les Frères ne font absolument rien pour vous. Il vous exploitent effrontément et au nom de la charité chrétienne ( pour nos missions) vous devez les supporter, les « reconnaître » c’est-à-dire les aduler et leur envoyer des fils à peine sevrés ».   (Op. cit., p. 401)

Et je continuai à donner des coups de hache pour constater comment les incidences sociales nous paralysaient :

"Devant une question sur notre identité nous biaisons souvent car nous ne savons pas si nous sommes consacrés à Dieu ou au monde ou aux deux à la fois. Nous vivons véritablement nous-mêmes sous le point d’interrogation. Devant une question sur notre rôle dans la société nous répondons gauchement parce que nous existons encore trop pour nous-mêmes». (Op. cit., p. 402.)

C’était, je crois, mettre le doigt sur le bobo.

2e émission : Entrevue de Roger Lemelin suite au rapport Bouchard.

Monsieur Lemelin, après avoir reconnu la dette des Canadiens français envers les communautés religieuses constatait : « Apparemment, nous pouvons maintenant nous passer des communautés religieuses ».

Dans l’éditorial de La voix, mars 1964, le frère Charles-Émile, alors président du comité de rédaction, rappelait la constatation de M. Lemelin et lui donnait raison. Il avait intitulé son texte « Feu notre vocation sociologique ». (La Voix, mars 1964, p. 235)

Il reconnaissait d’abord que le « but de l’entrée en religion » a toujours été de se donner à Dieu.

« Mais, continue-t-il, ce don risquait d’être gauchi par la pression sociale quand la carrière d’enseignant ne se concevait guère qu’en soutane, quand les frontières entre vie séculière et vie religieuse étaient mal démarquées ».

Frère Charles-Émile se réjouissait de cette clarification qui permettrait à la vie religieuse de retrouver son autonomie. Aussi terminait-t-il son édito par cette phrase :

Ayant intitulé ces réflexions trop sommaires par les mots « Feu notre vocation sociologique », peut-être pourrais-je conclure par une expression similaire«Feu notre puissance numérique ». (La Voix mars 64 p., 235)

Un clou dans le cercueil venait d’être planté. La Révolution tranquille au Québec apparaissait comme un facteur important de la sécularisation des frères en ces années qui marquaient le début d’une nouvelle ère.

Moi, je croyais fermement qu’on pouvait et qu’on devait s’adapter à ces nouvelles conditions. Le départ de chaque frère que je connaissais me meurtrissait, je le comprenais, mais j’aurais donc voulu qu’il en fût autrement. C’est une époque où j’ai le moins douté de ma vocation. J’étais engagé de cœur et d’esprit dans le renouveau, dans ma famille religieuse et dans ma vie de consacré. Les vœux ne m’étaient plus un fardeau ni un sacrifice, ils encadraient un état de vie que j’aimais profondément.

Quel bilan pouvons-nous tirer aujourd’hui de ce blitz sur la persévérance ?

Un impact nul sur la persévérance

D’abord personne n’attendait de miracles de ces articles. Ils étaient trop bien faits pour attirer l’attention, trop développés pour susciter des débats, trop savants peut-être, pour éveiller un certain intérêt chez la plupart des frères plus préoccupés de leur quotidien que des savantes théories qu’on formulait sur leur état de vie.

À la question « Dieu exauce-t-il toujours nos prières ? » le p’tit cat’chisme répondait :

« Oui, Dieu exauce toujours nos prières, quand elles sont bien faites, mais il les exauce de la manière qu’il juge le plus utile à notre salut ». No 331

Ces écrits savants sur la fidélité eurent-ils un impact sur la persévérance des frères en 1962 ?

( R.- Oui, car ils étaient bien faits, mais ils eurent un impact autre que celui qu’on attendait.)

D’abord, retombons les deux pieds sur la terre. Preuves à l’appui, c’est moins de cinquante pourcent des frères en robe et en vœux qui ont lu l’un ou l’autre de ces articles à haute teneur théologique.

L’écrivain reçoit régulièrement de ces froides douches, bienfaisantes pour son humilité.

Secundo, le virus ne fut pas enrayé. La « débâcle de juin » devint un courant régulier qui emporta chaque année et dans chacune des provinces communautaires canadiennes plusieurs vocations bien en selle, jusqu’à l’épuisement des forces vives de la communauté.  En l’espace de 14 ans, de 1957 à 1971, nous dit le chroniqueur Jean-Claude, on a dû fermer 60 établissements d’éducation tenus par les frères au Canada.

Avant de conclure que ces brillants écrits ne furent que des coups d’épée dans l’eau, il y a quelques autres aspects à considérer.

Les articles, à défaut d’être des facteurs de persévérance, sont des témoins du haut niveau de renouvellement de la pensée et de la spiritualité chez les frères qui étaient déjà à l’écoute du concile.

Le concept de « persévérance » (3) qui signifiait respecter un contrat passé à vie devant Dieu a cédé la place au concept de « fidélité » qui impliquait une relation de foi à la personne du Christ et aux membres de la communauté ecclésiale. Ainsi les vœux signifiaient une qualité de relation toujours à renouveler et toujours à remettre en question. Ils engageaient tout l’humain dans une relation dynamique et ne l’emprisonnaient pas dans l’étau du serment prononcé en des temps autres.

La mentalité que ces articles véhiculaient a préparé les voies d’un renouvellement en profondeur des relations réciproques entre l’Église et l’État. Au lieu de s’épier e et de surveiller « son fromage » on s’est ouvert à la collaboration dans une recherche du meilleur pour tous.

En clair, ces attitudes, mûries de longue date et révélées dans les articles écrits sous le thème de la PERSÉVÉRANCE, ont fait que les communautés n’ont pas opposé de résistance à l’État qui prenait ses responsabilités en soins de santé et en éducation. Elles se sont montrées aussi plus tolérantes à l’égard des sécularisations des institutions et des individus que ces changements apportaient.

Les frères qui sont restés, ont respecté le choix de leurs confrères qui quittaient et n’ont pas pour autant rompu toute relation avec eux. De plus, ils ont délaissé l’attitude de repli sur les traditions qu’ils avaient d’abord adoptée pour s’employer résolument à la tâche de revoir leurs règles et constitutions,   leurs habitudes et lieux de vie, leurs prières mêmes et leur visage pour les rendre plus conformes et plus répondants aux besoins de ce temps.

Rapidement, on peut dire que les communautés se sont délestées de leurs engagements sociaux pour se « recycler » en ressourcement spirituel pour leurs membres. Les frères et les sœurs qui sont restés en communauté ont dû prendre individuellement la charge de la mission apostolique de leur compétence et l’exercer au cœur de la masse, dans l’anonymat, comme un levain dans la pâte.

Ceux qui ont choisi de quitter la communauté l’ont fait sans amertume et la plupart ont maintenu des liens de reconnaissance envers la communauté qui les avait hébergés et de fraternité envers les confrères qu’ils laissaient.

C’est ainsi qu’ont été apprivoisées et la « débâcle de juin 62 » et les sécularisations qui l’ont suivie. Au lieu d’être considérées comme des catastrophes, on les a vues comme un réajustement pénible mais nécessaire qui contribua au mieux être de tous.

Ainsi se terminera cette période, par la fermeture du volet de la PERSÉVÉRANCE et l’ouverture à une FIDÉLITÉ multiforme au Christ présent et agissant en de multiples communautés de vie et d’appartenance.

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(1) Le frère Stanislas souligne l’attitude conservatrice de ce chapitre.
« Après la fin des travaux, il était clair que le chapitre avait retenu seulement les propositions à tendances conservatrices et avait rejeté presque tous les projets de nature innovatrice, comme l’adoption des noms civils, des changements à l’habit, les règles sur l’usage du tabac, les visites en famille et les vacances. » (Annuaire de l’Institut des Frères du Sacré-Cœur – 1906-2006 p. 132

(2) Tous ces écrits à l’assaut de la persévérance, éclairs se succédant à intervalles rapprochés  me sont apparus comme les attaques successives de l’armée allemande contre la ville de Londres pendant la 2e guerre mondiale d’où le terme blitz tire son nom.

(3) Tous les articles précités ont fait le transfert de l’expression « persévérance » qui marque une durée dans le temps en celui de fidélité qui marque une qualité des liens noués entre deux ou plusieurs personnes et notamment entre les profès et le Christ et son Église. Ce changement de vocabulaire éclaire la profonde transformation des mentalités qui est en train de se produire chez les frères et contribuera à hâter cette mutation.

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La chronique à Jean-Claude

ANNUAIRE 1962-1963

N° 57
On suit les travaux du Concile Vatican II : le mot renouveau devient à la mode.

Étant donné ce qui se passe dans le domaine de l’éducation au Québec, les frères sont sur le qui-vive. Une Enquête royale sur l’éducation est en cours.

On constate des initiatives nouvelles : l’inauguration et la bénédiction de l’École de Métiers de Victoriaville le 23 mai 1963, projet qui avait été amorcé en octobre 1961.

Il y a changement de politique entre les commissions scolaires et les frères en ce qui concerne les résidences qui autrefois étaient pourvues par les commissions scolaires et attenantes à l’école.

Il y a eu neuf fermetures de maisons.

Il y a de l’inquiétude dans l’air. Dans une province communautaire, on établit une comparaison; à sa fondation en 1945, la moyenne d’âge était de 31 ans; en 1963, elle est de 41 ans.

Et le chroniqueur note que les vocations sont ébranlées : l’attrait de la femme et les bons salaires.

Statistiques des sept provinces canadiennes :
- 1514 profès


- 105 novices


- 1272 juvénistes

Prochaine publication : 32 – Les sorties de communauté de 1962 à 1971



samedi 13 novembre 2010

30- Des frères en cravate


Parce que, qu’on le veuille ou non, s’il est vrai que l’habit ne fait pas le moine,
l’uniforme, lui, fait toujours le général. Confucius

Je n'ai pas encore vu un homme qui aimât la vertu
autant qu'on aime une belle apparence

Début de janvier 1962. Je frappe timidement à la porte du frère Charles-Émile S.C.
Sa chambre-bureau, voisine des appartements réservés au frère Provincial, donnait sur le corridor ouest du deuxième plancher qui conduit à la chapelle. De grandes fenêtres éclairaient ce corridor d’où on accédait à une imposante galerie qui surplombait les « Buissonnets » entre la chapelle et le Noviciat. Il avait beaucoup neigé la veille et ce matin-là, après le déjeuner, quelques jeunes frères s’étaient amusés à sauter de la galerie dans le banc de neige accumulée par le vent entre ces deux ailes du Mont-Sacré-Cœur.

Le frère Charles-Émile (1), cet homme aux grosses lunettes à montures noires à la mode de Jean-Paul Sartre, en plus d’être professeur de littérature au Scolasticat, siégeait aussi au comité de La Voix des Frères du Sacré-Cœur, revue mensuelle fondée en 1932. Frère Charles-Émile était une figure importante au Mont-Sacré-Cœur. Homme très profondément religieux, il s’était gagné la confiance de ses supérieurs. Il avait gardé de son enfance le gros bon sens de l’habitant, de même que ses allures. Dans ses écrits, il tranchait par la vigueur et l’originalité de son style. Ses textes dans La Voix étaient pétillants et lus avidement comme on dévore un petit pain chaud, frais sorti du four.

Quelques jours auparavant, je lui avais remis un texte que je venais de pondre dans la fébrilité de qui éprouve soudainement un incoercible besoin de dire ce qu’il a sur le cœur. Je voulais le publier dans La Voix, mais pas avant d’avoir connu l’opinion du frère Charles-Émile sur le sujet.

Il vint m’ouvrir. Il tenait en main le texte que je lui avais remis la veille. Il l’avait annoté en quelques endroits. Surtout, il me pressa de le remettre sans tarder au frère Didier éditeur de La Voix, de façon à ce qu’il paraisse dans le numéro de janvier. « Si l’on crie, ce sera des cris pathologiques » prophétisa-t-il de sa voix rauque, un large et profond sourire de viole de gambe (2) accroché à ses lèvres.

Je n’avais jamais écrit pour être publié. Et le sujet de mon article risquait, pensais-je, d’indisposer certains de mes frères et de soulever beaucoup de commentaires.

Le mandat du Cardinal

Le 27 juin 1961, le cardinal Léger, archevêque de Montréal, avait émis un mandat à l’intention des membres du clergé et des religieux non-prêtres de son archidiocèse. Il interdisait aux religieux et aux prêtres de porter le costume religieux lors de leurs sorties en public. Les prêtres devaient porter l’habit noir et le col romain. Avec l’habit noir, « les religieux laïcs (frères), précisait le mandement, devront porter la chemise blanche et la cravate noire, et non le col romain. » Cf. Circulaire no 323 p. 320# 6.

La soutane mythique

Au sein de notre communauté, ce mandat avait éclaté comme une bombe. On était surpris, déçus, et on se questionnait sur les raisons qui avaient poussé le cardinal à émettre un tel règlement. Depuis le noviciat que l’on vantait les vertus du costume religieux qui rendait l’Église visible partout et la Bonne Nouvelle du salut proche de tous. Notre chère soutane avec son scapulaire qui volait au vent et son simulacre de capuchon qui intriguait les enfants, serait-elle devenue un objet de scandale ? Pourtant les frères avaient partout bonne presse et « Les Insolences du frère Untel » avaient intensifié le courant de sympathie que l’on nourrissait à notre endroit. Pourquoi nous cacher sous le froc de tout le monde ? On n’osait en parler, on ne comprenait pas. On se soumettrait, c’était un mandat venant de l’autorité suprême dont les raisons étaient cachées dans les « desseins insondables » de Dieu lui-même.

Le caquet bas

Les interprétations des intentions du cardinal circulaient mais en catimini, tellement on n’était sûr de rien. Les plus audacieux prêtaient même à l’éminent prélat de mesquines motivations. En rivalité « ecclésiastique » avec les communautés religieuses qui jouissaient d’un grand prestige et d’une certaine indépendance au Québec (vu leur allégeance les reliant directement à Rome), il aurait voulu faire acte d’autorité pour se les soumettre et rabaisser le caquet des frères omniprésents, surtout dans son archidiocèse.

Si tel était le cas, ce fut réussi. Les frères avaient le caquet bas. Être considéré comme « laïc », être habillé en « laïc », sur la place publique c’était comme aller à la messe du dimanche avec des habits de travail, être obligé de porter des guenilles ou le chandail barré des prisonniers. L’équivalent de se mettre à nu devant tout le monde. L’idée seule écorchait l’ego, rendait mal à l’aise et honteux.

La Modernité, un nouveau monde à évangéliser

Imbus de théories et de distinctions juridiques concernant la qualité et les fonctions des différentes cellules de l’Église, je pensais autrement. Depuis plusieurs années déjà, avec l’Action catholique principalement, on faisait la promotion du laïcat dans l’Église. De plus, la vie chrétienne comportait beaucoup d’autres dimensions que la pratique sacramentaire qui semblait depuis plus d’un siècle l’unique référence de tout croyant chrétien. La modernité ouvrait à la vigne du Seigneur de vastes champs en friche que le levain de la Bonne Nouvelle pouvait fertiliser autant qu’il avait transformé les Barbares du Ve siècle en cellules vivantes du Royaume de Dieu. Il ne manquait que les semeurs de ce grain de sénevé dont parle l’Évangile. Cette nouvelle tâche était dans la ligne d’une expertise que nous marinions depuis longtemps dans le secteur de l’éducation. Pris de peur, et surtout, emprisonnés dans nos habitudes sacralisées, nous n’osions porter les livrées de ce nouveau pays, apprendre sa langue, respecter ses us et coutumes.

L’habit ne fait pas le moine, mais souvent il l’oriente et campe son identité. J’en étais même venu à penser qu’il était heureux qu’un nouveau costume indique clairement notre « spécialité  » dans l’Église. Le costume du policier ne peut pas ressembler à s’y méprendre à celui d’un magistrat. Notre identité de religieux-laïc était comme faussée par la soutane qui nous classait dans la catégorie des gens d’Église ayant autorité sur le peuple de Dieu. On reluquait presqu’inconsciemment mais de façon visible vers le pré sacerdotal. Ce qui nous plaçait en porte-à-faux à la fois vis-à-vis des clercs et vis-à-vis de cette nouvelle génération du peuple de Dieu. Au lieu de suivre les courants de renouveau qui annonçaient le printemps tout autour de nous, on se repliait sur nos provisions d’hiver.

Beaucoup de nos engagements paraissaient aussi futiles, voire même aussi ridicules, que la procession qu’à St-Victor, nous avions faite autour de la Canada Cement, en 1948, à l’occasion des Quatre-Temps du printemps, pour que les semences (répandues sur le ciment) produisent des fruits juteux et savoureux. On ne le voyait pas. On préférait répéter nos habitudes, se complaire sur le podium du devoir accompli. On était sourds au vent qui emportait nos soutanes. Au lieu de tendre l’oreille à ses invites, on se renfrognait en protégeant nos valeurs de musée et en mythifiant les temps et les coutumes qui doraient notre passé.

De plus, dans les œuvres d’humanisation, qui prenaient une part de plus en plus importante dans notre mission, le costume nous cataloguait. Faire une recherche en science ou tâcher d’apporter une solution à un problème social -psychologique ou pédagogique- avec le drapeau de l’Église-autorité accroché dans le dos, il y a de quoi refroidir beaucoup d’ardeurs, de quoi enrayer les rouages complexes d’une franche collaboration. On ne peut à la fois être le levain dans la pâte et voler au-dessus de la mêlée traînant les bannières de l’autorité.

Bref, j’avais beaucoup de raisons de considérer comme bienvenu et valorisant le mandat du cardinal Léger. Je voulais les faire entendre. Aucune tribune devant moi qui me permît de m’exprimer assez clairement pour panser les écorchures causées à notre ego par ce mandat, et surtout pour relancer la marche en avant. En causer à la ronde tournait court très vite. J’écrivis donc un article intitulé « Des frères en cravate » qui parut dans La Voix des Frères du Sacré-Cœur, en janvier 1962.

Le texte sortit d’une frappe de ma machine à écrire, comme une bannière que l’on déroule.

Dans cet article, je faisais état du malaise que le mot laïc accroché à notre état religieux, (religieux-laïc) créait au sein de notre ego collectif. J’y disais entre autres :

« … j’ai vu grimacer bien des visages sous cette désagréable impression de se croire un sous-produit. Ce mot « laïc » accroché comme ça à « religieux » semble à plus d’un, une verrue juridique qu’on aurait en pleine face. Aussi, que d’efforts et d’aspirations visant à l’éliminer. » op. cit., p. 185

Et je faisais état des opinions les plus répétées concernant la conscience de soi comme religieux-laïc.

Certains parlaient d’un état temporaire, on accéderait bientôt au sacerdoce. D’autres pensaient que nous vivions actuellement dans les catacombes et que nous serions sous peu la Lumière du monde. D’autres, pour se remonter le moral, collectionnaient les éloges des plus éminents prélats prononcés à l’endroit des frères lors des allocutions toujours au menu des fêtes communautaires. Certains ravalaient le terme laïc au jargon juridique du Droit Canon et suggéraient qu’on l’oublie le plus possible, etc. Et je poursuivais en soulignant que cette attitude de « minus habens » était assez généralisée et qu’elle était favorisée par un costume qui nous rapprochait du clergé.

« Et qui d’entre nous peut se vanter de ne s’être jamais prélassé dans un pré sacerdotal rendu accessible grâce à un costume identique » op. cit., p. 186

Après avoir exposé les rudiments de sémantique que je connaissais sur les termes connexes (laïc, clerc, religieux, profane, séculier, etc.), je soulevai à pleines voiles les avantages que le mot laïc apportait à notre état de vie, faisant surtout ressortir les traits qui valorisaient notre mission apostolique.

Laïc ne connote aucune idée de profane qui l’opposerait à religieux ou à sacré. À l’origine, le mot « laos » (peuple) désignait les Hébreux, le peuple de Dieu en opposition aux Gentils considérés comme des profanes.

« Laïc ne s’oppose pas davantage à religieux comme le laisseraient croire le Larousse et l’emploi courant le plus abusif. L’expression « religieux-laïc » n’a rien de paradoxal. Être et paraître plus laïc ne signifie pas être moins religieux. Ce n’est pas à force de n’être pas laïc qu’on devient plus religieux. » op. cit., p. 182

Je m’efforçai de montrer comment, au quotidien, notre vocation nous situait au coeur du peuple (du laos) sur une ligne de collaboration avec tous les éducateurs laïcs ou religieux. Notre action ne portait pas sur le surnaturel, mais fondamentalement sur l’humain. Puis, avec l’assurance d’un Nostradamus, je prédis ce qui allait devenir courant dans moins de dix ans :

« Depuis plusieurs années déjà, les éducateurs séculiers enseignent dans nos écoles. Il ne serait pas tellement contraire à notre caractère de religieux que nous enseignions aussi dans les leurs ou tout simplement que, sous la poussée des conditions historiques, cette démarcation entre « nos écoles » et « leurs écoles » vienne à disparaître. » op. cit., p. 200

Et j’allais plus loin dans mes prédictions :

« C’est un même sens du peuple de Dieu qui a poussé nos fondateurs à venir en aide aux pauvres ….Nous demandera-t-il demain de sacrifier des institutions chères au profit d’une influence plus discrète mais plus efficace dans tous les secteurs de l’éducation chrétienne ? » op. cit., p. 201

Et je concluais :

« Ce sens du peuple de Dieu que l’on ne peut absolument pas détacher de notre vocation de religieux, car être religieux-laïc c’est tout un, relève avant tout d’une conception intérieure absolument possible avec ou sans cravate. Mais il n’est pas mauvais qu’un signe extérieur rappelle aux gens, si traditionnellement portés à nous considérer des demi-curés, que nous sommes des leurs et nous mette constamment au pas du peuple de Dieu. » op. cit., p. 201

Je ne reçus jamais aucun commentaire oral ni aucune félicitation pour cet article. Ni de la part de confères, ni de la part d’aucun de mes supérieurs. Il me semblait qu’en ma présence, on s’efforçait d’éviter le sujet.

Les répliques

Cependant, si j’en juge par la note d’introduction du Frère Albini dans sa réplique, « FONCTION LAIQUE… VIE RELIGIEUSE »…, l’article « Des frères en cravate » causa beaucoup de remous en plusieurs milieux.

« Si l’on en croit les échos venus d’un peu partout, il semble que l’article paru dans « La Voix » de janvier dernier, et intitulé, « DES FRERES EN CRAVATE » ait été en maints endroits un « signe de contradiction ». Certains, apeurés et même un peu pris de panique à la pensée de n’avoir plus qu’à « exploiter leur fonction de laïc dans l’Église » ont protesté avec véhémence et ont refusé d’avaler, ce qu’ils ont appelé, « une couleuvre ». D’autres, par contre, ont trouvé en cela matière à jubiler et cause à défendre.» Frère Albini, Fonction laïque La Voix, avril 1962, p. 388

Le frère Albini se porta à la défense de tous ceux qui se sentaient, par mon article, dépouillés de leur vie religieuse qu’ils avaient en haute estime. Après nous avoir donné un cours bien structuré sur l’Église, il dressait un tableau comparant l’état laïc à l’état religieux. Sur son tableau, le peuple de Dieu avait plus ou moins les allures d’une mêlée informe et ignare des choses de Dieu, groupe d’errants qui cheminait très lentement sur les voies du salut. Les membres de ce groupe étaient comme résignés ou condamnés à suivre la voie minimale des préceptes alors que le religieux volait au-dessus de la mêlée sur la voie des conseils.(4)

« Alors que le laïc proprement dit et même le prêtre ( jusqu’à un certain point),sont libres de choisir les moyens qu’ils veulent pour mener une vie qui se situe au-dessus du niveau minimum de l’observation des préceptes, le religieux, lui, guidé par l’esprit de l’amour-conseil, relève de niveau minimum et choisit pour toujours les meilleurs moyens : ses trois vœux de religion. » op. cit., avril 1962, p. 390

Le salut à deux vitesses

Pour le frère Albini, la supériorité des communautés religieuses, une espèce de noblesse dans la hiérarchie de l’Église, vient du mandat reçu par l’Église lors de l’approbation des constitutions qui spécifient le champ d’apostolat propre à la congrégation.

«Pourtant, le religieux est le seul sur terre à s’être obligé à l’exercer (fonction laïque) au maximum en choisissant les moyens les meilleurs  ». op.cit. p. 392

Il n’éprouve pas une grande vénération pour la cravate ni pour la fonction laïque qu’elle annonce. Il propose de l’accepter comme un pis-aller parce que « le Cardinal-Archevêque de Montréal, qui n’a certes pas agi à la légère, nous recommande de la porter en diverses circonstances. » op. cit., p. 392

Faut-il l’épingler se demande-t-il ? Vous devinez sa réponse :

« .. qu’on ne s’enthousiasme pas outre mesure à son égard et surtout, qu’on ne lui attribue pas des pouvoirs et des mérites qu’elle ne peut avoir. Prétendre, par exemple, comme l’a fait l’auteur, que c’est pour nous (religieux-laïcs) insérer dans le peuple de Dieu que son Éminence nous en recommande le port, est, à mon avis, outrepasser la pensée du Cardinal. » op. cit., p. 392

Vinrent aussi à la suite, trois autres articles sur le même sujet.


Le frère Conrad S. C. (Philippines), dans « LES FRÈRES, LES LAÏCS ET LA CRAVATE » paru la même année dans La Voix (mai 1962), reprend le même combat pour la vie religieuse traditionnelle que le frère Albini. Il apportera des précisions importantes tirées du Droit Canon sur le statut de laïc et de religieux dans l’Église.

Avec Gutierez, il se plaît à affirmer « quels que soient les devoirs qui existent pour les laïcs, ils supposent une vie dans le monde ce qui est la négation ou l’absence du caractère religieux. » op. cit., p. 386

Il se rabat sur une ancienne conception de la vie religieuse qui fait du religieux un « segregatus », un mis à part, sur la montagne pour illustrer le Royaume de Dieu accompli, alors que depuis au moins la fondation des Jésuites et de façon plus explicite avec la fondation de nombreuses congrégations religieuses, le religieux était un « mandatus » un envoyé chargé d’accomplir une mission spécifique dans le monde.

L’attraction du religieux modèle avait été si forte qu’on en était arrivé à oublier complètement sa mission fondamentale « d’envoyé », aussi bien dans les concepts que dans la réalité quotidienne. Il faut dire que devant l’urgence de la tâche et sous la pression des attentes, il fallait couper vite et au plus court. On avait copié au carbone les balises de la formation du religieux comme « segregatus » et on avait considéré dans la pratique que le volet engagement (mission apostolique) allait de soi.

Quand, à l’âge de dix-sept-ans, je me suis retrouvé devant une classe avec une maturité mal assurée et une spiritualité qui ne cadrait pas du tout avec mon engagement quotidien, je pouvais dire que c’était la congrégation qui portait la mission et qu’il suffisait que je sois obéissant et disponible à l’intérieur du monastère pour que la mission fût accomplie. La « grâce d’état » et le fort encadrement de la communauté ont sauvé bien des meubles.

On ne peut que se réjouir des résultats obtenus avec des moyens si précaires. Grâce à l’apostolat laïc des frères, une grande part de la population du Québec a vu la lumière dans la joie et a vécu dans la paix, l’espérance et la charité. Peu importent l’ambivalence des mots « laïc » et « religieux » et la priorité accordée à l’un ou à l’autre, dans les concepts et dans les faits, les frères ont fait une œuvre d’évangélisation et d’humanisation remarquée et remarquable. Là n’est pas la question.

Pour porter la même lumière à notre époque qui privilégie la personne humaine plutôt que la société, il m’apparaissait de plus en plus évident qu’il fallait changer de cap et d’outils. Hausser la qualité de vie de chaque humain, n’est-ce pas là le but ultime de l’évangélisation ? Y œuvrer dans un contexte de modernité exige une dynamique de concertation et de collaboration entre tous les agents d’humanisation. C’est dans le peuple, pour le peuple et avec le peuple que cela peut et doit se faire. Et pour ce faire, il fallait changer beaucoup plus que le costume. On ne change pas les mentalités par la prédication.

La résistance qu’on faisait au changement d’habit n’augurait rien de bien rassurant devant les profonds changements que la Révolution tranquille et le Concile Vatican II nous imposeraient.

En 1971, j’aurais pu dire : « mais j’avais raison ! ». Mais à quoi bon ? D’autres dés sur la table jouaient déjà le sort du monde, celui du Québec, celui des congrégations religieuses et aussi celui des frères qui étaient demeurés à l’intérieur de leurs murs.

Et on ne peut aujourd’hui relire sans un certain sourire à la commissure des lèvres l’argument et le souhait du frère Conrad en conclusion de sa réplique à « Des Frères en cravate » :

« Pour le moment, en tous cas, les Frères seuls portent la cravate. Plus de danger qu’ils se prélassent dans un pré sacerdotal rendu accessible grâce à l’équivoque d’un costume identique. Espérons que leur nouveau costume ne leur rende pas accessible, au lieu des prés sacerdotaux, les terrains de golf du peuple de Dieu. » op. cit., p.387


En plus de ma réponse aux frères Albini et Conrad, La Voix publia deux autres articles en réaction à cet épinglage de cravates pour moine « segregatus » ou « mandatus » défroqué.

Col romain ou cravate – par Frère Denis, S. C. (Nlle-Angleterre)

Un article du Frère Denis de la Nouvelle-Angleterre invitait à l’acceptation sans conditions du mandat de l’Archevêque Léger. Dans un court article intitulé « Col romain ou cravate ?» il faisait un survol des différents costumes religieux qui, si divers fussent-ils, n’avaient pas empêché ces moines d’accomplir une œuvre remarquable. La recette était simple, il suffisait d’obéir.

«Si nos Supérieurs majeurs décident de faire porter soutane bleue (couleur mariale), ceinturon rouge (pour honorer le Précieux Sang), puis le cordon du crucifix blanc, en l’honneur de saint Joseph…alors nous n’aurons qu’à nous soumettre mais en attendant, je dirai comme notre confrère Réginald, du Basutoland, qui avait un rêve : ‘"À la cloche du réveil, j’étais fier de prendre ""ma bonne vieille soutane centenaire et de la porter avec orgueil".  » op. cit. , nov. 62, p. 87

Et il concluait un peu dans le même ton que les autres :

« L’habit ne fait pas le moine, comme le rappelle le Concile de Trente. De même, la considération ne va pas à l’étoffe dont le religieux s’habille. Ainsi, on reconnaîtra l’homme de Dieu, indépendamment du col romain, de la cravate ajustée ou pas, aussi bien que de la soutane.» op. cit. p. 87

« Actualité du « Contra Retrahentes » par frère Louis-Régis S. C.

Puis, notre directeur de Jesus Magister, frère Louis-Régis, qui avait fouillé la Somme théologique de saint Thomas, y allait d’une analyse détaillée d’un opuscule du « Docteur angélique » écrit en 1266 contre les RETRAHENTES.

 
Les maîtres séculiers « retrahentes » qui étaient professeurs à l’université de Paris, s’opposaient aux « mendiants » (religieux qui enseignaient aussi à l’université de Paris) en attaquant la vie religieuse.

Sans le mentionner explicitement, frère Louis-Régis a dû voir un lien entre cet opuscule et ce qui s’était écrit dans La Voix sur la vie religieuse. Il intitula son article « Actualité du ‘CONTRA RETRAHENTES’ »

C’est un article à lire, absolument savoureux, ne serait-ce que pour humer l’ambiance des universités et des questions disputées au XIIIe siècle, et surtout pour suivre la rigueur de la logique de saint Thomas.

Ajustons notre cravate par Frère Florian S. C.

Dans un article très documenté qui faisait onze pages, je me sentirai comme obligé de proposer comment « ajuster » sa cravate. (Cf. Ajustons notre cravate article paru dans La Voix au mois de juin 1962). Je m’appliquai à bien situer le débat dans le champ de la mission apostolique -et non dans l’arène propre à un match de boxe- qui devait déterminer la supériorité d’un état de vie sur l’autre. Je fis plutôt une comparaison serrée des rôles et des visées propres à la mission des clercs par rapport à la mission des laïcs (religieux ou séculiers) dans l’Église. En voici quelques extraits :

« Cette incapacité foncière de notre spiritualité religieuse à comprendre et à avaler quoi que ce soit qui se présente sous l’étiquette d’apostolat laïc, me paraît le symptôme d’un divorce établi en profondeur et en permanence entre notre vie religieuse et sa dimension apostolique.» op. cit., p. 427

« Loin de révoquer la formule qui choque les oreilles du Frère Conrad : « Être et paraître plus laïc (au sens apostolique de l’Église) ne signifie pas être moins religieux», (p. 386), je la pousserais à sa limite en disant qu’il n’y a pour nous de vie religieuse véritable que dans l’apostolat laïc de même que notre vie religieuse devrait exprimer au monde « toutes les virtualités apostoliques du seul laïcat chrétien. » op. cit., p. 429.

Et quelques sentences clés :

« Une ouverture à tous les mondes comme une familiarité non seulement avec les données de l’éducation mais aussi avec les forces vives de la civilisation s’impose. Les religieux enseignants ne peuvent donc pas se contenter d’ériger des cénacles d’éducation qui brilleraient comme d’inaccessibles émaux…op. cit., p. 440

« Le monde dangereux me semble avoir toujours plus préoccupé chez nous que le monde à sauver. op. cit., p. 443

Les frères durent ajuster leur cravate devant leur miroir, dans le silence matinal qui précédait les exercices de piété quotidiens puisque je n’en ai plus entendu parler et je n’ai jamais vu dans La Voix d’autres écrits qui référaient à la cravate soulevée par les premiers vents des changements émis par deux souffleries qu’on appellera plus tard le concile Vatican II et la Révolution tranquille.

Ces écrits eurent l’allure et la futilité des discussions moyenâgeuses sur le sexe des anges. Des châteaux de sable, échafaudage de concepts et de raisonnements qu’une vague allait bientôt effacer impitoyablement avec tout ce qu’ils représentaient, ne laissant que ces quelques écrits, faibles reflets d’une ère de passage et des vies qui l’ont animée.

La vie continua son cours en équilibre précaire entre des pôles peu ou mal définis. Vers le milieu de la décennie, la soutane n’était plus portée ni en public ni au sein des maisons ou des écoles. L’habit noir, sans coup férir, a été remplacé par l’habit « charcoal » et la cravate noire a pris le bord un peu plus tard, remplacée par une discrète épinglette comme celles souvent utilisées pour marquer son appartenance à un club quelconque. Et la vie religieuse continua, mais elle dut en l’espace de dix ans opérer des changements beaucoup plus importants que celui de la soutane à la cravate.

Un autre vent beaucoup plus délétère allait éroder les bases même de la vie religieuse des congrégations installées en terre québécoise.

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1) Frère Charles-Émile est décédé en 2003. Son biographe le présente comme un "ce franc israélite en qui il n'y a jamais eu de feinte". Charles-Émile fut un homme vrai, simple, humble, sans artifices; un religieux robuste, sans vaine poésie, et bien enraciné dans le quotidien ordinaire d'un institut dont il était fier et d'une mission qu'il a accueillie au jour le jour.

(2) Un vieux souvenir du film "Tous les matins du monde!" où la viole de gambe aux sonorités graves et veloutées est omniprésente. Quelle relation y a-t-il entre les harmoniques de  cette viole et le sourire du frère Charles-Émile ? Si vous avez connu le frère Charles-Émile, bonhomme, pince sans-rire, à la voix grave d'un paternel, peut-être l'image vous fera-t-elle sourire! Alors, c'est gagné, vous comprendrez. Et si vous le l'avez pas connu, remisez cette image dans votre carquois à muses.  Elle est inédite, peut-être rencontrerez-vous un jour un quidam à qui l'image conviendra. Alors vous sourirez. Vous comprendrez vous aussi mais ne pourrez expliquer. L'inédit sera brisé et peut-être que "Evene fr." nous logera dans ses armoires à citations !

3) Paru en septembre 1960.

4)  La comparaison, très boiteuse,  qu’on utilisait pour montrer la supériorité de la vie religieuse sur la vie d’un « simple laïc » (comme on disait dans le temps) montrait le laïc traversant une étendue d’eau (pourquoi ne pas dire la mer ?) à la nage alors que le religieux faisait la même traversée monté sur un luxueux paquebot.

(…à suivre)

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La chronique à Jean-Claude 

ANNUAIRE 1961-1962
N° 56

Le milieu apostolique traditionnel (les écoles) se transforme; une nouvelle loi sur les écoles est décrétée par le gouvernement provincial.

Les frères sont minoritaires dans l’école; les salaires sont plus intéressants et le personnel laïque plus nombreux qu’autrefois.

Il y a réédition des manuels scolaires des Frères du Sacré-Cœur.

Il y a fermeture de 15 maisons.

La province de Sherbrooke ouvre une mission au Congo belge.

Les Frères du Sacré-Cœur obtiennent une nouvelle charte d’incorporation pour les provinces communautaires de la province de Québec.

La décision de construire des scolasticats-écoles normale inter-congrégations est prise.

Les frères commencent à mettre sur pied des colonies de vacances dans ce qui était leur lieu de villégiature.

Statistiques des sept provinces canadiennes :
 1530 profès
- 89 novices
- 1329 juvénistes

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Prochaine publication : 31- Blitz sur la persévérance