samedi 27 mars 2010

15- Le Mont-Sacré-Coeur, une ruche

Nous sommes les abeilles de l'Univers.
Nous butinons éperdument le miel du visible
pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'invisible
Rainer Maria Rilke - Extrait d'une Lettre

LA RUCHE
Le Mont-Sacré-Cœur de Granby a été pendant trente-trois ans, de 1932 à 1965, le centre névralgique de la communauté des Frères du Sacré-Cœur de la province de St-Hyacinthe devenue en 1948 la province de Granby. C’était alors une ruche bourdonnante qui abritait l’administration provinciale et les maisons de formation nommées Juvénat, Noviciat, et Scolasticat. Bon an mal an, le nombre des résidents au MSC se chiffrait entre 225 et 250 sujets et a même atteint en 1954 le nombre record de 350 frères et juvénistes.

Avant de pénétrer dans cette ruche bourdonnante d’activités, rappelons les principaux temps de son existence et revoyons la description sommaire de cet imposant édifice.

Chronologie

De 1932 à 1965, l’édifice qui répond parfaitement aux besoins pour lesquels il a été conçu, n’a subi que de légères modifications.

Les plus importantes modifications à la propriété Mont-Sacré-Cœur surviennent en 1965, suite au déménagement des scolastiques au Scolasticat central de Montréal. Leur aile fut alors occupée par les juvénistes et le Juvénat fut loué à l’école régionale Meilleur qui l’occupa pendant neuf ans.

Par la suite, ce sont les trois ailes et les espaces disponibles au centre qui seront occupés par la relève institutionnelle éducative incarnée dans le Collège Mont-Sacré-Cœur.

Malgré les importantes transformations qu’il a connues après 1965, l’édifice garde son apparence originale et le décor qui faisait sa renommée n’a été que très peu altéré par les nouvelles constructions.

Tout l’espace cultivable comprenant les jardins, le verger et l’érablière fut confié à un agriculteur indépendant qui doit cependant respecter l’aménagement paysager de l’ensemble de la propriété.

Le cimetière, la grotte érigée en 1936, les croix et les monuments en place sur la propriété sont demeurés intacts.
Voir la chronologie détaillée. Clic

L’édifice
Frère Théodule présente ainsi l’édifice du Mont-Sacré-Cœur :
"L'édifice, à l'épreuve du feu, est en béton armé recouvert en brique de couleur crème comme fond et en pierres grises comme jeu décoratif » . (H. Théodule, S.C., LES FRERES DU SACRE-COEUR AU CANADA, 1936 p. 87

L’aménagement de la propriété Cf. détails

Les travaux d’aménagement de la propriété sont pratiquement terminés en 1938. Ils ont été réalisés à « l’huile de bras » et de brouettes principalement par les novices et les scolastiques sous la direction successive des frères Christophe et Louis, selon les plans préparés par les frères Valérius et Auguste. L’arche d’entrée érigée en 1944 par la ville de Granby, fut achevée en 1947.

Une ruche bourdonnante d’activités

Le bourdonnement quotidien
La ruche s’éveillait le matin à 5h00 et fermait ses dernières alvéoles le soir à 21h30 . La journée comprenait environ quatre heures de prière, cinq heures consacrées aux repas et à la récréation et sept heures de classe et d’étude.

Chaque jeune consacrait de dix à vingt minutes après chaque repas pour remplir sa tâche de l’entretien quotidien de la ruche.

On ne chômait pas non plus pendant les après-midi de congé. Le frère Maître nous réunissait dans la salle et avec l’autorité d’un chef d’armée, il nous distribuait les travaux. Il fallait toujours une dizaine de jeunes aux calandres. Le frère Maître demandait aux volontaires de lever la main. Il devait souvent compléter le groupe par des désignations d’office tellement cette tâche était redoutée. Le temps aux calandres était interminable. L’atmosphère y était suffocante et il fallait passer l’après-midi à plier et à replier des mouchoirs, des draps, des taies d’oreiller ou des serviettes.

Les frères du Centre, c’est-à-dire ceux qui n’étaient pas affectés à l’enseignement dans l’une ou l’autre des maisons de formation, se répartissaient les ateliers du sous-sol. Il y avait là, entre autres, les fameuses calandres qui occupaient deux frères à plein temps.

Le frère François, cordonnier, réparait ou fabriquait tout ce qui était en cuir. Il fabriquait lui-même des gants de baseball, de même que des jambières et des mitaines de gardien de buts.

À la menuiserie, le frère Georgius était le maître d’œuvre de tous les travaux à faire dans la maison. Il fabriquait les suppléments au mobilier qui lui étaient demandés : tables chaises, tablettes, armoire de rangement, etc.

Les frères Philibert et Léonard, plus âgés, s’appliquaient à recoller les vieux bouquins défraîchis. Les maisons de la province recouraient aussi à leurs services.

Trois ou quatre frères travaillaient en permanence aux cuisines sous la direction des frères Cyr et Paul-André, deux fontaines de bonhommie qui éprouvaient notre silence lorsqu’on allait chercher les plats.

L’atelier de couture où l’on reprisait tous les vêtements usés ou déchirés envoyés des diverses ailes ou décelés au lavage était situé près du parloir et occupé principalement par le frère portier.

Le frère Clément, bien qu’infirmier d’obédience, avait aussi la charge du verger, de la vigne et des ruches, alors qu’un ou deux autres frères avaient la responsabilité de tous les gros travaux à l’extérieur.

Installé près du parloir, le frère Aldéric, toujours de bonne humeur, répondait au téléphone et recevait les visiteurs. Il occupait ses temps libres à sa machine à coudre. Tous les vêtements à réparer passaient entre ses mains.

La Voix du Mont-Sacré-Cœur avait dans le frère Didier son imprimeur de carrière sur Gestetner et son typographe à plein temps.

Au Noviciat, le frère Léonidas agissait comme factotum, responsable de tout travail d’entretien qui demandait une certaine expertise.

Les corvées
Chaque saison amenait ses corvées qui rognaient souvent sur le temps consacré à la récréation :

Au printemps, il fallait bêcher les jardins et les entretenir. Durant toute la saison chaude, il y avait d’immenses surfaces de gazon à tondre. On le tondait en regroupant de six à dix tondeuses à cylindre qui formaient une ligne oblique à travers le champ, comme une invasion de chars d’assaut, l’une empiétant sur la précédente de façon à ne pas laisser de couettes. Il fallait plus d’une heure pour faire le grand champ de baseball et la semaine d’après, tout était à recommencer.

Les jardins demandaient un sarclage constant et le soir des journées plus chaudes, il fallait tout arroser à la main à l’aide d’un petit arrosoir d’à peine trois gallons.

Le sarclage des allées était beaucoup plus fastidieux. Ah le chiendent ! Que de coups de gratte il fallait. Les allées devaient être impeccables… pour les visiteurs.

La cueillette des pommes prenait une bonne partie de l’automne et prêtait à toutes sortes de commérages du haut des échelles.

Le pensum de l’automne, c’était le ramassage des patates. Qu’il en faut des patates pour remplir à l’année longue trois cents estomacs de jeunes affamés !

Dès le début de novembre, les professeurs de tous les quartiers s’appliquaient, en plus de leur tâche quotidienne, à monter les bandes de la patinoire et à faire la glace. Pour deux ou rois jours les jeunes avaient les jambes pleines de fourmis.

À l’hiver, chaque bordée de neige mobilisait tous les bras pour nettoyer la patinoire. Parfois, fierté suprême, on était désigné comme aide du professeur chargé de l’arrosage pendant la nuit.

Au printemps, la cueillette de l’eau d’érable occupait plusieurs récréations de 16h00. L’énergie accumulée de l’hiver fondait en joyeux commérages et pétillait de fantaisies.

Les célébrations

On était toujours en fête au MSC. Chaque fête commandait son protocole d’activités préparatoires, ses propres vibrations de nervosité et nous bourrait de gourmandises inhabituelles.

Les célébrations annuelles

La fête du Sacré-Cœur

C’était le summum de toutes les fêtes de l’année. Elle était précédée d’une neuvaine de prières et sa célébration demandait au moins trois jours d’intense préparation. L’apogée de cette fête, c’était la procession aux flambeaux.

À tour de rôle, le Juvénat, le Noviciat ou le Scolasticat prenait la charge de monter le reposoir qui se devait d’être plus beau, plus original et plus imposant que celui de l’année précédente. Il fallait aussi dresser des arches sur le passage du défilé. Je me souviens d’avoir passé une demi-journée à prélever de la forêt chez Griggs les courants (lycopode) de je ne sais quelle plante, dont on entourait la structure en bois de deux arches montées par les frères du Juvénat. Voyons le souvenir qu’en conservent les éphémérides.

16 juin 1944 — Fête du Sacré-Coeur.

Le matin, messe pontificale par Mgr Douville.
A 10hl5, réception à la salle académique. Le midi, banquet au Scolasticat dans la salle de récréation magnifiquement décorée. On fête les 25 ans de prêtrise de Monseigneur.
Le soir à 20h00 heures, procession aux flambeaux. Arche magnifique au Juvénat. Reposoir splendide à l'entrée de la maison préparée par les scolastiques.
(Éphémérides citées dans 1932-1982 Mont-Sacré-Cœur p. 83)

La fête des Jubilaires

Chaque été aussi la province fêtait les frères qui atteignaient cinquante années de vie religieuse. La fête du jubilé d’or des trois A, les frères Antonius, Antonio et Albertinus. supérieur général, fut particulièrement bien réussie. Citons les éphémérides :

15-16 août 1945 —
Célébration du jubilé d'or des FF. Antonio, Antonius et Albertinus, supérieur général.

Grand banquet dans la salle du juvénat à midi; pièce de théâtre ("Le Remplaçant") jouée à la salle académique par les scolastiques. La veille, les juvénistes avaient présenté "Le petit aveugle".

Nous avons eu force discours, adresses ou allocutions. Je mentionne entre autres les adresses aux jubilaires (accompagnées de magnifiques bouquets
spirituels, oeuvres des FF. Césaire, Stéphane, Urcize et Régis), allocutions des frères missionnaires Siméon, Guy et Liguori, allocutions des jubilaires.

Voilà une journée de fête qui restera bien gravée dans la mémoire de tous les jeunes qui y ont assisté ou participé. (Centre)
Il était coutume d'offrir aux jubilaires un "Bouquet spirituel" composé de messes, de communions, de prières et de sacrifices qu'on avait recueilli auprès de tous les membres de la communauté. Ce bouquet spirituel était présenté sur un parchemin richement décoré par l'un des artistes les plus raffinés de la province.

Les fêtes des missionnaires

Selon un scénario à peu près similaire chaque année, on fêtait les missionnaires, ceux qui venaient d’être nommés et ceux qui, après un séjour de cinq ans, revenaient au pays.

Ainsi en 1943, nous avons célébré en grandes pompes le départ des six missionnaires fondateurs de la mission d’Haïti. La fête avait été précédée de la visite du Consul d’Haïti accompagné du Mgr Collignon, l’évêque aux mille mariages.

En 1944, trois autres missionnaires, dont le frère Louis-Bernard du Juvénat, rejoignaient les fondateurs de la mission d’Haïti.

En 1945, ce fut le tour du Brésil de recevoir ses quatre missionnaires-fondateurs dont le frère Siméon du Scolasticat sera le directeur général.

En 45 aussi, nous recevions la visite des cinq frères qui venaient d’être libérés d’un camp de concentration en Allemagne. En 1941, ils s’étaient embarqués à New-York sur un bateau égyptien, le Zamzam, en direction du Basutoland où ils avaient été nommés missionnaires. Leur bateau fut coulé par les Allemands, ils furent déportés dans un camp de concentration à titre de prisonniers de guerre et y demeurèrent jusqu’à la fin de la guerre. Ils nous arrivèrent par le train venant d’Halifax. Ils furent reçus en triomphe au Mont-Sacré-Cœur. On chanta même un Te Deum à la chapelle avant de les entendre nous raconter leur aventure à la salle académique. Il y eut deux jours de célébrations en leur honneur.

À ces fêtes de première classe, il faut ajouter la fête patronale de chacun des quartiers du Mont : saint Tarcicius au Juvénat, saint Stanislas de Kotska au Noviciat et saint Jean-Berchmans au Scolasticat. De plus, on célébrait les anniversaires de chacun des directeurs de ces maisons et celui du supérieur provincial. Ces fêtes commandaient un banquet, plusieurs discours, un bouquet spirituel et une soirée de famille. Un congé était aussi assorti à ces célébrations.

Les funérailles

La célébration des funérailles des frères défunts de la province créait son atmosphère propre et un protocole approprié.

Le 19 février 1943, on célébra les funérailles du Frère Théodule, le plus jeune des quatre frères français qui ont ouvert une école des Frères du Sacré-Cœur à Arthabaska en 1872.

Au début de l’année 1946, deux décès à un intervalle de moins de dix jours ont affecté la communauté.

D’abord le décès du frère Auguste survenu le 4 mars. Frère Auguste, que tous vénéraient comme un saint, était directeur du Scolasticat.

« Une vingtaine de Frères se sont rendus à la chambre du malade. Quand les saintes huiles furent arrivées, le F. Auguste avait à peine sa connaissance. M. l'aumônier lui donna d'abord les onctions générales puis recommença selon les rites usuels pour ne finir les dernières prières qu'après le dernier soupir du saint F. Auguste.

Il était 10h30 du soir. Le bon, le très aimé, le charitable, le saint F. Auguste avait rendu sa belle âme à Dieu. Le Scolasticat devenait orphelin du meilleur des pères. » (Chroniques scolasticat)

Et le 13 mars, on trouvait le frère Albertus, Directeur des Études, mort pendant la nuit dans sa chambre. M. Labarre, chargé des écoles normales par le Département de l’Instruction publique, est venu assister à ses funérailles.

Les événements spéciaux
Il est arrivé à plusieurs reprises de recevoir au Mont des personnages importants. Mentionnons :

18 octobre 1942— Nous recevons la visite de Mgr Antoniutti, délégué apostolique au Canada.

1943 Le consul d’Haïti et Mgr Collignon

26 août 1954 — Moment des plus solennels pour notre communauté: son Éminence le Cardinal Valeri, Légat du pape au congrès des religieux du Canada nous rend visite.

7 janvier 1947 Le maire de la ville, M. Horace Boivin, fut aussi reçu en grandes pompes par le Mont-Sacré-Cœur à l’occasion de sa décoration par le pape comme Chevalier de l’Ordre de saint Grégoire.

Les affaires culturelles et religieuses

En plus de l’administration provinciale, il y avait au Mont-Sacré-Cœur plusieurs équipes qui s’adonnaient à des activités culturelles et religieuses particulières.

Le recrutement
Le recrutement était une source de préoccupation constante et mobilisait des énergies et des collaborations de toute la communauté sous l’impulsion des recruteurs qui demeuraient au Mont-Sacré-Coeur.

On se donnait des objectifs annuels de 75, 100 et 125 nouveaux juvénistes par année. En collaboration avec La Voix, on dressait des tableaux d’honneur où figuraient les écoles qui avaient amené le plus de recrues au Juvénat. On honorait les frères qui conduisaient une nouvelle recrue au Juvénat Leur nom, celui de leur recrue et la date de leur entrée étaient méticuleusement notés dans La Voix diffusée chaque mois dans toutes les maisons de la province. On faisait aux recruteurs une place d’honneur à la table du Juvénat lorsqu’ils y venaient conduire une nouvelle recrue ou visiter celles qui y étaient déjà.

Dès la sixième année, les meilleurs candidats étaient repérés par les recruteurs, visités dans les classes et suivis de près pendant leur septième année. Les parents étaient rencontrés, des conditions particulières leur étaient faites et pour éviter le maraudage de la part des séminaires ou des autres communautés, on s’empressait de faire entrer avant la fin de l’année scolaire le candidat ainsi repêché. C’est ainsi que les listes d’entrée au Juvénat révèlent qu’il y eut des entrées échelonnées pendant toute l’année avec des pointes à Pâques et à la fin du mois d’août. Pendant plusieurs années, on ouvrit même, à Pâques, une classe spéciale de septième année afin d’y accueillir les nouvelles recrues.

Les techniques de recrutement du club de hockey Canadien ont dû s’inspirer des méthodes utilisées depuis longtemps par les frères recruteurs.

Le Bureau des Études

Le Scolasticat du Mont-Sacré-Cœur était reconnu par le Département de l’Instruction Publique comme École Normale. Le DIP émettait alors deux brevets d’enseignement, le Brevet Complémentaire et le Brevet Supérieur. Plus tard, vers les années 50, on modifia les programmes et l’on décerna les brevets A et B qui permettaient d’enseigner respectivement au niveau secondaire et élémentaire.

Après leur sortie du Scolasticat, les frères continuaient leurs études. C’était la tâche du Directeur des Études qui résidait au Mont-Sacré-Coeur de coordonner les études et des jeunes en formation et des frères qui étaient soucieux de compléter leur qualification comme enseignant ou d’acquérir d’autres certificats d’études professionnelles ou universitaires. L’éducation permanente était en force dans les communautés bien avant le rapport Parent.

Le Directeur des Études était le représentant de la communauté auprès du DIP. Au mois de juin, pendant deux ou trois jours, la salle du Scolasticat était aménagée pour y recevoir les candidats aux examens préparés par le DIP qui en assurait aussi la surveillance et la correction. La collation des diplômes était célébrée avec emphase. Cf. Enseignement et études chez les Frères du Sacré-Coeur par Jean-Claude Éthier S. C.

La LMES
Vers les années 40, on avait créé au Scolasticat la Ligue Missionnaire. Ce groupe de scolastiques avait pour mission de promouvoir l’esprit missionnaire auprès des jeunes en formation.

Chaque année pendant une semaine, on faisait une imposante exposition missionnaire. Toute la salle du Juvénat était mobilisée pendant une semaine par des kiosques qui illustraient différentes dimensions de la vie en pays de mission,
À la clôture de cette semaine, on organisait un grand bazar qui était fort couru par tous les résidents et aussi par les frères de la région.

Les Dramaphiles

Avant leTNM et « Les Compagnons de St-Laurent » le Mont-Sacré-Cœur avait sa propre troupe de théâtre qui avait forgé son nom sur l’enclume de deux racines grecques : « Les Dramaphiles », c’est-à-dire ‘Les amis du drame’.

Plusieurs collaborateurs spécialisés en maquillage, en décor et en éclairage s’étaient adjoints à la troupe qui comptait un conseil de trois membres et des acteurs à la pige de grande réputation. On montait ainsi deux ou trois pièces par année selon les réquisitions festives qui variaient peu d’une année à l’autre.

Le clou de toute grande célébration au Mont était en effet la soirée de famille à la salle académique. Ces soirées comportaient des chants en solo ou en chœur, quelques pièces classiques exécutées au piano à quatre mains par un duo dont faisait partie la plupart du temps le frère Cyprien, des saynètes et surtout la pièce de théâtre en trois ou cinq actes mise en scène en grand secret par les (Cf. la liste des pièces qui ont été jouées au MSC.) Elles sont restées dans les mémoires et se logent encore au palmarès des plus vifs coups de cœur pour les arts de la scène. C’était avant l’arrivée de la télévision. Cf. La liste des pièces jouées par les Dramaphiles

La Voix du Mont-Sacré-Cœur

La Voix du Mont-Sacré-Cœur est une revue mensuelle communautaire fondée en 1928. Elle publie pendant trente-neuf ans dix numéros par année, de septembre à juin. Son dernier numéro parut en juin 1968. Comment vous la présenter? Que convient-il de faire ressortir dans son panégyrique?

Un MONUMENT
Ce qui saute aux yeux comme une évidence, La Voix apparaît d’abord comme un MONUMENT de l’édition. Par son volume d’abord : plus de vingt mille pages, réparties en trente-neuf volumes de dix parutions par année pendant près de quarante ans.

La disproportion entre l’œuvre gigantesque et la petitesse des moyens qui l’ont réalisée est étonnante. C’est David contre Goliath, presque la mouche qui fait avancer le coche, la souris qui libère le lion de ses entrailles. Vingt mille stencils de cire que l’on perfore lettre par lettre à la tape du bout des doigts ou que l’on grave au stylet, trait par trait, pour en fignoler la présentation. Il faut le faire! Et il a fallu ronéotyper tous ces stencils à la Gestetner manuelle pour en tirer environ deux cents exemplaires par mois. Ouf! Juste à y penser, j’en ai les doigts tout tachés de ses encres multicolores. Tout le travail de mise en page et de publication a été assuré en grande partie par le frère Didier.

Quelle ténacité! Et je pense au frère Dussault qui en novembre dernier me les a toutes copiées en moins de cinq minutes. Cf. Résumé des publications de La Voix
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Le Mont-Sacré-Cœur,
ce bien de famille que nous avons connu,
cette ruche bourdonnante d’activités, pouponnière des vocations,
n’est plus.
Cependant,
tant qu’il y aura une mémoire pour se souvenir,
tant qu’il y aura des archives pour garder la trace des sentiers qui ne sont plus fréquentés,
tant qu’il y aura des pellicules pour conserver les images d’êtres chers,
Tant qu’il y aura des ruches emblèmes des labeurs passés,
ant qu’il y aura des jeunes qui se bâtiront des avenirs inédits
tant qu’il restera des briques crème au sommet de ce monticule,
tant que la ville de Granby gardera la mémoire de son joyau,

le Mont-Sacré-Cœur
restera l’alma mater d’un très grand nombre de frères et de juvénistes
qui l’ont aménagé avec amour
et qui lui ont donné une âme
que le temps et les bouleversements
ne pourront affecter.
Je me souviens!
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Pour butiner le miel, il ne faut pas que l'abeille reste à la ruche.
(Proverbe français)
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Note: La plupart des photos du Mont-Sacré-Coeur sont tirées de : 1932-1982 - Mont-Sacré-Coeur de Granby Qué. - 50 ans au service de l'Église.

Prochaine publication : 16- St-Victor - 1947-48 La pénible initiation au métier







samedi 20 mars 2010

14- Faire ses bagages pour la vie -

Une année au Scolasticat


Note aux lecteurs et appel à tous

Samedi le 27 mars, le feuilleton no 15 portera exclusivement sur le Mont-Sacré-Cœur, principal centre de formation des Frères du Sacré-Cœur et lieu des événements rapportés dans les feuilletons précédents.

Ce feuilleton comporte en références plusieurs photos et quelques documents de son histoire que nous avons enregistrés dans un autre blog connexe appelé BIBLIO.

On a accès à ces documents en cliquant sur les liens correspondants qui apparaissent en couleur dans le texte principal des Mémoires.

Afin de permettre une lecture plus facile de ces références, nous les avons regroupées en quatre sujets qui apparaissent dans la colonne de gauche du blog Mémoires d’une vie volume II. ils apparaissent également dans la colonne de droite du blogue BIBLIO. En langage blogue c’est ce qu’on appelle les libellés.

Les quatre libellés sont :

MONT pour les photos et documents relatifs au Mont-Sacré-Cœur;

BIOGRAPHIE pour toutes les biographies incluses ou à inclure dans BIBLIO

JUVÉNAT pour les feuilletons de 2 à 9 qui ont été publiés sur le Juvénat

NOVICIAT pour les feuilletons de 10 à 15 qui portent sur le noviciat et le scolasticat.

En cliquant sur l’un ou l’autre de ces libellés, vous aurez accès, par ordre de publication, à toutes les publications faites sous ce libellé.

APPEL A TOUS

La formation des religieuses et des religieux qui ont vécu au Québec pendant le XXe siècle fait partie de notre patrimoine. Nous connaissons peu ou mal cette époque et la vie qui l’animait. Toute photo, anecdote ou tout document qui nous permettrait de l’illustrer et de la mieux comprendre trouvera sa place dans le blogue BIBLIO.

Il en est de même des photos et des écrits qui portent sur l’histoire et la vie du Mont-Sacré-Cœur, principal centre de formation des Frères du Sacré-Cœur au Québec.

Il vous suffit d’envoyer ces documents par courriel ou par la poste à l’adresse suivante : Florian Jutras – 1575 De Poitiers – Terrebonne – J6X 4P3 Tél, 450 492-3230 // flojut@videotron.ca

Vos commentaires sont appréciés. Il nous plaira de donner suite à toute question ou suggestion que vous nous formulerez.

La vie, c'est comme une bicyclette;
il faut avancer pour ne pas perdre l'équilibre.
[Albert Einstein - Vie]

C’est tranquille au Scolasticat en cette matinée de fin juin 1947. Je suis assis devant une machine à écrire, au réfectoire. À droite du piano, je tape. Je tape mon plan de vie.

C’est une coutume établie. À la fin du temps de formation, il convient de rédiger son plan de vie comme le soldat qui part en guerre couche sur papier son testament. Une garantie sur la vie future, une protection contre les dangers que comporte la vie religieuse dans le monde, en dehors de l’enceinte sacrée du Mont.

C’est donc vrai, en septembre, à l’âge de 17 ans, je serai responsable d’une classe. Où ? Je le saurai à la lecture des obédiences dans la salle académique, devant toute la communauté, par le nouveau provincial, le frère Gaétan. En effet, à l’automne précédent, le chapitre général réuni à Paradis a joué à la chaise musicale. Notre provincial, frère Josaphat, y était élu Vicaire général. Il fut remplacé ici par son confrère d’enfance, le frère Gaétan.

En arrivant au Scolasticat, le 28 août j’apprenais que j’étais classé en Complémentaire II. Une dizaine de nouveaux profès sont dans la même situation. On saute carrément le cours de Complémentaire I. On se présentera aux examens du DIP à la fin de l’année scolaire en vue de l’obtention du brevet d’enseignement complémentaire. Et hop! En septembre dans les écoles!

Une combine du Directeur des études avant de mourir. En compilant les résultats de nos cours de vacances et en notant notre année de noviciat comme cours de religion, nous avions assez de crédits pour ‘sauter’ le Complémentaire I. J’en fus flatté. Mais ce fut de courte durée.
Au Scolasticat, les cours étaient si nouveaux et si intéressants que j’aurais bien aimé y passer une année de plus et même y passer trois ans comme on l’avait fait pour les groupes de 1938 à 1942. Alors, pour répondre aux exigences du Ministère de l’Éducation de l’Ontario, on devait obtenir un diplôme d’études supérieures pour obtenir le permis d’enseigner. Comme on voulait s’implanter davantage en Ontario, on y avait mis le paquet. Dans les années 38 à 43, les frères, dont le frère Camille, mon oncle, qui avaient obtenu leur baccalauréat es-arts après trois ans de scolasticat, recevaient une obédience pour l’une des maisons de l’Ontario. Cette urgence étant comblée, c’était maintenant aux demandes du Québec qu’il fallait répondre. Les exigences du Québec étaient moindres. Frère Albertus, directeur des études, avait rapidement trouvé des combines pour que des scolastiques obtiennent leur Brevet complémentaire après une seule année d’étude au Scolasticat.

Voilà pourquoi je dois taper si vite mon plan de vie.

Quelle merveilleuse année ! Tout a baigné dans l’huile. La ferveur, énergisée par huit jours de retraite et par la cérémonie des vœux en présence de la famille, s’est maintenue tant bien que mal. Le frère Cyprien, de nouveau mon maître et directeur spirituel, veillait à maintenir la flamme haute. D’autant plus qu’au Scolasticat, notre formation comprenait une dimension nouvelle. C'étaient les études et l’obtention des brevets d’enseignement qui étaient l’objet d’une grande attention.

Et de ce côté ce fut merveilleux aussi. Avec le frère Alban, nous avons découvert les fondements des lois de la nature en sciences physiques.

En anglais, guidés par le frère Laurent, nous avons flirté avec Évangéline de Longfellow. De plus, frère Laurent, qui ne comptait pas son temps, nous donnait dix minutes à chaque cours pour écrire un petit texte de notre cru en anglais. J’en écrivis même un à tous les jours. Il me les corrigeait assidûment. J’avais le sentiment de progresser dans l’apprentissage d’une langue qui m’avait fait suer des pommes (apple, a-pi-pi) en huitième année.

Les cours de français, combinés avec la pédagogie, se passaient en grande partie à des exercices d’écriture que le frère Marcel corrigeait consciencieusement. Les sujets étaient les thèses du programme de pédagogie que nous devions soutenir à l’examen du DIP en dissertation pédagogique. N’ayant aucune once de pédagogie, ni dans l’expérience, ni dans le coco, on devait élaborer sur la question controversée de l’utilité des devoirs à domicile comme moyen d’apprentissage ou déterminer comment le calcul mental pouvait former à l’esprit mathématique ou encore : Pour réussir dans l’enseignement, il faut un peu de savoir, une bonne dose de pédagogie et beaucoup de dévouement.

Des modèles nous étaient proposés. On les étudiait et l’on s’entraînait à les reproduire sous forme de dissertation.

De temps en temps, nous avions des débats organisés sur ces sujets. Un scolastique devait défendre une thèse et un autre s’y opposer.

Ces débats où l’on se battait sang et ongles pour faire valoir sa vérité produisirent un curieux effet sur ma vie de croyant. Le germe d’un doute coriace qui ne trouvera sa solution que plusieurs années plus tard. Où est la vérité ? Si je peux aussi bien défendre le pour que le contre, faire de l’un ou de l’autre ma conviction, comment prétendre à l’existence de vérités absolues ? Où se trouvait la vérité des diverses croyances religieuses que chacun défendait si âprement ? Question de la durée d’un éclair mais qui laissa en moi sa marque d’éternité.

Revenons à mon plan de vie. Pour ne rien manquer ou ne pas prendre le risque de tout manquer, j’ai foncé la tête baissée dans le projet. J’ai pris deux jours à le pondre et j’ai décidé de le taper à la machine, dans un cahier ligné. Pour ce faire, il faut détacher les feuilles, les replier avant de les introduire dans la machine, numéroter les pages et les placer dans le bon ordre dans le cahier. C’est plus compliqué. Ça en vaut la peine. Ce cahier comme guide ou rappel ou garantie devra me durer toute la vie!

Ce plan s’organise comme un plan d’édifice. Il y a le toit, la charpente et les revêtements.

Le toit c’est mon idéal de vie : glorifier la Beatissima Trinitas. Les murs sont mes conditions de vie : mes vœux, la vie de foi, la prière, la vie communautaire, l’enseignement et les temps libres. Ce sont les grands axes de la vie spirituelle qu’on m’a appris au Noviciat.

Les revêtements sont tous les trucs ou les artifices qui permettront de garder au chaud ma vie d’union à Dieu et de parer aux intempéries et aux infiltrations qui pourraient la compromettre.

On l’a vanté ce plan de vie comme un courtier vante ses polices d’assurances. C’est ainsi que je le vois. Et aussi comme un protocole. Prévoir de quelle façon on veut se comporter devant toute éventualité : devant les tiédeurs, les tentations contre la chair, les confrères agaçants, les supérieurs dominants, les vieux frères bougons.

Mon principe directeur, il est simple. Je l’ai pris dans les Règles. « Un frère devra se rendre capable de tout » et l’exemple qui concrétise le tout, c’est le barreau de chaise à réparer. Tout, vaste comme le monde, mais terre à terre dans le concret du quotidien, comme un barreau de chaise décollé.

Glorifier la Trinité par mon enseignement. Très beau dans les livres mais quand il faut faire répéter les tables d’addition et de multiplication à des enfants, une fois la table de trois apprise, la Trinité risque d’être loin.

Parlons-en de mon enseignement pratique. Une semaine, cinq longs jours dans une classe de quatrième année. Celle du frère Léonce de l’école St-Eugène.

Un frère Léonce qui mène sa classe au doigt et à l’œil, surtout à l’œil car quand il n’est plus dans la classe, ou qu’on ne le voit pas surveiller à travers le carreau vitré de la porte, c’est la pagaille. Toutes les finesses de la dissipation y explosent. Et moi je ne sais comment tenir les rênes de ces jeunes poulains fringants. Je ne puis les mâter. Et de temps en temps, le frère Alfred, responsable de l’enseignement pratique, se met le nez dans la porte. Je me sens condamné comme au jugement dernier.

Le frère Marcel nous a bien donné quelques trucs de pédagogie. Il nous a montré comment capter l’intérêt et l’attention des enfants dans l’explication du no 253 du catéchisme. Des papillotes qui font comprendre l’histoire des signes sensibles institués par Jésus-Christ mais… il n’y a pas de papillotes et pas de no 253 à expliquer cette semaine-là!

Et en mathématiques, pour les tables d’addition et de multiplication, il y a la nouveauté des cartes-éclair. Elles sont toutes affichées en haut du tableau, moitié côté réponse, moitié côté aveugle. Aujourd’hui, je soupçonne que le principe (pédagogique) qui soutient cette invention, c’est l’histoire des perceptions subliminales. Le prof tient un paquet de cartes dans sa main et doit présenter le côté aveugle devant la classe à la vitesse des images cinématographiques et à tour de rôle, les élèves doivent répondre correctement. Et ça marche, je l’ai vu faire. Mais moi, je n’arrive pas à tenir à la fois toutes les manettes de contrôle de cette opération. C’est pire que le maniement des guides et des baculs lorsqu’on déchargeait le foin à la grand-fourche. Je frise la panique. Le prof entre. Les élèves redeviennent des images saintes empesées au « cornstach » (fécules de maïs).

Et pendant cinq jours j’ai fait mille sottises pareilles. Les autres racontaient leurs exploits. Ils aimaient l’enseignement. Moi pas. Je me taisais. De profonds doutes sur mes qualités de frère enseignant, sur ma vocation, se plantaient en moi comme des écriteaux « À vendre » sur un terrain miné.

Mon plan de vie, une sécurité, un remède aussi. J’y écris : « Une deuxième obligation est de me faire aimer de mes élèves. » - « Ils ne doivent rien négliger, dit la Règle pour s’attirer l’estime, le respect et l’affection des enfants afin de les gagner à Jésus-Christ ».

Pour y parvenir, dans mon plan de vie j’écris : « Je serai patient avec mes élèves et je rayonnerai de joie devant eux. » Jésus a dit « Laissez venir à moi les petits enfants. » C’est réglé, je serai enseignant, Dieu m’aidera, c’est sa volonté. « Je mettrai en premier plan dans ma classe la vertu de douceur et la vertu de patience. »

Je continue à taper, un bémol se glisse entre ces lignes qui prétendent tout prévoir, tout édifier pour la gloire de la Beatissima!

Ma divagation me ramène à mon saut du début de l’année. Est-ce vraiment une bonne décision de nous avoir fait sauter une année? On serait si bien à continuer à étudier ! Le laboratoire de chimie, après celui de la physique, me fascine. Mais Dieu le veut ainsi, s’il faut y aller, tapons!

Justement dans le chapitre du vœu d’obéissance, je tape : « Le religieux obéissant est transporté au ciel dans les bras de son supérieur »
et je continue avec
« Il fut obéissant jusqu’à la mort de la croix. » « L’obéissance est aussi le moyen le plus efficace et le plus facile pour remplir la fin de ma vocation : glorifier la Trinité, écrivais-je à la suite.
Et l’argumentation : « La plus grande gloire que je puisse lui procurer est l’accomplissement de sa divine volonté, de plus, la soumission parfaite ne va pas sans l’oubli de soi si agréable à Dieu. »
Et la conviction : « serais-je donc assez orgueilleux pour refuser un moyen que j’ai promis d’observer et qui m’offre de si précieux avantages? Non !»
Et la résolution « Je veux combattre l’orgueil, principal ennemi de l’obéissance. L’orgueil qui fait critiquer et juger les ordres des supérieurs, l’orgueil qui enlève le divin dans notre obéissance et y met l’humain avec ses considérations et ses caprices. »

Avec cette naïve assurance, je continue à taper. Tapant, je divague encore. L’assurance…!

Tout est paisible ce matin. On vient à peine de se remettre du grand stress vécu au début du mois. Les 4,5 et 6 juin, on passait les redoutés examens du DIP. Ce fut pour moi très éprouvant.

D’abord une semaine d’intense fébrilité à tout revoir, la panique des derniers moments devant les trous béants de la mémoire et des idées, la course fébrile aux profs pour des explications supplémentaires, le crissement des tables et des chaises qu’on aligne dans la salle, la veille, pendant qu’on ne dort pas encore.

Le matin fatidique, le solennel des enveloppes qu’on décachette, les longues heures à écrire, sans note ni dictionnaire, sous le regard impassible de surveillants étrangers, dans la grande salle du Scolasticat, assis devant un pupitre étroit et sévère, sous un silence de plomb qui ne laissait passer que le froissement des feuilles que l’on tourne et la lenteur des pas qui glissent entre les rangées. La panique des cinq minutes de décompte annoncé, puis les heures d’angoisse sous les tenailles des sentiments d’échecs difficiles à desserrer.

Après ces trois jours de Vendredi saint, il y eut une semaine herculéenne à l’extérieur : travaux, promenades, sports, etc. Toute lecture étant interdite, il n’y avait pendant toute cette semaine que du physique … et des prières murmurées par des lèvres qui ont bien dormi. Petit à petit, le calme revint dans les artères avec les soirées libres à surveiller les engoulevents qui plongent avec des cris de victoire jusqu’aux horizons du soleil se couchant dans ses draps de firmament rose.

Ce matin, c’est très calme. Je continue à taper. Ce que je tape, ma garantie, ma police d’assurance-vie, mes protocoles c’est aussi un examen, l’examen de ce qu’on ma appris de la vie surnaturelle que je passe devant le sourire bonasse de l’Éternel. Le véritable examen, l’examen pratique de la vie commencera au début de septembre devant une classe de marmots débordants de vie.

Je tape : «Gloria Dei homo vivens » - Da robur fer auxilium.
C’est le point final de mon plan de vie et de ma vie au Mont-Sacré-Cœur.

Prochaine publication : # 15 Le Mont Sacré-Cœur

samedi 13 mars 2010

13- Le noviciat, serre chaude de vie spirituelle

Le maître spirituel :
une passerelle vers un monde où les apparences sont dépassées...
une voie qui, sans dogmes, nous aide à voir plutôt qu'à penser
...


La vie au Mont-Sacré-Cœur est en soi un bain en immersion totale dans la vie spirituelle.

Les lieux sont partout piqués de rappels des mystères chrétiens. Sur l’ensemble de la propriété, on compte au moins trois croix du chemin, il y a aussi la grotte qui rappelle les apparitions de Marie à sainte Bernadette Soubirous, un kiosque dédié à saint Joseph et une statue de saint Michel archange qui terrasse toujours nos démons de sa lance.

À l’intérieur, en plus de la grande chapelle ouverte à tous, le Noviciat et le Scolasticat ont leur propre chapelle et le Juvénat a son oratoire. Au bout des corridors, sur les paliers d’escaliers, dans les salles de classe ou de récréation et dans les divers réfectoires, on trouve partout des statues du Sacré-Cœur ou de la Vierge.

Quand nous traversons le corridor central au deuxième plancher, une succession de paires d’yeux nous regardent avec bienveillance. Des personnages qui ont la pose, les couleurs et le froid sérieux des saints en images, il ne leur manque que le halo. Ce sont les peintures de tous les supérieurs généraux de la communauté depuis sa fondation.

Partout, dans toutes les pièces, des images saintes font office de décoration.

Il y a aussi le jeu des habitudes incrustées dans le déroulement des jours et des saisons qui figurent au programme des exercices d’entretien journaliers de sa santé spirituelle. Un type de vélo stationnaire : l’habitude de se signer à l’eau bénite en entrant dans chaque pièce et en y sortant; celle du Bénédicité et des Grâces qui ouvrent et concluent chaque repas -sans oublier la collation-, celle des prières avant chaque cours en classe, des chemins de la croix le vendredi et celle des visites à la chapelle après chaque repas ou presque. Il y a aussi, en saison, la visite au cimetière ou à la grotte. Et que sais-je encore?

Comme découpe du temps, le Mont-Sacré-Cœur suit le calendrier liturgique et célèbre toutes les fêtes chômées qui y figurent: Toussaint, Immaculée-Conception, Noël, Rois, Pâques. On y ajoute la fête du Sacré-Coeur que l’on précède d’une neuvaine de prières et que l’on célèbre avec éclat.

Les premiers vendredis de chaque mois, les mois de Marie (mai) et du Rosaire (octobre), les périodes du carême et de l’Avent, les fêtes de saint Joseph, des patrons de l’Institut (saint Jean l’Évangéliste, sainte Marguerite-Marie Alacoque) saint Blaise (3 fév.) et la bénédiction des gorges, sainte Catherine et sa tire, les saints Anges Gardiens… et j’en oublie, sont l’objet d’une dévotion particulière.

Chaque jour, on fait la lecture de la vie du saint du jour et le midi, avant le Deo Gratias, délieur de langues, on lit un passage de l’Imitation de Jésus-Christ. L’Angélus sonne et est récité le midi avant le dîner, alors que le chant du Salve Regina clôt la journée. L’Ametur Cor Jesu, de rigueur au lever, ouvrira aussi plusieurs de nos rencontres. Le chant « Animés de l’Amour » interprété au terme de nos réunions communautaires donne du cœur et de l’élan à toute la famille.

Et il y a surtout les saints dont « l’odeur de sainteté » pénètre tout le Mont-Sacré-Cœur. Parmi les principaux qui ont marqué ma mémoire de leur icône, notons :

Frère Louis-Félix, un ex-provincial, le dernier des frères français. Il passait ses journées longues à la chapelle à égrener son chapelet.

Frère Irénée, le respecté vieillard à mobilité réduite que l’on voyait les beaux jours d’été, assis sur un tabouret, appliqué à arracher avec une patience d’ange les mauvaises herbes de l’une des nombreuses allées qui découpaient le paysage du Mont.

Frère Albertus qui, à l’arrivée de chaque nouveau juvéniste notait méticuleusement dans son carnet de prières le nom des membres de sa famille. Les noms de son carnet étaient chaque matin épinglés sur la corde à linge de sa prière.

Frère Auguste jouissait de la réputation d’un saint animé d’une intense vie intérieure, ce que son décès prématuré va confirmer pour l’édification de tous.

Frère Cyprien que tous reconnaissaient comme un saint et un savant dont la sainteté était si fortement ancrée dans l’humilité qu’elle cachait ses merveilleuses qualités d’homme et d’érudit.

Frère Josaphat, provincial, qui manifestait à la chapelle une concentration peu commune.

Frère Polycarpe, le jeune, homonyme du premier supérieur qu’on a mis sur la rampe menant à la canonisation, prend aussi des allures de saint.

Et le frère Wenceslas, préposé au verger, dont l’austérité et la timidité avaient façonné un profil de saint canonisable.

Et que d’autres, des vrais qu’on ne soupçonnait pas, des saintes nitouches dont on riait sous cape et quelques athlètes des voies divines qui balisaient nos sentiers de novices comme sur les voies de Compostelle.

Et il faut ajouter en manière de condiment, les discours et les allocutions qui accompagnaient toutes les fêtes communautaires: jubilés, fêtes patronales des juvénistes, des novices, des scolastiques et de leurs maîtres, les obédiences, les décès, les collations de diplôme, etc… Tous ces discours suintaient le spirituel, la reconnaissance au ciel, les hommages à lui rendre, sans oublier la petite leçon-exhortation de morale spirituelle. Il y avait un langage "religiously correct" sans défaillance.

Ces hauts lieux de la polyvalence de la vie spirituelle ont imprimé à nos attitudes, à nos pensées et à nos agirs un caractère indélébile dont nous resterons marqués malgré l’usure du temps et les fracas des bouleversements à venir.

Le noviciat, une école de formation à la vie spirituelle

Changement de pilote
Il est 12h15. Nous sommes au réfectoire, en peu en retard sur l’heure habituelle.

Après le Bénédicité, on nous fait signe de nous asseoir. Les plats attendent sur les charriots. À la table des maîtres, il y a le frère Cyprien à sa place habituelle et à ses côtés, le frère Florentien.

Le frère Baunard, sous-maître, se lève et nous raconte l’histoire, souventes fois rééditée de cet apprenti pilote qui, en vol d’essai, après avoir appliqué scrupuleusement et avec succès les techniques complexes d’envol, de recherche d’altitude, de virages à tous les degrés, feuillette fébrilement son manuel en vue d’amorcer l’atterrissage. Une petite note à la dernière page l’informe : Pour les techniques d’atterrissage, voir Volume II. »

Et le frère Baunard, heureux de son effet mystère, conclut en disant : C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons présentement au Noviciat. Bienvenue au frère Florentien notre nouveau Maître, qui détient le volume II et merci au Frère Cyprien pour nous avoir si bien piloté depuis le début du noviciat. Ventre affamé n’a pas d’oreilles. Deo gratias.

Nous étions consternés. À peine une heure plus tôt, en effet, le frère Provincial avait réuni toute la communauté à la salle académique. Il avait des informations importantes à nous communiquer. Après le décès du frère Auguste, Directeur des scolastiques, survenu le 4 mars, il devait lui désigner un remplaçant.

Probablement qu’entre les branches, on avait soufflé le nom du frère Cyprien comme le plus apte à remplacer le vénéré frère Auguste. Mais alors qui remplacerait le frère Cyprien? Les commérages les plus insolites battaient de folles ailes. On parlait du frère Valérius, cet ancien maître des novices qui, en 1932, avait inauguré le noviciat au Mont-Sacré-Cœur. Le nom du frère Gédéon, recruteur, s’infiltrait aussi avec les courants d’air. Le Saint-Esprit semblait à bout de souffle. Et nous les novices, étions coupés par notre silence de ces rumeurs de corridor.

Solennel, le frère Josaphat ouvrit la rencontre par une invocation au Saint-Esprit. Comme de fait, le frère Cyprien fut proclamé le nouveau Directeur des études et du Scolasticat.

Après les applaudissements très nourris de la part des scolastiques on attendait la suite non sans une certaine nervosité. Ce fut une surprise. Frère Florentien était jeune, et professeur au Juvénat depuis trois ans à peine. Il était apprécié, mais de là à penser qu’il pouvait prendre le poste important de Maître des novices il y avait une marge que les commérages n’avaient pas osé franchir. Les applaudissements furent plus lents à venir. Chez les novices, les émotions d’accueil s’entrechoquaient avec celles qui président aux adieux.

Après le repas, les deux frères Maîtres (l’ancien et le nouveau) prirent tour à tour la parole. Des gratitudes et des mots de réconfort. Tout selon les convenances de la situation. J’ai cependant retenu que le frère Cyprien demeurait à notre disposition pour toute forme de consultation souhaitée et que frère Florentien, beau joueur, l’en avait remercié poliment. Il y voyait pour tous ceux qui le désiraient un grand avantage pour la continuité de leur bonne formation spirituelle. « Frère Cyprien, dit-il en riant, vous avez accumulé assez d’heures de pilotage que vous n’avez pas besoin du Volume II pour amener vos sujets à bon port. »

Cet arrangement ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. J’étais réconforté à la pensée que je n’aurais pas à tout reprendre pour quelques mois avec un autre directeur spirituel.

Et, sous-jacent à cet accommodement de bon sens, je voyais pointer la possibilité d’assouvir une petite vengeance mise au rancart depuis ma déconfiture asymptotique.

Frère Florentien entra au Noviciat avec la fougue d’un adolescent prêt à tout bouleverser.

Toute l’atmosphère du Noviciat en fut changée. Même horaire, mêmes règlements, mêmes habitudes mais un autre décor, une toute autre allure.

D’abord le gris-vert des salopettes remplaça le gris-noir des soutanes à tout usage. Depuis toujours, les novices et les frères n’enlevaient leur soutane que pour dormir la nuit. Frère Florentien acheta deux bonnes douzaines de salopettes gris-vert couvre-tout, comme celles que revêtent les employés de la voirie. Dès lors, tous les travaux d’extérieur et quelques travaux plus salissants à l’intérieur n’étaient plus accomplis par des novices aux soutanes relevées et aux allures de moines mais par des civils aux allures de mercenaires.

C’était le printemps. La serre déborda de nouveaux plants, la préparation des plates-bandes et l’aménagement des jardins furent classés comme les priorités de l’heure. Ces travaux occupaient non seulement une partie des mercredis et des samedis après-midi mais souvent aussi la récréation de quatre heures. Parfois, les urgences commandaient une absence au cours, voire même un congé du cours de spiritualité ou d’histoire de l’Institut pour tous. À tel point que certains frères du Centre parlaient du Noviciat avec un sourire empreint de malice religieuse comme d’une «excellente école d’agriculture ».

Et à l’intérieur, une salle à tout foutre du sous-sol fut aménagée en cellier. Il en sortit des vins de tout cru qui fermentaient dans des barriques de plastique et que l’on servait aux jours de fête à la table des frères du Centre.

Les conférences aussi changèrent de ton. Au lieu de nous expliquer les splendeurs de Dieu et les avenues tortueuses de la vie spirituelle, frère Florentien nous faisait voir des pans de la vie réelle des frères dans les maisons confrontés quotidiennement aux exigences du boulot et à celles de la vie communautaire. Nos yeux s’ouvraient et nos oreilles se dressaient. C’était du concret. Il est plus facile et plus agréable d’entendre parler des hommes que de Dieu.

Ces conférences ont cependant brossé de noir le tableau de la vie dans les maisons. La vie en communauté y apparaissait difficile et le maintien de notre idéal de vie religieuse pratiquement impossible.

Je me suis prévalu de mon droit de continuer ma direction spirituelle avec frère Cyprien. Mes rencontres avec le frère Florentien étaient limitées aux entrevues mensuelles réglementaires.

Stimulé par ce tourbillon d’activités et de nouveautés, le temps nous emporta vite vers l’échéance du noviciat : la profession religieuse. Les quatre mois vécus sous la tutelle du frère Florentien passèrent sans trop de turbulence. Frère Florentien se gagna rapidement l’affection de tous les novices. Moi je me tenais un peu à l’écart, protégé par mes réserves. J’étais plutôt critique. Je me surprenais, quoique tout jeune, à me retrouver sous la peau de vieux moines grincheux, incommodés par le bris des traditions et des habitudes.

Frère Florentien fut Maître des novices pendant quatorze ans, plus longtemps que la plupart de ses prédécesseurs. Il a fait sa marque et a assuré aux jeunes frères qu’il a dirigés de 1946 à 1965 une très bonne préparation à leur vie de frère-éducateur …dans les écoles.

L’école de vie spirituelle
À quelle spiritualité carburait-on au Noviciat, fournée de 1945-46?

Je garde de mon noviciat le souvenir d’un temps de grâces, celui d’une merveilleuse école qui m’a initié à l’art de la connaissance de soi, à celui du contrôle de ses émotions et à celui encore plus difficile d’une incessante quête de sens. J’ai eu la chance de connaître deux maîtres spirituels fort différents. L’un, frère Cyprien, qui nous menait au ciel, et l’autre, frère Florentien qui nous orientait vers la terre des vivants.

La recette Cyprien : l’art des relations durables

Quel merveilleux gourou que ce frère Cyprien.
La richesse d’une vie se trouve dans son sens plus que dans ses réalisations. Frère Cyprien était un homme fasciné par l’essentiel. Dans ses conférences et ses entrevues il s’employait à bien camper le point de visée de notre vie spirituelle et par le fait même de notre vie religieuse. Pour lui, la vie ne trouvait son sens suprême, même ici-bas, que par et dans une relation vivante, chaleureuse, toujours renouvelée avec Dieu incarné en Jésus-Christ.

Pour lui, Dieu n’était pas l’Être suprême à qui on doit offrir le sacrifice de sa vie, mais le père de tendresse, le frère de tous les jours, le compagnon de toutes les activités. La Beatissima Trinitas, point de convergence de sa ferveur, c’était sa Sainte Famille, le lieu et le grand tout dans lequel il faisait bon vivre et se reposer. C’était son ciel.

Ce ciel, il s’ingéniait à nous le faire découvrir et à nous y faire goûter. Attentif à nous, il nous en parlait peu. Cependant, il guidait notre regard et nous laissait le plaisir de nos propres recherches et de nos propres découvertes.

Il ne nous formait pas comme on façonne une statue à son propre modèle. Il assistait à notre autoformation. Les outils à utiliser pour réaliser ce façonnage de notre être (fidèle au vocabulaire du temps, il parlait de notre âme plus que de notre être) n’avaient rien de sophistiqué ou d’extravagant. C’était les mêmes que ceux de toujours qui avaient sculpté une grande variété de saints canonisés ou non : la prière, la mortification, la méditation et le silence.

La prière c’était tout simplement un contact avec le Dieu à qui on pouvait donner une multitude de noms et de titres interchangeables. Il s’agissait de trouver le chapeau qui nous agréait le plus. Contact instantané, fractionné comme un code morse, sans voix comme la chaleur, global comme un toucher… un contact. Si ça n’allait pas, comme cela m’arrivait la plupart du temps, patience, répétition, endurance, et pas de panique… la présence est un contact, aussi bien au Nord qu’au Sud en passant par tous les degrés de tiédeur.

La mortification n’était pas à ses yeux un masochisme couronné. On devait la pratiquer comme le toilettage préparatoire à une rencontre amoureuse. La mortification du regard, ne pas regarder par les fenêtres en classe ou par une porte entrebâillée dans les corridors… en vue de discipliner l’attention à apporter à une présence; mortification du goûter, bon moyen de découvrir les saveurs divines présentes en tout, et toute la kyrielle des mortifications en minuscules venaient à la queue leu leu en vue d’un garde-à-vous de plus en plus digne en présence de son Souverain. Mortification aussi de nos jugements toujours trop faciles. « Partout où il y a de l’homme il y a de l’hommerie » nous disait-il souvent. Il freinait ainsi les condamnations qui n’étaient pas de notre ressort et relativisait l’importance de nos échecs.

La méditation, une alimentation spirituelle pour l’intelligence de Dieu. Il ne s’agissait pas tellement, comme beaucoup de volumes nous le proposaient, d’organiser un raisonnement serré qui aboutissait en trois temps à une conclusion, ni même de mousser les motivations à la manière des «pep talk» de prédicateurs, non, tout simplement un exercice qui développe et entretient dans l’intelligence le goût du spirituel et l’intelligence des vérités de foi. Exactement comme un scientifique peut avoir le goût et l’intérêt à lire et à réfléchir sur les découvertes de la science, anciennes et nouvelles.

Il nous suggérait de trouver les écrits et les auteurs qui suscitaient le plus d’intérêt pour nous. Les textes de la liturgie pouvaient être très nourriciers. Il nous les commentait souvent avec la clarté de son intelligence et la fougue d’un découvreur.

Le silence, c’était comme la serre chaude des germinations spirituelles. Il n’était pas au Noviciat une règle d’ordre disciplinaire. Frère Maître n’avait pas à rappeler les consignes du silence. Il avait su créer une ambiance et maintenir une attitude qui faisaient régner le silence comme une atmosphère. Pas le silence du vide des hautes altitudes mais celui de l’air qu’on respire, qui nourrit et purifie. Je n’ai jamais trouvé ailleurs, si ce n’est lors des retraites fermées, l’atmosphère de paix et de sérénité qui régnait au Noviciat. Je crois qu’il y a des complicités nourries entre ce silence et celui qui m’a bercé à l’état embryonnaire.

Je ne sais trop comment, frère Cyprien m’avait mis en appétit de cet univers tout nouveau pour moi. Mon apprentissage, c’était d’y naviguer comme en apesanteur, composant avec mes propres lourdeurs, et de m’initier au maniement des instruments du bord. Il m’assistait avec la patiente tendresse d’un père.

Les sacrifices et les mortifications, la prière même, ne tirent pas leurs valeurs des souffrances qu’ils génèrent mais, comme des exercices de culture physique, ils valent en autant qu’ils confèrent à l’âme la qualité, la souplesse, la finesse et la force que les exercices physiques confèrent aux muscles et à la santé du corps.

Et tout le rôle de Cyprien, tuteur de la vie spirituelle, consistait à assurer une présence à cet entraînement quotidien pour en corriger les extravagances ou les fausses routes de même qu’un soutien pour en assurer la persévérance. Je revois la lignée des novices qui, après la prière du soir, avant le coucher, prenaient une minute ou deux pour lui rendre compte de leurs exploits ou de leurs échecs spirituels et recevoir de sa bouche les sédatifs appropriés.

La vie de relation est un recommencement perpétuel. Et telle est aussi la vie spirituelle qui se prête à toutes les finesses et à toutes les astuces. Elle n’a que faire de la routine et des habitudes de vie. Sans mettre la hache dans les habitudes de vie religieuse qui s’installent si facilement à quelque niveau que ce soit, frère Cyprien m’a fait voir que d’autres voies que celle de la « stricte observance » menaient aux « pays d’en haut ». Le changement et la mobilité sont des constantes de la vie et la vie religieuse comme toute forme de vie doit se réinventer à tout moment.

Les moyens utilisés pour ce façonnage de l’âme étaient très simples. Ceux du bord : le plan du mois comportant des objectifs précis, l’examen particulier quotidien, la pratique nourrie des oraisons jaculatoires en y ajoutant la lecture assidue et réfléchie des écrits les plus nourriciers pour les ‘quêteux’ de sens que nous prétendions être ou devenir.

Frère Cyprien fut mon directeur spirituel pendant plus de quinze ans. J’étais si lourdaud et si coriace qu’il n’a pas réussi à me faire lever bien haut dans les sphères spirituelles. Je lui suis cependant redevable et pour toujours d’une certaine sérénité que j’ai réussi à maintenir malgré les nombreuses turbulences qui ont agité le survol de nos temps de vie. Les libérations qui me sont venues lentement sont aussi dues en grande partie à la finesse de son bistouri et à son doigté de chirurgien expérimenté. Les îlots de paix qui arrivent à s’installer dans une vie sont le fruit de patients efforts et de longues luttes. Frère Cyprien était un artisan de paix « durable ».

Les recettes Florentien – homo vivens

Chacun dans la chanson de sa vie révèle sa ‘majeure’ et ses ‘mineures’. La ‘majeure’ ou la marque que le Frère Florentien donnait à sa formation, m’apparaît être celle de la communauté. Par tempérament il était, je crois, plus un homme de communauté qu’un homme de vie intérieure. Les valeurs du cœur et de l’harmonie prévalaient sur celles de l’esprit et de la conformité.

Cette dominante apparaît très clairement dans le type d’organisation qu’il a instaurée au Noviciat. Plus que le silence, il favorisait la communication et la collaboration. Doué d’une empathie naturelle conquérante, il sut développer un esprit de famille qui explosait dans les soirées de famille et qui s’étendait à la grande famille communautaire celle qui se vit dans les maisons où les frères sont mobilisés par le boulot quotidien de l’animation d’une école et par les frissons de la vie commune.

La formation donnée par le frère Florentien devait nous préparer à notre vie concrète de frère éducateur dans une communauté réelle où les saints côtoyaient les blasés, les jeunes, les vieux, les actifs, les mémères. La vie spirituelle s’incarnait dans la fidélité à sa vocation par la stricte observance des règles et la pratique de la charité fraternelle. C’était des valeurs sûres, concrètes, complémentaires à celles que pouvaient communiquer le frère Cyprien et probablement aussi plus monnayables pour des jeunes de seize ans qui aspiraient à faire carrière dans l’Institut.

Par choix, et peut-être aussi un peu par crânerie, je n’ai pas goûté à la direction spirituelle personnelle qu’aurait pu me donner le frère Florentien. Je ne me souviens pas non plus de sa pensée ni de l’importance qu’il accordait à la prière, à la vie religieuse, aux vœux, à l’observance de la règle. Il n’en parlait pas en termes évangéliques ou spirituels. Les vœux de pauvreté, d’obéissance et parfois de chasteté étaient expliqués par des exemples concrets tirés de son expérience à l’école Meilleur avec le bon frère Edmond ou extraits de sa correspondance avec les jeunes frères.

Frère Florentien nous formait à l’ultrason, par des ondes irradiantes qui se dégageaient de sa plénitude d’être. Saint Irénée a exprimé en quatre mots l’essentiel de la vie spirituelle : « Gloria Dei homo vivens » La gloire de Dieu c’est l’homme vivant. Frère Florentien était un «homme vivant» dans toute la force du mot. Tel était son charisme. Il a bien fait fructifier son talent. On peut dire j’aime mieux les pommes que les oranges, mais pas que la saveur de la pomme est supérieure à celle de l’orange.

Teilhard de Chardin, qui voyait dans la matière de puissantes vertus d’incarnation du spirituel, de la cosmogénèse à la noogénèse, insistait sur l’importance de tenir bien en mains et en harmonie ces deux axes d’évolution et de croissance présents en tout être. Je me considère comme très chanceux d’avoir pu, au début de ma vie religieuse, communier à ces deux pôles bien définis et bien incarnés chez les frères Cyprien et Florentien.

Prochaine parution : # 14 - Faire ses bagages pour la vie

samedi 6 mars 2010

12- Conversion aux participes passés






Le temps fait plus de convertis que la raison.
[Thomas Paine] Extrait de Journaux de la crise

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C’est le matin, après la messe. Je prends place à la table des professeurs. C’était une coutume, le frère Maître invitait un novice à prendre ses repas à sa table pour une période de deux ou trois jours. Une table à huit places, montée sur une tribune d’environ huit pouces de hauteur. La tribune est adossée au mur qui donne sur la salle de récréation. Frère Cyprien, au centre, fait face aux huit tables que comprenait le réfectoire du Noviciat. À sa droite, frère Baunard, sous-maître et professeur de la classe Ste-Thérèse; à sa gauche, frère Léonidas, préposé aux travaux. L’autre côté de la table était occupé par les frères Bonaventure, professeur de la classe St-Jean-Berchmans, et Clémentin, jeune profès de la fournée précédente qui avait la fonction de sacristain. J’étais face au frère Léonidas et à la droite du Frère Clémentin.

C’était silence pendant tout le temps du déjeuner car nous étions en période de l’Avent. Le novice en charge était venu servir les plats du repas : du gruau, un carré de beurre, des rôties refroidies, un plat de fèves au lard, un pot de lait et une cafetière pleine de café d’orge.
[1]

Selon la coutume de ce temps de carême, un novice faisait la lecture de la biographie de je ne sais quel saint. J’étais distrait, les mots volaient à la dérive dans le réfectoire sans que je prenne la peine de les rattacher pour leur donner un sens. Ils me portaient même comme sur un nuage au-dessus des terres du rêve.

Tout à coup, un éclair. Un éblouissement d’un instant comme le déclic d’une camera qui imprime une image sur une pellicule photographique.

C’était clair, évident même, avec les flèches appropriées et les symboles syntaxiques au-dessus des mots. Toutes mes attentions convergeaient vers l’impact de cette illumination intérieure. Je venais de voir, comme incrustés dans la gélatine de mon esprit, la règle complexe de l’accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir.

Avant cette expérience, je pouvais réciter cette règle. Mais quand il fallait l’appliquer en dictée ou en composition, je cafouillais ou je ne reconnaissais tout simplement pas ces conditions : un auxiliaire avoir, un participe passé et un complément direct en bonne position pour commander l’accord.

À partir de ce moment, tout devint clair. Non seulement clair, mais même automatique. Je n’avais plus à réfléchir. La cueillette des pommes dans « les pommes que nous avons cueillies » s’habillait au féminin pluriel, comme ça, naturellement, automatiquement, comme les liaisons appropriées lient les mots du débit verbal ou que les accents toniques amplifient les bonnes syllabes.

N’eût été le silence, j’aurais crié mon eurêka, car on m’avait déjà raconté l’histoire d’Archimède ébloui par une telle force qu’il en fut projeté hors de sa piscine sans penser à s’habiller. J’étais converti à jamais, sans trop comprendre la loi régissant les participes passés qui se marient avec un certain avoir ayant (comme témoin) un complément bien positionné. J’ai eu par la suite l’occasion de le vérifier. Après cet événement, le nombre faramineux de fautes qui émaillaient mes textes avait diminué et jamais plus on ne retrouva de participes passés désaccordés.

J’étais encore sous l’effet de ce choc lorsque, le lendemain, au même moment et au même endroit, alors qu’on lisait le récit de la conversion de saint Paul, j’aurais pu crier un autre eurêka. Il y avait similitude flagrante entre les deux conversions. Un éclair, et tout ce qui était obscur paraissait subitement clair. Et la conduite en était changée pour toujours. Saint Paul mit trois jours à s’en remettre, moi, quelques minutes. Et pour cause. Entre le Christ et le participe passé il n’y a pas de commune mesure.

Cet événement tout intérieur a mûri en moi, dans le silence, sans concept ni aucune verbalisation, à la manière d’une viande qui macère dans un vin corsé. Une insinuation à peine perceptible, pleine de doutes, sans preuves, mais qui s’impose comme la rosée, au point de mouiller toute la surface avant de perler en gouttes bien identifiables.

Se peut-il que les conversions, les miracles que l’on raconte avec grand fracas de coups de baguettes magique ou divine, soient aussi munis d’un déclencheur naturel fort simple, commun, comme celui qui fit découvrir à Archimède la loi du comportement des solides dans un liquide, à saint Paul la vraie nature du Christ et à moi, celle de l’accord du participe passé conjugué avec avoir?

En fond de scène se profilaient le passage de la Mer Rouge par Moïse, la multiplication des pains, et même les noces de Cana. Pour l’instant, je ne mis rien en doute, mais un doute permanent, informe, général, s’était, par cet événement, insinué dans ma raison et devait accompagner mes interrogations et mes futures recherches de sens.

Des coups de craie qui changent un destin

Ce titre énigmatique coiffe un autre événement banal mais déclencheur pour moi d’une irréversible sortie des eaux.

Au fond de moi-même j’étais plutôt timide, portant en tout et devant tout un assez lourd complexe d’infériorité. Ce complexe me barrait. Je n’osais me produire sur aucune scène ni prendre quelque initiative que ce soit. Il était fondé sur plusieurs expériences et sur des inaptitudes reconnues. Ainsi, je devais faire partie du groupe initial qui, sous la direction du frère Richard, chanterait quelques chansons dont « Il était un petit navire »… lors de la visite du consul d’Haïti. Je fus vite déclassé. Pendant que l’on répétait, le frère Richard se promenait dans les rangs et tendait l’oreille près de chacun des chantres de cette manécanterie en voie de formation. Il a dû vite se rendre compte que je faussais à toutes les deux notes. Je fus délicatement écarté du groupe.

Je n’ai jamais produit aucun numéro à aucune des nombreuses soirées de famille que nous tenions tant au Juvénat qu’au Noviciat. Dans les sports j’étais nul et je notais que lors des récréations libres ou des rencontres entre juvénistes, novices et scolastiques, personne ne recherchait ma compagnie. En composition, on n’a jamais lu aucun de mes textes comme un écrit qui méritait quelque mention.
[2] Et ne parlons pas du dessin! Frère Césaire souriait de pitié lorsqu’il recevait mes devoirs de dessin.

La galerie de Noël

Une semaine avant Noël, tous les tableaux noirs de toutes les classes du Mont-Sacré-Cœur étaient réservés aux dessins de Noël. Tout le monde ou presque avait son petit coin de tableau à décorer à la craie de couleurs.
[3] Au Juvénat, je m’étais dérobé, me jugeant à juste titre non qualifié pour relever ce défi. Au Noviciat, on était désigné d’office. Je ne pus donc me dérober. Avec craintes et tremblements, je choisis une carte de Noël pas trop compliquée à reproduire. De plus, j’utilisai une espèce de rétroprojecteur qui permettait de reproduire le canevas du dessin à la dimension souhaitée. Une chaumière avec cheminée recouverte de neige bleutée, un ciel bleu étoilé, un sapin couvert de son hermine de neige, un sentier et un écureuil à peine visible qui se cachait sous les branches du sapin.

Je mis beaucoup de temps et d’application à reproduire ce dessin. Je demandais conseil aux plus expérimentés. Les dessins du frère Bernardin (Charles-Omer Dion) déclenchaient chaque année de la part des visiteurs des « WOW » admiratifs. Il ne toucha pas à MON dessin, mais il me conseilla avec toute la suffisance du grand maître conscient de son importance.

Tout devait être terminé à 20h00, le soir de l’avant-veille de Noël. La veille de Noël était une journée consacrée à la prière et au silence en préparation de la grande fête. De plus, on devait toiletter et décorer tout le Noviciat. Il y aurait grande visite le lendemain dans toute la maisonnée. À 19h30, l’avant-veille de Noël, j’avais mis une dernière touche à mon dessin et je l’avais signé. J’en étais fier, très fier. Naturellement, il ne pouvait soutenir la comparaison avec les œuvres des maîtres signées frère Bernardin ou frère Conrad, mais il me plaisait. Je m’éloignais un peu et je l’examinais sous tous ses angles comme si j’eus été évaluateur à un encan de tableaux célèbres. Mon dessin était au centre du tableau noir sur le mur arrière de la classe. En ouvrant la porte, on ne pouvait pas ne pas le voir. Ce soir-là, ma fierté m’a semblé remplir tout le tableau. Et cette nuit-là, j’ai vu des anges voler au-dessus de mon tableau qui prenait les couleurs des rêves que je faisais.

La fierté c’est le préambule de l’assurance. Et le rêve en est le moteur. J’étais parti pour la vie.

Le Jour de Noël

Noël commençait par la sonnerie de minuit moins vingt qui nous donnait rendez-vous à la grande chapelle pour minuit moins cinq. À minuit, il y avait procession des officiants accompagnée d’un vibrant Minuit chrétiens qui résonnait comme venant des profondeurs de l’abîme.

Le célébrant, l’abbé Gagné, tenait au bout des bras un Jésus de cire qu’il déposait dans la crèche dressée devant l’autel de saint Joseph. Le défilé traditionnel des airs graves et joyeux de Noël dansait en farandole dans la chapelle pendant toute la durée de la cérémonie : Gloria, Adeste fideles, Il est né le divin Enfant, Çà Bergers, Les anges dans nos campagnes, etc. Après les trois messes, d’autres traditions prenaient la relève : Chacun retournait à ses quartiers en silence. Au réfectoire, on se donnait de vigoureuses poignées de main, le réveillon débordait de gâteries, puis on chaussait les patins pour une bonne vingtaine de minutes de patinage sur des airs de Noël ou sur des valses de Strauss. On rentrait avec une certaine fébrilité car il y avait dépouillement de l’arbre de Noël dressé au fond de la salle. Des cadeaux de toutes natures y étaient arrivés pendant la nuit. Vers trois heures, on montait se coucher. Le réveil était prévu pour 8h30. Toilette, déjeuner et emplois puis, les scolastiques et les novices s’alignaient dans le grand corridor du premier plancher à la rencontre des juvénistes et des autres frères pour la poignée de main et l’expression des vœux. Les quatre groupes se mêlaient et se dispersaient dans toutes les directions. C’est alors que j’invitai deux juvénistes mieux connus à venir voir MON dessin.

Les pupitres des classes avaient été disposés le long des tableaux de façon à ce que les visiteurs puissent circuler librement. Les félicitations, empressées ou de condescendance, fusaient de partout et pour tous les dessins. Je savourai les miennes comme un bonbon qu’on n’ose croquer pour le garder plus longtemps dans sa bouche. Le summum fut lorsque, un peu après la grosse foulée des visiteurs, le frère Césaire, qui était devenu Maître des Juvénistes, se présenta dans la classe Ste-Thérèse. Il s’arrêta plus longtemps, me semblait-t-il, devant mon œuvre que devant celles des autres. Il se pencha même pour bien identifier l’auteur et, me voyant en se retournant, me félicita chaleureuse-ment.
Ce fut pour mon ego, la consécration suprême faisant de ce Noël, LE Noël de ma vie.

Ces quelques coups de craie m’avaient fait une renommée. Au mois de février, frère Ovide, qui enseignait au scolasticat, m’appela pour former un groupe d’initiation à la peinture. J’en fus gonflé de confiance. L’initiation était de base. Frère Ovide, homme méthodique, nous faisait mélanger des couleurs et les étendre dans de petites cases aménagées à cet effet. Rien pour mousser une carrière en peinture ou pour donner de l’élan à des talents enfouis. Mon tableau avait déjà produit ses principaux fruits. Il m’avait gonflé de confiance en moi. Je marchais la tête haute. Rien ne m’était plus impossible.


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[1] Pendant tout mon temps de formation on servait aux juvénistes comme aux novices et aux scolastiques un chocolat au lait chaud et à peine sucré. La « râpe » (résidu) du chocolat se ramassait au fond du pot et était la portion du dernier servi. Les professeurs et les frères de service au Mont avaient droit au café, mais en temps de carême et de l’Avent, on leur servait un café d’orge. J’y ai goûté, un petit goût âcre qui avait la saveur de l’exotisme.

[2] Il y avait bien eu la dissertation de dix pages en 9e année qui m’avait mérité certains applaudissements. On avait vanté le volume mais aucun texte n’avait été lu en public.

[3] Les tableaux noirs avaient au préalable reçu une couche d’ « alabastine ». Cet enduit fait d’une poudre délayée à l’eau donnait à tous les dessins un fond blanc qui faisait ressortir davantage les couleurs que le noir de l’ardoise.

Prochaine publication : # 13 - Le Noviciat, serre chaude de vie spirituelle