La nuit ne tombe pas à Rome ; elle s'élève du coeur de la ville,
des sombres petites ruelles et des cours où le soleil ne pénètre que d'un rayon,
puis, comme la brume du Tibre,
elle glisse sur les toits et se déploie sur les collines.
Extrait de The Masks of Rome [+]
Il est 13h00, le 10 octobre 1958. Nous, les huit étudiants frères du Sacré-Coeur de l’Institut Jesus Magister, prenons place pour la première fois au réfectoire de l’Istituto dei Figli di Maria Immacolata, une communauté de prêtres italiens, qui nous abritera pendant toute la durée de notre séjour à Rome.
Dès le lendemain de notre arrivée à la maison généralice, au cours de la matinée, le Révérend Frère nous avait réunis dans la salle capitulaire dans le but de nous inviter à « accepter de bonnes grâces les nombreux inconvénients qu’allait nous apporter ce séjour dans un milieu 100% italien, en plein cœur de Rome, dans une communauté de bons pères que personne ne connaissait.
Sans lui dire qu’au fond de nous-mêmes, nous éprouvions un certain soulagement de ne pas lui être à charge, (litote empreinte de subtilités ecclésiastiques), nous avons religieusement et en toute soumission accepté les dispositions qu’il avait jugé bon de prendre pour nous. Il est parfois des situations où l’obéissance se présente à nous sous des couleurs de très grande facilité. Nous allions donc former une communauté autonome. Le frère Louis-Régis de Québec sera notre supérieur.
Immersion totale au cœur de Rome dans une communauté italienne. Que pouvions-nous souhaiter de plus ? L’exotisme a de fascinantes saveurs d’approche pour ne pas dire un sex-appeal indéniable.
La maison mère des Figli di Maria Immacolata a pignon sur la Via del
Mascherone, 55, en face du
Palais Farnese. À quelques enjambées de la Piazza Farnese, se trouve le fameux
Campo de’ Fiori, lieu célèbre où, le 17 février 1600, fut brûlé vif pour hérésie et apostasie le mystérieux
Giordano Bruno, précurseur des libres-penseurs. Tous les jours, le dimanche excepté, de 7h00 à 13h00, se tient au Campo de’ Fiori un marché à ciel ouvert. Aurions-nous pu nous retrouver plus au cœur de Rome que dans la résidence de ces bons pères ?
À quelques mètres à peine de la Via del Mascherone, le
Ponte Sisto, le plus vieux pont romain enjambant encore le Tibre, monte la garde au-dessus du fameux fleuve et nous permet d’accéder en moins de deux au quartier Trastevere, le plus ancien des quartiers populaires du vieux Rome. Et l’on peut allègrement se rendre à pied à la Place Saint-Pierre en moins de trente minutes.
Tout autour, dans un diamètre de moins de deux kilomètres, se présentent à nous, lors de nos promenades à pied : le monument Victor Emmanuel, le Colisée, les Forums romains, le Capitole, la Piazza Navona, la Fontaine de Trevi, le Panthéon, le Château St-Ange et quoi d’autre encore ?
Un centre du monde et du temps qui a passé et qui viendra.
Nous logions au troisième plancher de l'Istituto. Huit chambres modestes mais convenables, de même qu’une salle communautaire. Au deuxième plancher, la chapelle des pères était à notre disposition pour nos exercices de piété.
Le réfectoire, situé au rez-de-chaussée, était commun à tous les résidents de la pension. Il s’agissait d’une vaste pièce de forme rectangulaire dans laquelle les tables étaient disposées en U le long des murs selon la mode monacale, laissant la partie centrale libre pour le service.
Pendant deux ans, c’est dans ce réfectoire commun que nous nous rendions trois fois par jour prendre nos repas. Ce réfectoire était également fréquenté par une quinzaine de prêtres de diverses nationalités qui étudiaient à Rome ou qui travaillaient à la Curie pontificale.
La troisième année, le nombre d’étudiants de Jesus Magister étant passé de six à quatorze, la direction de la maison accepta de mettre à notre disposition un local où nous serions seuls. Ce régime préférentiel avait l’avantage de permettre au frère directeur d’ajouter quelques gâteries sur nos tables, telles que céréales, confitures, miel, etc. Nous pouvions également renouer avec la tradition en lisant la vie du saint du jour à haute voix sans craindre d’importuner les autres pensionnaires.
Même si nous ne fréquentions plus le réfectoire commun, les camerieri (Carmine, Attilio, Aurelio, Fausto) demeuraient à notre service durant tout le temps du repas. Le plus coloré d’entre eux, Carmine, un petit homme dans la cinquantaine aux pas saccadés empruntés à la gent trotte-menu aimait bien nous raconter des blagues, même s’il savait qu’aucun des nouveaux étudiants ne les comprenait.
On nous servait les mêmes mets qu’à tout le monde. Les mardis, jeudis, samedis et dimanches étaient les jours les plus attendus puisque que l’entrée du repas du midi était toujours constituée d’une excellente "pasta asciutta" dont la méthode de préparation était un secret bien gardé par les religieuses-cuisinières de la pension. Présentée sous une nouvelle forme de fois en fois, cette 'divine' pasta faisait les délices de tous les étudiants, alors que certains autres mets ne correspondaient pas toujours à nos normes de gourmets nord-américains. La soupe au riz, servie les mardis et jeudis soir, épaisse à tenir une cuiller à la verticale faisait aussi nos délices surtout si on y ajoutait une lampée de vin blanc.
Et tous durent se satisfaire d’une seule catégorie de dessert : la frutta, qui prenait le nom d’orange de janvier à mars, de poire de mars à juin et de pomme d’octobre à janvier. Un petit carafon de vin blanc accompagnait nos repas du midi et du soir.
Les déjeuners pris à la sauvette et souvent debout étaient conformes aux habitudes italiennes : toujours, tous les matins, un bol qu’on remplit aux trois quarts de lait chaud et de café et dans lequel on trempe les morceaux d’une brioche.
Austérité du local, simplicité du mobilier, frugalité et répétition du menu, telles sont, quant aux repas, les conditions de notre « immersion totale ». Nous en avons quelque peu souffert. Ainsi, le 26 novembre 1958 je notais dans mon journal :
« Je connais maintenant ce que c’est que D’AVOIR FAIM. Avant de venir à Rome, jamais je n’ai éprouvé ce malaise. C’est donc l’horaire ou la valeur des mets qui fait la différence.
Frère Raymond était mon compagnon de table. Avantage non négligeable : j’avais droit à son carafon de vin, puisqu’en fidèle Nazaréen qu'il était, il ne touchait alors à aucun alcool.
Après le souper, je faisais souvent une petite promenade aux alentours en compagnie d’un confrère, ou souvent aussi avec un prêtre albanais, le père O’Rushie, avec qui je m’entretenais de tout et de rien, dans un salmigondis de langues : un peu en anglais, un peu en italien, un peu en français, etc. Notre lieu de promenade de prédilection était le Campo de’ Fiori où nous déambulions sous le regard de Giordano Bruno que je vous ai déjà présenté.
Notre horaire quotidien était simple et répétitif. Lever à 5h30, et exercices de piété à la chapelle jusqu’au déjeuner. Déjeuner à 7h00 et vite en route vers la Piazza Argentina où nous prenions l’autobus municipal qui nous amenait aux portes du Latran (1) où les cours se succédaient de 8h00 à 12h00. Le retour se faisait généralement à pied et était l’occasion de discussions longues et animées avec le frère Raymond, surtout en ce qui me concerne. Le dîner pris à 13h00 était suivi de la sieste et de l’étude jusqu’à 18h00. On prenait une bonne demi-heure de collation dans notre salle communautaire, soit à jouer aux cartes en buvant un café ou en grignotant quelques « biscotti » avant de retourner étudier dans nos chambres jusqu’à 20h00. Après nous être livrés à quelques exercices spirituels, nous prenions le chemin du réfectoire où la cena nous était servie invariablement tous les jours à 20h30.
La journée se terminait par une dernière heure de détente : promenades, jeu de cartes, télévision dans la salle commune de la pension, audition de musique, etc. selon les goûts de chacun. Vers 22h00, tous se retiraient dans les chambres pour une dernière heure d’étude ou de lecture avant le repos nocturne.
Ainsi se passaient les minutes, les heures et les journées sans que nous prenions le temps de les compter, chacun ayant toujours un travail à compléter ou des projets à échafauder.
Les distractions
Au rez-de-chaussée de la pension, il y avait une petite salle de télévision accessible aux résidents de l’Istituto. Le frère Jean-Pierre en était l’abonné le plus fidèle. Il m’arrivait à moi aussi d’aller y passer une heure ou deux par semaine, après le souper, histoire de me familiariser avec les sonorités italiennes.
On profitait des samedis et dimanches pour compléter notre connaissance de Rome en visitant musées et monuments. Quelques-uns d’entre nous fréquentaient, les dimanches après-midi, les salles paroissiales où les religieux pouvaient entrer et où on projetait des longs métrages.
Dérogations
Quelques dérogations annuelles venaient ponctuer notre calendrier.
Il y avait les fêtes de Noël, de Pâques et du Sacré-Cœur qu’on célébrait à la Maison généralice. En plus de la messe solennelle chantée par la chorale des grands-novices, on avait droit à un copieux banquet préparé par les sœurs italiennes affectées à la cuisine et arrosé de bons vins et de bonnes rasades de Marsala. Mais le frère procureur, le sympathique frère Victorius de la province de Sherbrooke, avait la sagesse de venir nous servir lui-même le merveilleux digestif afin d’éviter qu’il y ait abus de la part des convives. Après ce copieux repas, pour en faciliter la digestion il y avait matche de ballon-volant opposant les Grands novices aux étudiants de Jesus Magister. Moins bedonnants qu’eux, nous avons presque toujours gagné ce match.
La fête de l’Immaculée Conception, le 8 décembre, était aussi célébrée en grandes pompes culinaires, chez les pères surtout qui soulignaient la fête de la patronne de leur institut. On entrait au réfectoire à treize heures comme à l’accoutumée et on n’en sortait qu’après dix-sept heures. Pendant tout ce temps, il y avait une succession de mets allant de la soupe aux œufs jusqu’aux dulci (desserts) les plus variés. Chaque plat était servi dans une fine vaisselle et arrosé de vins assortis.
En ce jour de réjouissances, la frugalité monacale cédait la place à la tradition de la haute noblesse des grandes familles italiennes.
Le même scénario avec la même orgiaque prodigalité était aussi répété chaque année lors de la fête du Christ-Roi qui était célébrée, elle, à notre collège de Cristo Re.
Voilà pour le décor et l’environnement de notre temps à Rome.
Notre fraternité
Nous sommes huit frères inscrits à Jesus Magister. Cinq Québécois, un Ontarien, un Américain et un Espagnol. Permettez-moi de vous les présenter.
Frère Louis-Régis, (Pascal Ross), 34 ans - Québec.
Il avait été Maître des scolastiques à l'Ancienne Lorette. Sous la direction de ce sujet modèle, si gracieusement cédé par la Province de Québec, la frêle tige de Jessé allait grandir dans la ligne de l'Institut. Il avait déjà fait son grand-noviciat.... ! "Cit. Évangile apocryphe (2)
Trapu, solide comme un pin parasol de la Lombardie, dirait frère Maximien, doué d'un gros bon sens d’habitant, frère Louis-Régis est le calme personnalisé excepté lorsqu’il joue au ballon-volant. Alors il se révèle un enflammé, mû par la passion des vainqueurs.
Comme il n’a pas fait de philosophie thomiste il doit faire quatre ans à Jesus Magister. Après l’obtention de sa licence en Sciences Religieuses, il poursuit ses études théologiques à la Grégorienne où il décroche un doctorat en théologie. Après cinq ans à Rome comme étudiant, il prend la charge du Grand-Noviciat à la maison généralice, poste qu’il occupera jusqu’en 1988. Il aura vécu trente ans de sa vie à Rome. Au pays, il participe à titre de Provincial à la fusion de sa province communautaire avec celle de Rimouski sous le nom de province St-Laurent. Souffrant d’un malin cancer, il devra se promener en fauteuil roulant avant de retourner vers le Père, le 23 décembre 2004. (Frère Laurent Normandin, (Maximien) écrivit sa biographie dans l’annuaire 99 de l’Institut.)
Fr.Ls-Omer (Georges Labrecque)- Arthabaska
Licencié en Littérature de l'Université Laval, célèbre professeur de rhétorique au Scolasticat d’Arthabaska. Il offre au bienfaisant ascétisme des traits déjà disciplinés par la patiente pratique d'un yoga oriental (air chinois), un esprit qui a déjà soutenu les flammes purificatrices de la poésie grecque. Cit. Évangile apocryphe
Le frère Louis-Omer était professeur de latin et de grec au Scolasticat d’Arthabaska avant de venir à Jesus Magister. Doué d’une intelligence remarquable, très versé en civilisation gréco-latine, il en impose par son savoir. Il faut être bien sûr de ses avancés quand on discute avec lui. Il aura tôt fait de nous mettre en boîte avec toute la finesse de son génie.
Il était un homme de lettres et de théâtre. Et non seulement s'y connaissait-il en peinture, il lui arrivait aussi de mettre la main au pinceau. Il exposera dans la salle commune de l’Istituto une galerie de portraits abstraits de chacun de nous. Ce qui donnera naissance au Café Culturel.
À la fin de sa deuxième année à Jesus Magister, il passe ses vacances en Grèce et rentre au Québec muni d’un indult de sécularisation. C’est une surprise pour nous ses confrères. Nous l’avions tous en très haute estime.
À la fin de l’année scolaire, les frères étudiants à Jesus Magister devaient présenter au Révérend Frère leur programme de vacances. Aux vacances de 1961 le Révérend Frère aurait dit : N’est pas Ulysse qui veut!
Frère Marcel (Lionel Rivière) 32 ans - New Orleans
Déjà bachelier en Sciences Religieuses, Maître des juvénistes à Metuchen, il est le protégé du cher frère Assistant Alexis. Il témoigne par son imperturbable sourire des charmes de cette prospère province américaine. Cit.
Évangile apocryphe
Bien qu’originaire de Thibodaux, Louisiana , le frère Marcel était inscrit à la section anglaise de Jesus Magister. À son arrivée à Rome, malgré son nom français et quelques cours de français figurant à son programme d’études, il n’osait pas parler la langue de Molière. Avec son sourire ineffable, il était cependant de toutes les activités communautaires. Il passa l’été 1959 chez les frères américains qui tenaient une école à St.Albans en Angleterre.
À la fin des vacances, j’ai eu le plaisir de rentrer avec lui à Rome, puisque j’avais, moi aussi, passé quelques mois à Londres. Nous sommes revenus à Rome en passant par Zurich et
la Suisse. Un pilote américain rencontré lors d’une visite de Zurich avait acquis une nouvelle Mercedes qu’il devait faire vérifier à Milan avant de l’expédier par bateau de Naples aux USA. Il nous offrit de monter avec lui de Zurich à Milan. Ce fut un très agréable voyage à travers les Alpes.
Après trois ans d’études à Jesus Magister, Frère Marcel devint maître des scolastiques de la province New Orleans, poste qu’il occupa jusqu’en 1970. Il fut alors élu Assistant-Général à Rome, charge qu’il occupera pendant plus de dix-huit ans (1970-1988).. Nul autre frère n’avait avant lui occupé ce poste aussi longtemps.
À la fin de son mandat comme Assistant, il prend la direction de la communauté de Baie St-Louis, Mississipi rattachée au High School St. Stanislas. En 1993 il est le fondateur et le directeur du Centre international André-Coindre (CIAC) à Lyon en France. De 2003 à 2005 il demeure dans la maison de retraite de Bay St. Louis. Lorsque la maison fut détruite par l’ouragan Katrina, en 2005, il se rend en Arizona où il occupe l’école originale construite en 1902 par St. Catherine Drexel dans la réserve de Navajo avec deux autres confrères qui enseignent à l’école indienne St. Michael.
Quelle belle ténacité! Un grand as parmi les as! Bravo Marcel, tu auras été le meilleur et le plus résistant d’entre nous tous! Hats off! LP
Frère Inocencio (Vicente Fernández de Retana) 42 ans- Espagne
Licencié en Histoire, déjà compétent en ascétisme, une année allait suffire à ce confrère pour opérer l'heureuse transformation d'eau en vin à Renteria. Reconnaissance chaleureuse à la province d'Espagne pour cette heureuse contribution qui lubrifia d'une joie authentique les rouages neufs du jeune organisme. Nous espérons qu'elle répétera avant longtemps son geste généreux et grandement apprécié. Évangile apocryphe
Âgé de 42 ans, Le frère Inocencio était le doyen du groupe. En 1928, il entrait au Juvénat de Renteria, fit sa première profession en 1932, fut mobilisé pendant la guerre civile d’Espagne de 1937 à 1939, prononça ses vœux perpétuels en 1941, obtint une licence en Philosophie et en Littérature en 1950. Avant comme après Jesus Magister, il enseigna dans divers collèges de la province communautaire d’Espagne. À Via del Mascherone, il était le 'parrain' du frère Jean-Pierre dans son apprentissage de la langue espagnole. Il servit aussi de guide à son pupille lors des périples que celui-ci effectuera une année plus tard en Espagne. Les écrits de Cervantes semblaient les avoir marqués tous les deux. Ils s’entendaient aussi bien, sinon mieux, que deux larrons en foire. Et nous n’avions aucun mal à déterminer lequel des deux était Don Quijote et qui était Sancho Panza.
Frère Inocencio se débrouillait très bien en français. Il suivait à Jesus Magister les cours de la section française. Pince-sans-rire il a su avec humour et intelligence prendre une grande place au sein de notre fraternité.
Il est décédé à Vitoria à l’âge de 90 ans, après 74 ans de vie religieuse.
Frère Raymond (Jean-Claude Éthier ) – 28 ans - Ottawa.
Mon confrère de noviciat.
Diplômé de l'École Normale de l'Université d'Ottawa, accrédité en latin de la même université, professeur au Noviciat-Scolasticat d'Embrun. Antagoniste du frère Florian, il l'étonnera, et avec lui toute la communauté, par les ressources infinies et les énergies insoupçonnées que cache sa chétive nature. .
Évangile apocryphe.
Frère Raymond était aussi détenteur d’un brevet supérieur (bilingue) du Département de l’Instruction Publique du gouvernement du Québec, d’un baccalauréat ès arts de l’Université de Montréal et inscrit à la maîtrise ès arts en Littérature latine à l’Université d’Ottawa.
Bourreau de travail et ascète, il passera les vacances d’été 1959 et 1960 à la Maison générale à rédiger son mémoire de licence dont le sujet était :
Taquin, il savait émailler les conversations de fines interrogations qui suintaient d’un humour raffiné. Il était notre « nabi » le prophète des temps nouveaux, révélateur des richesses du passé. Saint Augustin plus que saint Thomas était son maître à penser.
De 1973 à 1979, il fut supérieur de la province communautaire d’Ottawa. Son mandat de supérieur provincial terminé, il se dépensa pendant neuf ans comme directeur provincial de l’éducation chrétienne (secteur francophone) pour l’Assemblée des Évêques de l’Ontario et ensuite pendant neuf ans, à partir des années 1990, comme coordonnateur national de l’éducation chrétienne (secteur francophone) pour la Conférence des Évêques catholiques du Canada.
Symboliquement acheminé vers la retraite en 2000, on lui offre de revenir au Québec et de remplir la fonction de secrétaire du conseil provincial de la province de Montréal. Lors de la fusion des trois provinces d’Arthabaska, de St-Laurent et de Montréal en 2002, on lui confie la responsabilité de secrétaire-adjoint dans les nouveaux quartiers de l’administration de la province du Canada à Victoriaville.
En octobre 2004, Jean-Claude Éthier publia LES FRÈRES DU SACRÉ-CŒUR – Leur apostolat au Canada – 1900-2004, volume de 294 pages illustré de tableaux, qui, sur fond historique, décrit les contours de l’œuvre des frères et le rôle important qu’ils ont eu dans l’éducation des jeunes au Canada et plus particulièrement au Québec.
Frère Maximien (Laurent Normandin) - 26 ans - Sherbrooke
Le pianiste ne veut pas faire parler de lui. Diplômé en Sciences Religieuses de l'Université Laval, musicien accompli, à la fois professeur au Noviciat et recruteur de la province de Sherbrooke. Les rires saccadés qui s'étendent parfois sur des gammes inconnues des conservatoires et les ondulations harmonieuses qui naissent sous ses doigts gambadant sur le clavier témoignent de la béatitude intérieure du rondelet religieux. . Op. cit.
Évangile apocryphe
Nous l’appelions « BoMax » (surnom qui lui avait été donné en référence aux fusées BOMARC qui faisaient parler d’elles au Canada à cette époque), et plus tard « Bénigar » suite à son cri à travers toute la maisonnée, digne de l’eurêka d’Archimède, Bénigar, Benigar !….Une spontanéité d’enfant sans calcul ni mesure faisait de lui comme l’émetteur d’ondes sonores et joyeuses qui se répandaient à travers toute la communauté.
Sujet d’élite, il fut, avant de venir à Jesus Magister, cinq ans professeur au noviciat de sa province à Bromptonville.
Après Jesus Magister, il enseigne la religion au secondaire et à l’Université de Sherbrooke où il participe à la création de la faculté de théologie, il assiste le frère Louis-Régis au grand-noviciat à Rome, est ordonné prêtre en 1971 et assume à la maison généralice la fonction d’aumônier pendant près de onze ans. Il ira quatre ans au Togo et onze ans en Polynésie française. Revenu au Québec, à Gaspé, il est au service du diocèse, de la paroisse et du secteur environnant.
Jesus Magister peut s’enorgueillir d’avoir contribué à la formation de cet infatigable apôtre des temps nouveaux.
Frère Jean-Pierre (Lionel Pelchat) - 23 ans - Granby
Il est le bébé du groupe et l’objet de toutes les attentions. Comme une abeille laborieuse, il butine à toutes les fleurs de la culture.
Professeur au Postulat à Saint-Anicet. Après un B.A. brillamment enlevé, sa pénétrante intelligence lui offrait bien des voies. Ses supérieurs lui ouvrirent celle de la théologie… Opus Cit.
Évangile apocryphe
Il sera particulièrement attentif à saisir des professeurs le pollen des expressions les plus barbares et les plus savoureuses. Il en fera un miel qui égaiera bien des galeries. Au grand étonnement de tout le monde, il choisira de passer ses premières vacances au Postulat-Noviciat d’Albano, localité voisine de Castel Gandolfo, lieu de résidence du Saint Père pendant la canicule romaine. Résultat : au mois d’octobre, à la reprise des cours, il parle et écrit l’italien couramment. Un an plus tard, après un mois d’études à Paris, il ira vivre trois mois en Espagne et en reviendra avec une presque possession totale de la langue de don Quichotte qu’il enseignera plus tard pendant plus de trente ans. Il fallait le voir aller celui-là !
En effet, ce n’était pas fini. Il passa ses vacances d’été 1961 à perfectionner son anglais à Londres, puis, avant de rentrer au Québec en 1962, il fit une autre courte escale de deux mois à Madrid où il décrocha l’un des derniers diplômes que l’université de Madrid avait encore en réserve pour lui. Il reviendra de Jesus Magister avec, certes, sa licence en Sciences religieuses, mais surtout avec un insatiable goût du voyage. Il quittera la communauté en 1964, signera avec l’ACDI un contrat d’enseignement de la philosophie et de l’espagnol au Mali, puis du français et de l’italien au Nigéria. Son mariage avec Hélène lui donnera deux jolies filles pour lesquelles il a écrit son autobiographie, "
Lionel... une vie". D
ans cette biographie il raconte, entre autres, les cinq merveilleuses années qu’il a vécues au Niger et tous les autres voyages culturels qu’il a faits en Grèce (pour apprendre le grec moderne, évidemment), à Chypre, en Turquie, en Mauritanie, etc.
Après quelques années de distance, Lionel et moi, nous avons un jour, au hasard des croisées de routes, repris contact. C’est avec grand plaisir que j’ai retrouvé en lui l’abeille butineuse qui avait ajouté à ses qualités connues, le regard de l’aigle qui en fait pour mes « Mémoires » un perspicace correcteur et un très précieux vérificateur de textes.
Œuvre de pionniers
Au début de notre séjour à Via del Mascherone nous n’étions les uns pour les autres que des individus rattachés par une appartenance juridique à la même communauté. Qu’est-ce qui a tissé entre nous les liens d’une fraternité durable qui a franchi le cap des cinquante ans? Quelle colle a cimenté ces profondes amitiés ? Je dirais que c’est principalement la vertu des pionniers.
Nous sommes des pionniers. En tout. La vertu des pionniers c’est de n’avoir plus de routine établie, ni de lieux familiers communs, ni de traditions qui vaillent. Les pionniers se doivent d’écouter le milieu et de s’y adapter, de s’écouter les uns les autres, de développer des liens et des regards neufs, d'avoir à recréer leur monde.
Moi, je ne connaissais que le frère Raymond. Les autres frères qui formaient la nouvelle communauté m’étaient complètement inconnus. Il en allait de même pour presque tous les autres frères logés à Via del Mascherone. Donc, une communauté toute neuve, devant une tâche nouvelle, en un lieu tout nouveau. Même notre directeur, un étudiant comme nous, en était à sa première expérience du directorat. Les âges variaient entre 23 ans et 42 ans.
Lentement, imperceptiblement, chacun avec une bonne volonté évidente, a injecté un peu de son charisme dans les rouages neufs qui se sont mis à tourner rondement. « Tout baigne dans l’huile », tel aurait pu être le diagnostique décrivant notre situation après deux mois de vie commune.
Parmi les principaux facteurs qui furent à l’origine de cette grande fraternité qui s’est établie entre nous, on peut signaler le Café Culturel, les quelques sorties de groupe, les rencontres journalières lors de la collation et la grande liberté d’action et de pensée laissée à chacun.
Le Café Culturel
Le temps de la collation était le moment le plus approprié pour développer entre nous les échanges les plus variés. Un jour, le frère Louis-Omer afficha sur le mur de la salle communautaire les portraits qu’il avait faits de chacun de nous en dessins non figuratifs. C’est connu, si vous désirez attirer l’attention de quelqu’un, parlez-lui de lui-même. Les dessins parlaient et les interprétations qu’on en faisait étaient plus éloquentes encore. Les plus grandes vérités étaient servies dans la langue de l’humour.
Cette simple action engendra deux fils. D’abord un bilan humoristique et fantaisiste de notre première année à Jesus Magister que nous avons dressé devant les supérieurs et les grands- novices à l’occasion d‘une soirée de famille. La pièce maîtresse de ce bilan avait pour titre : «
l’Évangile apocryphe de Jesus Magister, que vous trouverez en annexe.
L’autre fruit de cette action fut la création d’un lieu et d’un moment d’échanges entre nous qu’on appela le Café Culturel et qui naquit le 18 décembre 1959. Lors de ces rencontres mensuelles, chacun devait à son tour présenter un sujet de discussions et animer la rencontre. Je ne me souviens que très vaguement des divers sujets que nous avons traités. Mais je me souviens de l’ambiance qui régnait lors de ces échanges. Nous en étions arrivés à un niveau de confiance mutuelle tel, me semble-t-il, que chacun pouvait exprimer l’embryon ou le fond de sa pensée sans craindre de blesser ni surtout d’être jugé ou tourné en ridicule par les autres.
Au cours de l’un de ces CC, j’avais abordé une question de morale. La loi du Christ de Bernard Häring, mise en confrontation avec la loi naturelle qui fondait la morale traditionnelle. Bénigar, que je connaissais peu, avait une certaine place dans ce débat. Quand y a-t-il péché ? Jusqu’où peut aller l’épiki ? Selon la loi du Christ la faute consiste-t-elle essentiellement dans la rupture consciente des commandements de Dieu ou dans la distance prise à l’égard de l’invitation à l’amour de Dieu et de son prochain ? Tout le reste, la loi naturelle incluse, étant de l’ordre du consensus social ?
Ce sujet suscita un grand intérêt, de vifs débats et, chez moi, de multiples remises en question. Naturellement il n’y eut pas de conclusion à ces échanges ni de prédominance d’une vérité sur l’autre. Cependant les questionnements en avalanche qu’ils ont déclenchés renforceront en moi deux attitudes qui me seront de grand secours dans le reste de mon cheminement.
D’abord, aller à la racine des sujets abordés comme les « quodlibet » de la somme théologique de saint Thomas. Si farfelues fussent-elles, ces questions forçaient le repli sur l’essentiel et le fond de toute chose afin d’en dégager la lumière de la vérité.
Et l’autre conclusion majeure : la loi du Christ ne peut et ne doit être qu’une facette de la Bonne Nouvelle du salut annoncé par Jésus-Christ. Elle ne tient pas sa valeur dans une conformité à une supposée loi naturelle ni à un consensus social d’occasion. Elle ne les cautionne d’aucune façon. Elle transcende toute philosophie et elle peut s’incarner comme le Christ lui-même dans toute ligne de pensée et dans tout ordre social.
Elle repose non sur la coutume ni sur la pratique majoritaire d’un groupe de personnes ni sur un consensus universel (tutti fanno così) mais sur la qualité d’une relation interpersonnelle entre les hommes et entre l’homme et le Dieu qui un jour, s'est incarné dans son monde.
Je ne sais si Luther a bénéficié d’un
Café Culturel avant d’aboutir à son concept de « libre examen » mais je vois des parentés entre « sa vérité » et celle que j’ai dégagée suite aux échanges amorcés pendant les séances du
Café Culturel de Via del Mascherone et développés à bâtons rompus par la suite.
La grande liberté de pensée et d’action
Si étrange que cela puisse paraître à première vue, il me semble que la grande liberté de pensée et d’action dont on jouissait à Rome a été un important facteur de cohésion fraternelle. À mon souvenir, cette liberté a connu trois principaux pôles de référence.
Elle trouve son origine dans la décision des supérieurs de nous loger loin deux et de leur paternelle surveillance. Eussions-nous vécu trois ans sous le toit protecteur de la maison généralice, dans l’uniformité des attitudes et des coutumes établies par la sainte tradition, je doute fort que nous ayons atteint le même degré de fraternité. Ils nous firent confiance, et ce fut tout à leur honneur et à notre crédit.
Il faut aussi mentionner les sorties de groupe que ces mêmes supérieurs ont autorisées à la fin de chaque année d’étude. Ainsi nous avons connu à la plage de Fregene une journée de repos et de défoulement total qu’on a bien sûr dû payer en soignant quelques cloques d’insolation, mais qui est demeurée mémorable dans nos souvenirs.
Une autre année, ce fut une sortie de deux jours à Naples avec une sérieuse visite de Pompéi et un arrêt historique à Monte Cassino. À Pompéi, nous avons même visité la maison des vieux garçons et c’est avec une insouciance d’enfants, en soutane s’il-vous-plaît, que nous avons dévalé sur nos bottines, comme sur des skis, les pentes raides, poussiéreuses et larvaires du Vésuve. Le feu de la fraternité s’alimente aux volcans, dans les joies spontanées de l’enfance et même dans les cendres qui couvrent les soutanes et les villes.
Et que dire de cette espèce de laxisme indulgent de la part des supérieurs qui a permis, fait sans précédent, à chaque étudiant de Jesus Magister qui le désirait, d’aller passer ses vacances d’été quelque part en Europe afin de compléter sa formation dans un domaine de son choix.
Tous en ont profité, personne n’en a abusé et il nous faisait grand plaisir, nous retrouvant au mois d’octobre, de nous raconter ce que nous avions vu et fait.
C’est aujourd’hui, en balayant mes souvenirs, que mon ultraviolet tique sur le haut degré de fraternité que nous avons atteint alors. Dans la conscience de ce temps-là, ce n’était que le gris du quotidien qui apparaissait. Du normal sans grande portée. Des répétitions de gestes qui se suivaient à la cadence des secondes, des minutes ou des journées à intensité variable. On était bien ensemble, on s’entendait bien, sans plus. Après trois ans, on s’est dit au revoir du même geste machinal que généraient les salutations de convenance, sans plus.
Cependant, de ces sept confrères dont j’ai gardé un souvenir vibrant dans mon cœur pendant cinquante ans je n’ai revu que les frères Raymond et Jean-Pierre. Le frère Louis-Régis est parti sans que j’aie pu communiquer une seule fois avec lui. J’ai appris dernièrement que les frères Louis-Omer et Inocencio avaient aussi passé l’arme à gauche. Frère Marcel a communiqué une fois avec moi par téléphone pour annoncer l’annulation d’un rendez-vous et j’ai entendu sa voix, à la radio, sur la route qui me conduisait à Calgary, dans une entrevue qu’il donnait, en français, lors d’un reportage sur les désastres de l’ouragan « Katrina » qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005. J’ai eu, à l’occasion, quelques nouvelles du frère Maximien, mais aucun contact ni physique ni verbal.
Pourtant, ils sont tous en ma mémoire bien vivants, inaltérés par le temps. Je garde un bon souvenir aussi des huit frères qui se sont joints à nous en 1960. Cependant, alors, le charisme propre aux pionniers était passé. Cette deuxième fraternité n’avait pas le même indice d’octane. Je dois faire un effort pour me rappeler les noms de ces nouveaux étudiants et leur provenance.
La fraternité est un fruit mystérieux. Comme le vent, on ne sait d’où elle vient ni où elle va. Mais elle garde toujours une indicible saveur d’éternité.(3)
Cette fraternité a été un important complément à notre formation théologique et humaine. Elle a tenu la fonction d’un laboratoire pour les études scientifiques. On pouvait y discuter les données ingurgitées aux cours, éprouver nos synthèses en formation et puiser au trésor commun de précieuses sagesses de vie et de pensée. Sans la fraternité, Jesus Magister aurait pu être un cours universitaire comme beaucoup d’autres. Il ne le fut pas pour moi, ni pour mes autres confrères, j'en suis convaincu...
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1) Pour avoir une idée de notre trajet quotidien, cliquez sur CARTE
2) « L’Évangile apocryphe de Jesus Magister" est une parodie humoristique que nous avons produite lors d’une « soirée de famille » tenue à la maison généralice à l’occasion de la fête patronale du Révérend Supérieur général, le frère Josaphat. . On y présentait les étudiants de Jesus Magister et on y relatait les principaux événements qui avaient marqué notre communauté depuis sa création,. Clic sur » Évangile apocryphe »
3) Le 28 aoùt 2010,après cinquante ans de séparation, nous nous sommes rencontrés à Terrebonne pour des retrouvailles "C'est comme si on s'était laissés hier" a dit frère Laurent Normandin, S. C., alias frère Maximien. Voilà ce qui décrit bien la qualité de notre amitié et le degré de notre fraternité de pionniers.
Le blogue Jesus Magister, créé pour cette occasion, donne une petite idée de ce que furent ces retrouvailles. Clic sur
Jesus Magister
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Prochaine parution : # 23 Une théologie à trois temps