samedi 24 avril 2010

19- Saint-Jovite (1951-54)

Au coeur du village
Pour m'apaiser et pour ne rien dire,
ma mère savait trouver des phrases toutes faites:
il faut que l'Église reste au milieu du village.
La Belle Lurette (1935)Citations de Henri Calet


Passant en revue mes souvenirs de St-Jovite, j’ai eu l’idée d’aller piquer une petite jase avec frère Jean-Luc Brissette qui y a enseigné de 1941 à 1946. Je m’arrête donc à Ste-Agathe où il demeure avec trois confrères : le frère Jean-Noël Marcoux, 94 ans, au deuxième rang dans l'ordre d'ancienneté des frères canadiens, qui a enseigné pendant cinquante-trois ans au Collège Sacré-Cœur de Ste-Agathe; frère Lucien Desrosiers, directeur, le plus jeune du groupe, qui a enseigné une trentaine d’années au Collège; frère Gilles Lafontaine, originaire de Ste-Agathe, il y est revenu après avoir passé la plus grande partie de sa carrière d’enseignant en Côte d’Ivoire en Afrique.

Depuis qu’ils ont laissé leur résidence au Collège, les frères occupent une maison toute simple située sur la rue Nantel, en face du Lac des Sables.

Sainte-Agathe a reçu ses premiers frères du Sacré-Coeur en 1903, un an après St-Jovite. Elle sera la dernière paroisse du nord de Montréal à les héberger. D’ici deux ans, en effet, la résidence de Ste-Agathe sera aussi fermée.

Frère Brissette y demeure depuis vingt-trois ans. À quatre-vingt-douze ans, il est le quinzième plus ancien frère du Sacré-Cœur de l’unique province du Canada. Encore alerte comme un jeune homme, il m’accueille avec une très grande cordialité. Quelques montres se retrouvent toujours sur son bureau. Il pratique encore en effet, comme hobby, le métier de bijoutier qui s’ajoute à plusieurs de ses autres titres.

Frère Jean-Luc a préparé à mon intention quelques numéros des Annuaires de l’Institut, ceux qui compilent la liste des obédiences de la province de Montréal pendant les années que j’ai passées dans le Nord. (1951-58)

Il me raconte l’histoire de Mgr. Mercure. Un ecclésiastique (encore au grand séminaire) qui, de connivence avec quelques prêtres du diocèse de St-Hyacinthe en situation de conflit avec leur évêque, quitte son diocèse pour joindre celui de Mont-Laurier. En 1932, l’abbé Rodolphe Mercure est nommé curé de St-Jovite, le quatrième depuis la fondation de la paroisse en 1879. Il assumera cette cure jusqu'à sa retraite en 1967.

Les premiers frères du Sacré-Cœur sont arrivés à St-Jovite en 1902. Ils étaient trois frères français. Après un an ou deux, ils ont été rappelés par leur supérieur provincial, frère Théodule, parce que leur logement était insalubre, « non convenable », disent les chroniques.

Trois frères québécois ont ouvert une nouvelle école à St-Jovite en 1931, frère Maxime, mon frère Maître au Juvénat, en était le premier directeur. Frère Jean-Luc y est venu au mois de janvier 1941. Au mois de mars de la même année, leur école passe au feu suite à la négligence d’un fumeur qui participait à une réunion du Conseil de Ville.

Les classes ont repris dans des locaux de fortune quelques jours après l’incendie. Frère Ildéric et ses 43 élèves occupaient un salon mortuaire alors qu'une autre classe était installée dans une ancienne écurie qui servait aussi à ferrer les chevaux. La classe du frère Jean-Luc termina l'année dans un local de la CIP. Les frères furent logés temporairement au presbytère qui comptait plus de seize pièces.

Frère Brissette, fin conteur, me raconte aussi quelques petites histoires savoureuses qui montrent comment à St-Jovite, les Frères étaient bien intégrés à la vie paroissiale.

Les obédiences du 15 août 1951 me catapultent à St-Jovite. J’y aurai la charge de la 7e année, celle des sports et de la JEC. Le personnel est composé de six frères: frère Louis-Adélard, dir., qui vient du Collège Roussin; il prendra la charge de la 8e et 9e années et de la chorale. Frère Ronald, de mon groupe de noviciat arrive de Gracefield. Il sera titulaire de la 6e année et prendra la direction du club des 4-H. Frère Jean-Bernard vient de l’école Meilleur; il sera titulaire de la 4e année et prendra la charge de la Croisade eucharistique. Frère Arthur, qui en est à sa deuxième année à St-Jovite, sera titulaire de la 2e année et adjoint aux sports.


Frère Olivain est depuis 1942 le pilier de Saint-Jovite. Il y enseigne aux élèves de la 5e année, est directeur des enfants de chœur et animateur de l’Amicale qu’il a fondée il y a déjà quelques années. L’accueil qui nous est fait est chaleureux, le site est enchanteur, la résidence, attenante à l’école est mignonne, et la renommée des frères des plus enviables. Un autre paradis sur terre chargé de promesses.

La troisième année, les frères Jean-Bernard, Arthur et Louis Adélard seront remplacés par les frères Gaston, dir, Romain et Pierre. Frère Ronald demeure en communauté le seul survivant des neuf frères qui ont enseigné à St-Jovite pendant ces trois années. Les frères Olivain et Gaston sont décédés en communauté et les autres sont retournés à la vie séculière, ce qui donne un taux de persévérance de 33,3%.

Immersion totale

À St-Jovite, l’enseignement était devenu pour moi une routine, comme une seconde nature. J’y étais à l’aise et ma classe bourdonnait d’activités comme une ruche bien organisée. Les enfants étaient bien suivis des parents que l’on rencontrait deux fois par année. Consolation suprême, pendant mes trois ans à St-Jovite, j’ai conduit trois jeunes au Juvénat de Granby et deux à celui de Chertsey. Deux d’entre eux ont cheminé jusqu’à la profession perpétuelle.

Tout allait rondement à l’école. C’est surtout par leur implication dans les activités parascolaires ou paroissiales que les frères ont fait leur marque à St-Jovite.

Le parascolaire

Faire aiguiser deux paires de patin pour cinq cennes

Le sous-sol de la résidence offrait un espace libre. Il fut vite aménagé en atelier par le frère Ronald et moi. Un dessus de banc d’école à deux places devient la table du banc de scie et celle du support pour l’affûteuse à patins. Grande nouveauté de l’heure, de chez Sears, une meule qui tourne à l’horizontale. Les patins sont aiguisés dans le sens de la lame et non à la verticale comme cela se faisait à l’école Meilleur et partout. Un aiguisage beaucoup plus doux et plus uniforme comme chez les professionnels.

On demandait cinq cennes la paire. Un prix d’aubaine! Et pour les enfants d’une même famille, cinq sous pour deux paires et dix sous pour trois. Même les filles du couvent venaient faire aiguiser leurs patins chez nous. En trois ans, nous avons certainement dû rentabiliser les coûts de la meule et du support qui l’accompagnait et probablement aussi celui du banc de scie.

Des coins de patinoire arrondis

C’était la tradition. Chaque automne, les frères montaient les bandes de la patinoire. Le clos de bois Forget & Fils [1] fournissait le bois, la ferronnerie Émile Meilleur fournissait la quincaillerie et le dernier samedi d’octobre, avec l’aide des plus âgés de l’école et de quelques anciens de l’Amicale on réparait les bandes et les équerres, on peinturait, on installait les poteaux et les luminaires. Tout devait être prêt avant les premières gelées.

Habituellement, chaque coin de la patinoire était fermé par une bande fixée à 45o degrés. Frère Ronald, en bricoleur expérimenté et astucieux, imagina des coins arrondis comme au Forum. Huit fers angle dont un côté était scié à tous les pouces et demi et l’autre côté fixé par des vis aux planches verticales de la bande. Quelques pieux plantés en terre et cette bande devenait arrondie en quart de cercle. Il fallait y penser et le faire. Cependant, remiser des bandes qui prenaient la forme d’un berceau était un peu plus mal commode.

On aménageait aussi les bancs des joueurs et les portes qui ouvraient vers l’extérieur de la patinoire. De vrais pros. On tissait même les filets des buts de hockey.

Se rendre capable de tout

C’était l’une des règles de vie proposées aux frères dans les Règles et Constitutions, version ancienne. Je l’avais noté dans mon plan de vie. Que de choses nous avons faites à St-Jovite !

À l’automne de 1952, il y eut à l’école un conventum qui réunissait les amicalistes des provinces de Granby et de Montréal. La manécanterie de Granby, dirigée par le frère Julien, devait y donner un concert. Pour les recevoir convenablement, il fallait refaire la devanture du théâtre. Je me revois en compagnie de M. Alcide Forget, un notable de la place à la retraite, qui était venu à l’école en Cadillac pour m’aider à prendre les mesures de bois et de panneaux nécessaires pour en recouvrir les murs. Frère Ronald et moi étions novices dans ce métier. Ce fut « pas pire » ! comme on nous a dit alors. Assez bien pour nous mériter les louanges de la galerie.

Chaque année, l'Amicale de St-Jovite montait aussi une pièce de théâtre qu’ils allaient jouer dans les paroisses environnantes. Il fallait des coulisses mobiles. Frère Ronald bâtit les six panneaux que comportait le décor et les recouvrit de toiles de coton sur lesquelles je peignis un paysage champêtre d’été.

À la deuxième année de ma présence à St-Jovite, l’Amicale avait équipé un centre de ski dont la remontée était assurée par un câble comme ceux que fabriquait mon père Lucien. Le câble était recouvert d’arcanson afin d’assurer une meilleure prise. On le tenait à deux mains et, par temps doux, il dégoulinait de partout en tachant de saletés grises nos soutanes de « flying robes» [2]. Il fallait baptiser ce centre et en dessiner un panneau publicitaire. J’avais repéré sur une carte postale le dessin d’un pingouin en ski, plus facile à peindre qu’un castor, sur un panneau de huit pieds. St-Jovite annonça donc son Mont-Pingouin en même temps et avec autant de fierté que Ste-Agathe attirait sa clientèle avec son Mont-Castor. J’en éprouvai une grande fierté, quoique un peu moindre quand même que celle que m’avait procurée au Noviciat, mon premier tableau de Noël sur alabastine.

Jardiner

Notre ménagère nous était entièrement dévouée. Elle nous traitait comme ses enfants. Elle nous cuisinait d’excellents mets surprise, et devinait même les goûts de chacun qu’elle se plaisait à satisfaire. À Noël, elle faisait à chacun des cadeaux qui témoignaient de son bon goût et surtout de sa grande générosité.

Madame L. était aussi propriétaire d’un terrain en friche à environ deux kilomètres de l’école. Un certain samedi de mai, le village put voir passer un curieux équipage : une ‘waguine’ tirée par un tracteur et dans laquelle il y avait des tas de terre à jardin, du fumier, des outils à jardiner et les six frères de l’école, en soutane qui accompagnaient leur ménagère à son jardin hors les murs.

Par la suite, le frère Directeur alla souvent avec elle entretenir ce jardin qui nous a fourni de bonnes provisions de patates, de tomates, de carottes et de petits pois que nous avons mis en conserves. C’était ainsi, simple comme bonjour, aurait dit ma mère. Personne ne passait de remarques. Temps d’innocence comme autrefois dans le premier jardin entre le Tigre et l’Euphrate.

Le Club des 4-H
Frère Ronald hérita du Club des 4-H. Avec le club, venait son père spirituel, M. Fortier, chargé par la CIP de l’aménagement forestier de la région. Et avec M. Fortier, en prime, il y avait aussi son « pick up » qui servait à transporter les membres du club ainsi que tout le gréement nécessaire à leurs activités en forêt et souvent aussi à répondre à certains besoins de transport de la communauté. Dans ce temps-là, seul le frère provincial avait son automobile avec chauffeur.

Tous les samedis ou presque, une vingtaine de jeunes arrivaient à l’école et en repartaient pour passer la journée en forêt. Le club des 4-H faisait la fierté de St-Jovite, plus même que la JEC qui, elle, avait les bénédictions du clergé. Les quatre « H » correspondaient aux quatre vertus que les membres du club s’engageaient à observer en tout temps: HONNEUR dans les actes, HONNETETÉ dans les moyens, HABILETÉ dans le travail et HUMANITÉ dans la conduite.

Sous la recommandation de Mgr. Mercure, le club des 4-H de St-Jovite a été fondé dès 1942 par nul autre que le frère Jean-Luc, guide de mes souvenirs à St-Jovite.
La JEC

VOIR-JUGER-AGIR. Quel merveilleux programme d’éducation humaine et chrétienne. Toutes les autorités religieuses recommandaient chaudement la formation d’équipes de JEC. Il y en avait dans toutes les écoles. J’en fus chargé à St-Jovite. C’était la solution que l’Église avait trouvée pour faire échec aux cellules ouvrières communistes. Merveilleuse trouvaille qui, conjuguée à beaucoup d’autres facteurs, a dû contribuer à la transformation de la pensée et de la présence de l'Église qui a marqué la fin du XXe siècle au Québec et dans tout le monde occidental.

Cependant, en 1950, dans une école primaire ou tout prêchait la soumission à Dieu et à toute autorité, l’effacement de soi, le sacrifice, l’importance des pratiques religieuses à effets de salut automatique, le mot d’ordre de l’action catholique résonnait comme trompette dans une assemblée de sourds.

Les thèmes et les programmes d’activités que nous proposait la centrale étaient des abstractions, du pelletage de nuages. De plus, on était lancé dans le feu de cette action catholique sans aucune préparation. Il y avait bien pendant les vacances quelques rencontres d’une journée ou deux de formation des responsables de JEC. Je me souviens de Gérard Pelletier qui est venu un après-midi au camp des Frères des Écoles chrétiennes à Val-Morin, les manches de chemise relevées, à l’allure et au langage de faux ouvrier, nous parler de l’ACTION CATHOLIQUE, celle qu’on implantait en milieu universitaire ou ouvrier. Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir tiré beaucoup de bénéfices de ces rencontres de formation intercommunautaires. Des assemblées de Chinois qui s’efforcent de s’apprendre une culture que personne ne connaît vraiment.

Initier des jeunes de treize ans des années 50 à l'action catholique c'était comme tenter de leur apprendre à nager à contre-courant. Les mots d'ordre et les programmes qui incitaient à transformer le milieu, à agir sur le semblable à se libérer des contraintes, à penser par soi-même me sont toujours apparues en porte-à-faux pour ne pas dire en opposition avec l'éducation qui était alors donnée à ces jeunes.

Nous avons dû couler dans nos moules bien conformistes les programme suggérés par la centrale de la JEC. Nous avons agi sans voir, au lieu de juger, nous avons répété les jugements des autres et notre action s'exerçait dans le champ des bonnes habitudes à acquérir. Sous le nom de l’action catholique, on servait notre bonne vieille soupe, assaisonnée de nos valeurs traditionnelles.

Pendant la semaine de la JEC, l’école était pavoisée d’ACTION CATHOLIQUE et l’horaire un peu bouleversé par les activités que proposait la Centrale. Ainsi, après la récréation du vendredi après-midi, il n’y avait plus de classe. Chaque classe avait préparé un jeu, ou une saynète suggérée par Réginald Boisvert dans les cahiers de l’Action catholique. C’était agréable et amusant. Les élèves qui tenaient dans ces saynètes le rôle de personnages bizarres et symboliques ou qui affrontaient le public pour expliquer les slogans de l’heure gagnaient en aplomb et en émotions. Quant à une véritable action sur le milieu, du semblable sur le semblable, il faudra attendre encore un peu.

Je me souviens aussi d’être allé à Mont-Laurier à une rencontre des représentants jécistes de chaque école. Une parade de bons sentiments et des rapports d’activités plus ou moins bidon. On s’applaudissait, les rapports étaient élogieux, on faisait bonne figure, tout-le-monde se donnait des tapes dans le dos, faisant semblant d’être content. C’était sûrement mieux que de vivre, à l’intérieur des murs de son école, de son esprit de clocher. Mais, que de porte-à-faux !

Témoignages d’appréciation

Je n’ai jamais été aussi adulé comme frère que durant mon séjour à St-Jovite. Entre Noël et le Jour de l’an, P.L. grand ami du frère Olivain, nous apportait fidèlement avec ses voeux, une caisse de bière qu'il transportait sur une traîne-sauvage. Y venaient aussi, chacun avec son boniment et ses marques d’attention, le Président de la commission scolaire accompagné de quelques commissaire; O. Boivin maire du village et E. Paquette, maire de la paroisse, le Grand Chevalier et le président de la Société St-Jean-Baptiste.

À l’automne, nous étions invités à joindre différents groupes de chasseurs très nombreux dans la région. Les pentes de ski du Mont Gray Rocks nous étaient ouvertes gratuitement, ainsi que les remonte-pentes qui les desservaient.

Les Chevaliers de Colomb mobilisaient notre école pour leur initiation annuelle. Ils nous payaient alors un voyage au Mont-Tremblant ou à Ste-Agathe.

Le Président de la société St-Jean-Baptiste comptait sur nous pour lui écrire son discours qu’il lisait péniblement lors du feu de la St-Jean.

Une année, je lui en avais préparé un qui faisait le rappel épique des grands moments de notre histoire. Pris d’une fièvre, je n’avais pu assister au feu de la St-Jean. Peut-être avais-je trouvé un truc pour cacher ma honte? Je m’explique. Quelques semaines avant la St-Jean, l’arrivée du printemps avait inspiré M. le Curé à nous faire du haut de la chaire une dénonciation à l’emporte-pièce des revues pornographiques qui corrompaient notre jeunesse. Jeune Savonarole, je nourris le projet d’organiser, à l’occasion du feu de la St-Jean, un autodafé qui aurait raison de ce mal. Le président était d’accord et, m’a-t-il semblé aussi, les confrères de la communauté. J’ai donc organisé à l’école un puissant système de cueillette des revues 'pornographiques' qui « empoisonnaient » les foyers de St-Jovite. Qu’avons-nous recueilli pensez-vous? Stimulés par un système d’émulation approprié, les enfants apportaient des piles de revues, toutes sur papier glacé, revues de chasse, de pêche, de National Geographic, de golf, des vieux catalogues de Dupuis Frères ou de Eaton, etc. mais je n’y ai rien vu de pornographique.

J’ai vite constaté mon erreur et fus honteux de mon innocence. Mais il était trop tard pour reculer. La fièvre a tout arrangé. Sans insister, on a laissé les revues s'empiler. Elles ont servi à allumer le feu de la St-Jean, couvrant ma honte de leurs cendres.

1952 - Profession perpétuelle


En juillet 1952 après 21 jours de retraite au Collège Roussin, avec vingt-six de mes confrères je prononçais les voeux perpétuels qui m'engageaient à vie dans la communauté des Frères du Sacré-Coeur.

J'aime l'atmosphère en a-pesanteur de la retraite, un temps un peu au ralenti où l'on est comme devant un miroir en présence de soi, enveloppé d'un cocon porteur qui peut s'appeler à la fois le silence, le divin, la paix. Les prières, les quatre conférences par jour, les longs moments de lecture, les cent pas dans la nature à prendre le temps de humer les vents, d'entendre les voix du normal, de peser les couleurs variables des atmosphères au gré de ses propres sentiments, de jouer à la méduse devant les ondes rougeâtres d'un soleil qui se couche, font de la retraite un temps de ressourcement par intraveineuse qui recharge nos piles d'une incommensurable énergie spirituelle.

Au sommet d'un ressourcement aussi intense, tous les engagements et toutes les espérances vont de soi et nouent un don total, une immersion sans contrainte dans tous les mystères qui nous enveloppent. C'est avec un plein de confiance et de résolutions qu'on revient à la normale d'une vie où l'on sourit par convention, où l'on doit cheminer dans un réseau d'interaction et espérer face à des doutes toujours de plus en plus persistants, des faiblesses toujours humiliantes.

Sur terre, au lieu de flotter dans l'espace, on doit entrer son véhicule au garage, se soumettre à de minutieuses inspections, le carapacer de résolutions qui ne tiendront que le temps d'un matin. Et l'on recommencera.

Finalement ma vie d'union à Dieu se ramenait à des exercices d'autodiscipline dont la rigueur nourrissait certains sentiments de fierté personnelle probablement fort loin de la véritable attitude chrétienne. Mon directeur spirituel, tout en insistant sur la vertu d'humilité qui nourrit plutôt une attitude de simple abandon à l'amour divin, reconnaissait qu'une certaine ascèse aidait à mâter la libido et ouvrait la voie vers une authentique relation à Dieu. Ce qui arrivait très rarement.

Deux années suivirent ce temps de grâces répétant leurs périodiques tours de carroussel me ramenant au feu de la St-Jean qui posait un point final à l'année scolaire.

Sans que je le sache ou que je m’en doute même, le feu de la St-Jean 1954 mettait un terme à ma présence au sein de cette population si chaleureuse, laissant aux murs de l’école, à l’herbe de sa cour de récréation, aux congères de ses hivers et aux odeurs d’épinette de ses printemps le soin de garder la mémoire de ces temps de vie et de la raconter aux touristes venus d'ailleurs et aux descendants des temps nouveaux.
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(1) Alcide Forget avait été le premier à installer un moulin à scie à St-Jovite.
[2] Flying robes : titre qu’avait donné un journaliste américain à un article qu'il avait écrit sur les frères qui faisaient du ski en soutane à Ste-Agathe.
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Prochaine publication: 20- Juvénat de Saint-Théodore-de-Chertsey

samedi 17 avril 2010

18- Saint-Gabriel-de-Brandon 1950


Le sens de l'émerveillement
est un gage de bonheur car la vie,
pour peu qu'on sache lui forcer la main,
ne refuse jamais à l'homme
les occasions de s'émerveiller.
[Ginette Quirion] Extrait de Quarante ans et toujours en 3ème année

La communauté - 1950-51

Située sur les bords du lac Maskinongé, St-Gabriel-de-Brandon est un endroit de rêve pour qui aime la nature. Cette municipalité participe à l’attrait des villes du Nord sans connaitre la fébrilité tapageuse des centres touristiques. Il fait bon vivre à St-Gabriel. Les Frères du Sacré-Cœur arrivèrent dans cette localité de Lanaudière en 1922.

Aux obédiences de 1950, nous sommes sept frères à figurer sur la liste du personnel : quatre anciens et trois nouveaux.

Les anciens : frère Théodose dir., prof des 8e et 9e années; il en est à sa deuxième année à St-Gabriel.

Frère Émilien s.-d., qui enseigne aux tout-petits y est venu en 1924. Frère Émilien anime aussi l’Amicale des anciens élèves qui est très active à St-Gabriel.

Frère Adolphe, son frère de sang, enseigne en 7e année depuis deux ans et s’occupe des enfants de chœur.

Le frère Sarto est en 6e année. ll s'occupera aussi du corps de clairons.

Frère Prosper, 4e année, prendra la direction du club des 4-H

Frère Henri, 2e année, est l’adjoint du frère Sarto au corps de clairons.

Frère Florian, 5e année, en charge des croisés.

De ces sept frères, quatre sont décédés en communauté et deux sont retournés à la vie séculière. Frère Henri, qui oeuvra longtemps en Haïti, est membre de la communauté du Camp Le Manoir aux Éboulements. Donc, cinq frères sur sept ont persévéré, soit un taux de 71%.

À ce personnel il faut ajouter le concierge, P.P., qui vit presque avec la communauté. On le retrouve souvent avant ou après les classes dans la salle commune. Il y prend place comme s’il était chez lui. Il a le verbe haut et pérore sur tout ce qui se passe dans la paroisse. Il voue une admiration pour ne pas dire un culte au frère Émilien. Il a aussi l’attention du frère Adolphe. Les autres frères, comme affectés par une allergie récurrente, se trouvent des choses à faire ailleurs lorsqu’ils le voient dans la salle communautaire. Le frère Directeur n’ose s’imposer. Impuissant, il tolère en silence.

P.P. gère l’entretien de l’école comme s’il en était le propriétaire. Il y fait la discipline. Surtout, il a une dent très aiguisée par de fréquentes prises de bec avec M. Dupont et l’école des Arts et Métiers. Car il y a dans l’école une autre école, celle des Arts et Métiers dirigée par M. Dupont. Leur atelier est attenant à la salle de récréation. Ils sont trois professeurs à enseigner à un groupe d’une vingtaine d’étudiants de quatorze à dix-huit ans. On m’a raconté que notre concierge avait jeté dans la fournaise les travaux en bois que les élèves des Arts et Métiers avaient (sans autorisation?) exposés dans la salle de récréation. Loufoque petite guerre de territoire.

Lune de Noël

Il est deux heures et trente du matin. Après les célébrations de Noël, messe de minuit, réveillon et un moment de récréation dans la salle commune, nous voici, frère Henri et moi, chaussés de vieux skis de chêne aux rustiques attaches, glissant sur une neige de soie toute blanche fraîchement tombée, sous un ciel bleu scintillant d’étoiles. La féerie de Noël nous réchauffe. Les pentes vierges qu‘on avait repérées la veille à environ un kilomètre de notre résidence se laissent à peine deviner. Il fait presque pleine lune.


Les arbres s’étendent en ombre bleutée
Sur l’édredon tout neuf.
Les flocons scintillent de mille feux,
Orchestrant leurs tonalités de lumière en cantiques de Noël,
Ensorcelant nos esprits de leur Bonne Nouvelle.
Nous sommes seuls au monde,
Soutanes noires sur neige blanche,
À communier à cette nuit de lumière.
Nous plongeons comme des enfants
Dans cette ouate envoûtante,
En folles descentes
Suivies de fracassantes chutes
Soulignées de nos rires sonores
Qui percent le silence bleu
De cette nuit, racine d’éternité.
Patientes remontées en v de canards
Ponctuées de longs moments de silence,
Baume qui pénètre chacune de nos alvéoles
Et les sacre du sceau d’accès à ce temple de mystères.
Cet instant hors du temps
Nous nous en souviendrons tout le temps.
Enivrés, nous sommes revenus un peu avant cinq heures, heureux que le silence de notre vieille résidence de manoir avec ses lucarnes et son toit en mansarde garde intact le bonheur de cette nuit que nous portions au-dedans de nous comme la source de nos futurs émerveillements.

St-Gabriel, frère Henri, cette fin d’année du jubilé 1950 seront pour moi toujours associés à cette lune de Noël inédite et qui le restera, j’en suis certain, jusqu’à la fin de mon dernier jour sur terre. L’un de mes plus rares et de mes plus précieux instants d’éternité.

Cette nuit figure et résume toute l’année que j’ai passée à St-Gabriel. Une année de grâces dans notre vieille résidence qui, les nuits d’hiver, faisait pousser ses glaçons aux robinets de nos chambres.

Ma classe et mes élèves trouvent bonne place sur le tableau enchanteur de cette nuit. Je les revois, ils sont dociles, ardents, pétillants d’intelligence. Plusieurs de ces visages, conservent encore leur nom dans mes souvenirs. Je me sens à l’aise et chez moi devant cette classe. Finis les doutes sur ma vocation de frère enseignant.

Les Croisés venaient le samedi matin. Je m’initie avec eux aux rites de ce mouvement. Je fus surpris et édifié et je le reste encore par l’ardeur de ces jeunes, par leur générosité et par la ferveur toute confiante avec laquelle ils priaient. Et j’ai découvert alors, ce qu’on sait depuis toujours et qu’on répète inlassablement, que c’est par l’activité que les jeunes apprennent et qu’ils s’engagent. Je m’ingéniais à leur trouver toutes sortes d’activités allant du bricolage et du coloriage à des excursions d’admiration de la nature et à des expressions de gratitude envers le « bon Dieu » pour le soleil et la neige, les plantes et les animaux. Je les faisais jouer à saint François d’Assise.

Ma classe était en face de celle des tout-petits du frère Émilien. Je me suis émerveillé de voir comment ce grand éducateur réussissait en peu de temps, avec la tendresse et la simplicité d’une grand-mère, à faire de ces petits bouts d’hommes insignifiants et apeurés, de jeunes élèves rangés, rayonnants et heureux de montrer, à Noël, qu’ils savaient lire.

Cet émerveillement fut comme un pas de plus dans l’éducation de mon regard sur le monde. À l’École Meilleur j’admirais plusieurs frères et plusieurs savoir-faire. Je ne sais quelles différences ou quelles nuances les linguistes peuvent établir entre admirer et s’émerveiller. L’admiration affine le regard, l’émerveillement l’intériorise, l’interprète en énergies créatives. L’admiration part du sujet qui regarde vers l’objet du regard. Elle marque la distance entre le sujet qui regarde et celui qui est regardé. C’est un don à l’autre. Quand je m’émerveille, je suis dans la position du récepteur. Par l’émerveillement, on rapproche le sujet du regard, on se l’accapare, on le fait nôtre. Ces distinctions je ne les ai pas définies en 1950. Je les ai vécues, je les ai intégrées.

L’admiration et l’émerveillement, un merveilleux couple qui a réchauffé mon tonus de vie. On n’a pas besoin d’aller loin pour découvrir les merveilles du monde, les finesses de l’intelligence et la chaleur de la confiance qui sait installer ses zones de confort partout où elle peut s’épanouir. Les merveilles sont là. Il suffit d’un peu de technique du ciseleur de pierres pour se les approprier. Ainsi on va de l’admiration à l’émerveillement.

Le frère Prosper fut aussi pour moi l’objet d’une très grande admiration qui allait facilement jusqu’à l’émerveillement. Il était beaucoup plus âgé que moi, et pourtant, je me trouvais bien en sa compagnie. Peu lustré de diplômes, il avait la patience, l’art et le génie d’un véritable éducateur. Avec peu d’outils, il fabriquait des cabanes d’oiseaux, les décorait avec goût et suscitait un grand intérêt de la part des membres du club des 4-H qu’il animait. Depuis de longues années. il enseignait en quatrième année et ne souhaitait pas changer. Les supérieurs ont respecté ses choix. Ce fut sûrement pour tous un très bon investissement.

Et cette année-là fut aussi, une pleine corne d’abondance débordante d’activités les plus diverses.

Le soir après le souper, muni chacun d’un instrument du corps de clairons que le frère Henri animait avec le frère Sarto, nous avions du plaisir à faire résonner dans toute l’école l’air toujours répété et toujours aussi un peu écorché de « Partons la mer est belle, amis, partons sans bruit… ».

À la fin de l’année, réaliste, j’abandonnai à tout jamais ma carrière de musicien, mais que j’avais donc eu du plaisir, de concert avec frère Henri, à faire résonner à travers toute l’école ces appels à l’amitié, à écouter l’écho de leur message et à lui répondre avec ingénuité.

Frère Henri, où donc es-tu? Que ne prends-tu ton clairon pour me répondre comme à St-Gabriel ! Nous appellerons ainsi NOTRE LUNE DE NOËL. Elle reviendra charmer nos vieux ans et réveiller nos vieux souvenirs.

Travailler le bois m’a donné aussi beaucoup de satisfactions. Avec la complicité du concierge et probablement à l’insu de Monsieur Dupont, j'avais accès à l'atelier du cours d'Arts et Métiers les fins de semaine. Il y avait là tous les outils qu’un ébéniste peut souhaiter utiliser et plusieurs espèces de bois séché à point, du merisier à l’acajou en passant par le noir noyer et le vert genévrier. Il est rare dans l’enseignement de mesurer le fruit de son travail. La pièce de bois qu’on vient de tourner, qu’on enduit de laque ou de vernis nous parle, comme si elle nous disait merci de l’avoir créée. Quand le travail est terminé, on a le goût de se prendre pour Dieu jusqu’au bout : « Et Dieu vit que cela était bon… » C’est un tout autre sentiment que celui que l’on peut éprouver à la fin d’une année scolaire même bien réussie. À coup de petites heures additionnées, je parvins à façonner quelques bibelots au tour à bois, Au mois de juin, j’étais fier d’offrir à mes parents un cendrier sur pied, en frêne, serti d’érable et de noyer que je conserve encore précieusement.

J’ai aussi alors flirté avec le pinceau. Frère Henri avait produit de merveilleuses toiles aux couleurs d’automne. J’ai réussi à peindre un tout petit cadre qu’on aurait pu intituler « Déception d’automne ». Nous peignions comme les impressionnistes que nous ne connaissions pas, en pleine nature. Le défi dépassait de beaucoup mes talents, mais l’émerveillement était toujours présent.

Les personnes et les choses prennent la couleur du regard qu’on projette sur elles.

Et par temps libres, je poursuivais l’étude du latin. J’avais la chance de bénéficier des leçons de mon premier professeur de latin, frère Théodose, directeur de l’école. Il m’expliquait les règles les plus compliquées de Petitmangin, me donnait des trucs mnémotechniques (Caesar pontem fecit- Do vestem pauperi –Delenda est Carthago,) et corrigeait mes exercices. Trois ou quatre fois durant l’année, en vue de nous préparer à l’examen de l’Université, frère Stanislas, alors Directeur des Études, nous envoyait des thèmes et des versions qu’il corrigeait lui-même. En août de cette année, je passai avec succès l’examen de latin de l’université de Montréal. Il ne me manquait plus que le grec et les deux philos pour obtenir le diplôme du baccalauréat que le frère Maxime avait fait miroiter à mes yeux de jeune juvéniste.

J’aurais pu, comme le frère Émilien, faire toute ma vie à St-Gabriel et comme le frère Prosper, me consacrer à l’enseignement de la cinquième année. Je fus surpris et un peu déçu, le 15 août, de devoir ramasser mes pénates pour me diriger vers St-Jovite. Perinde ac cadaver !

Le surlendemain du jour des obédiences, le camp de Chertsey se vidait de ses étudiants. Un autobus nolisé conduisit la plupart d’entre nous à l’École Meilleur, notre gare centrale, et de là, je pris l’autobus du Nord pour me rendre à ma nouvelle destination. Voulez-vous m’y accompagner?
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Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles
mais uniquement par manque d'émerveillement.
Gilbert Keith Chesterton

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Prochaine publication: 19- St-Jovite 1951-53 - Immersion totale

samedi 10 avril 2010

17- L'École Meilleur (1948-50)

Je suis entrée dans le monde du vin
sans autre formation professionnelle
qu'une gourmandise certaine des bonnes bouteilles.
Colette

Le club-ferme des Frères du Sacré-Coeur

L'École Jean-Baptiste-Meilleur est située dans l’un des quartiers les plus populaires de Montréal, dans ce qu’on appelait alors le « Parc à m’lasse », à cause, m’a-t-on dit, de l’odeur de mélasse qui se dégageait des usines de fabrication de cigarettes MacDonald situées à l'intérieur de ce périmètre.

Le quartier incluait aussi le stade de baseball Delorimier des Royaux de Montréal (dont les propriétaires avaient été les premiers dans toute l’histoire du baseball à embaucher un joueur de race noire, Jackie Robinson, qui connut par la suite une fulgurante carrière professionnelle aux États-Unis.)

Les frères ont la charge de cette école depuis 1900. En 1906, plus de 700 élèves la fréquentent déjà. Seize frères y enseignent.

Aux obédiences d’août 1948 nous sommes trente frères nommés à l’école Meilleur avec le frère Euloge comme directeur. Les trente frères logent dans une résidence ad hoc, situé en face de l'école, propriété de la communauté. À ce personnel s’ajoutent trois frères employés à la Procure et le frère Goupil, directeur de la revue « L’Éclair » qui vient d’être fondée par les frères du Sacré-Cœur pour les jeunes de leurs écoles de dix à quinze ans.

Il y a au-delà de mille élèves inscrits à l’école. Ils sont répartis entre les sept degrés du cours élémentaire et les
huitième et neuvième années du cours secondaire.

Je serai le titulaire de la quatrième année D. Les autres classes du même niveau seront à la charge de mes confrères de Noviciat, les frères Albert, Luc et Liguori.

Le frère Alexis, nommé adjoint au directeur, sera immédiatement responsable des classes de la 1re à la 5e année. Quelques institutrices enseignent aux élèves des classes de première, deuxième et troisième années. Les frères Jean-Pierre et Henri enseignent au niveau deuxième année.

Après soixante-deux ans, de cette communauté de trente-quatre frères, on compte quatorze frères décédés, six qui sont toujours en communauté et quatorze qui sont retournés à la vie séculière, soit un taux de persévérance 58,8%.

L’école Meilleur, un club-ferme de formation des maîtres

Il est rare de rencontrer un frère de la province communautaire de Montréal qui n’ait pas enseigné un an ou deux à l’école Meilleur. Cette école qui mobilisait le plus grand nombre de frères était aussi considérée dans la province communautaire comme un excellent centre de formation des jeunes frères. C’est là que j’y ai vraiment appris mon métier d’enseignant.

La recette de l’école Meilleur tenait en trois ingrédients : l’assistant, les confrères qui enseignaient au même degré et la
communauté .

L’Assistant

Frère Alexis était un homme pratico-pratique. Pas de grandes théories pédagogiques à nous endormir ou à nous bourrer de complexes. C’était un coach plus qu’un lettré de la pédagogie. Il passait régulièrement devant notre classe. Il prenait note des absents, assurait un suivi des cas spéciaux (enfants dérangeants ou négligents) et coupait aux indisciplinés toute tendance à la récidive. On se sentait soutenus par le frère Alexis.

De plus, il découpait à chaque semaine le programme de la matière à enseigner dans les classes de même niveau. Il préparait des tests et des examens qui mesuraient l’efficacité de l’enseignement et qui suscitaient une saine émulation entre les élèves et entre leurs maîtres. Bref, il a été pour mes confrères et pour moi un guide clairvoyant et avisé, un motivateur qui, au-delà des enthousiasmes passagers, à fait jaillir en chacun les deux sources du succès : l’organisation qui donne confiance en soi et le plaisir qui soutient tous les efforts.

Les confrères

Noous étions quatre du même groupe de profession à devoir enseigner en quatrième année. Quatre copains qui se connaissent depuis le Juvénat et qui n’ont de l’enseignement qu’une très faible ou très courte expérience. On était faits pour s’entendre. Chez nous, l’entraide se conjuguait très bien avec l’émulation.

Les examens de chaque mois, uniformes pour toutes les quatrièmes, nous stimulaient sans créer trop d’animosité. On fonçait presque tête baissée devant tout projet d
’animation parascolaire des enfants qui nous étaient confiés : tournoi de ballon chasseur, de drapeau, équipes de hockey sur une patinoire divisée en quatre dans le sens de la longueur, préparation de petits jeux de scènes lors des nombreuses célébrations à l’école, etc... Même pour vingt minutes de jeu, il valait la peine de chausser les patins et d’organiser des matchs qui prenaient l’importance des séries éliminatoires.

Toute initiative était soutenue et encouragée par les confrères. Ensemble nous étions fiers de nos jeunes, de leurs résultats et nous étions prêts à tout faire pour leur donner le goût de l’école et la fierté du travail bien fait. La contagion du plaisir
générait des énergies insoupçonnées qui contribuèrent grandement à notre apprentissage du merveilleux métier d’éducateur. Ce dynamisme multiplié par quatre fut conquérant tant pour les élèves que pour leur maître en situation d’apprentissage.

Une communauté dynamique

Quel est le sujet de conversation des parents qui se rencontrent? Leurs enfants, évidemment. Et des frères éducateurs célibataires qui vivent à trente, côte à côte dans le quotidien de leurs repas, et de leurs loisirs et de leur tâche commune? De leur classe et de leurs élèves naturellement.

Dans cette communauté, qu’on pourrait qualifier de bigarrée,
on comptait trente-quatre frères de tous les âges, de toutes les expériences et de toutes les manies. Chacun avait son bureau dans la grande salle communautaire qui servait à la fois de salle de récréation, de salle d’étude et de lecture spirituelle.

Une panoplie de trucs pédagogiques indescriptibles trouvait sa place dans cette enceinte et une osmose positive, source d’une ambiance féconde génératrice d’attitudes, y régnait.


Dans le silence des temps d’étude ou dans le feu roulant de la récréation, chacun s’attelle à sa tâche. Qui corrige des copies, qui écrit sa préparation pour la classe du lendemain, qui relève à la gélatine des copies d’examen, etc… Et, ce faisant, on se raconte ses exploits, on décrit ses méthodes, on se taquine copieusement. Un supermarché de la pédagogie qui offre à tout venant ses chefs-d’œuvre les plus authentiques.

L’éducation, c’est un dur métier, mais c’est aussi un art. C’est à côtoyer des artistes qu’on apprend le métier.

C’est sous l’image de la fourmilière que je revois ces temps de vie communautaire.

J’y revois le frère Joseph-Octave, prof de huitième année, la tête en laine d’acier, occupé à coudre une balle-molle qu’il tient entre ses genoux. Son originalité proverbiale abolit les barrières; de sa nonchalance apparente surgissent des dynamismes insoupçonnés.

Derrière le rideau de la scène, il y avait toujours le frère Urcize. Il anime le théâtre de variétés de l’école. Gilles Latulippe y a testé ses premiers gags.

Frère Marc-Antoine a mis en valeur l’extraordinaire talent du batteur Guy Nadon. Il était à ses côtés lorsqu’à 12 ans il a perdu sa mère.

L’image du frère Jean-Pierre est associée à la famille des Caron. Ils étaient quatre à l’école, mal attriqués et souffre-douleur de tous. Un jour de mai, ils sont tous arrivés à l’école la tête rasée. Ils faisaient pitié. La mère avait voulu économiser sur les frais de coiffeur. Frère Jean-Pierre, par une attention spéciale, les prit sous sa protection, les sauvant ainsi de blessants quolibets. Cet âge, on le sait, est sans pitié.

Le frère Georges-Émile m'apparaît toujours digne et solennel avec ses enfants de chœur aux surplis empesés, stylés comme des marionnettes.

Des lignées de passants de t
ous âges s’arrêtaient sur les deux trottoirs pour voir passer le corps de clairons dirigé par les frères Jean-Édouard et Louis-Marcel, en soutane naturellement… C’était merveille de voir ces petits bouts d’homme frapper avec une détermination toute militaire ces gros tambours qu’ils avaient peine à porter.

De 12h30 à 13h00, quatre matchs de hockey en même temps pour les petits de 3e et 4e sur la patinoire qui occupait presque toute la cour d’école, ça demandait une organisation du tonnerre. Et le scénario reprenait pou
r les plus grands à 16h00 et même après le souper. Le carnaval d'hiver occupait aussi toute la glace et toute la place pendant toute une fin de semaine.

J’étais l’aide des frères Marc
-Henri et Léomer en charge des sports. L’équipement à ranger, le calendrier des joutes à vérifier, les professeurs à avertir, tout coordonner pour que les prunelles de ces petits gars s’allument aux lumières de Maurice Richard. Du boulot mais aussi que de plaisirs et quelle satisfaction !
En récompense nous avons pu, nous trois, munis des permissions requises, aller voir au Forum un match du club Junior. Insigne privilège !

Le frère Vital traversait régulièrement la rue après le souper pour aller soigner les écureuils qu’il gardait dans sa classe. On soupçonnait une couverture pour aller fumer la cigarette non permise à cette époque.

Dans la salle commune, tout en s’amusant à baragouiner le créole appris au Scolasticat, frère Jean-Norbert, muni d’une boîte de crayons Prismacolor produisait des chefs-d’œuvre de raffinement.

‘Piquer une jase’ avec le pétillant frère Anastase qui prenait un vif plaisir à titiller les jeunes frères et à les faire monter sur leurs grands chevaux était un sport qui égayait beaucoup de moments libres.

Le frère Cléophas, économe, un peu courbé, probablement le doyen du groupe, était toujours silencieux et souriant, le saint Joseph pourvoyant aux besoins et aux caprices de tous et de chacun.

Et notre général, frère Euloge célèbre par sa coiffure en crête de coq, dirigeait ce bataillon avec une aisance et un entrain qui coupait toute envie de rouspéter ou de chialer.

Je pense aussi avec un sourire de complicité aux groupes de deux ou trois frères qui, l’air innocent, sortaient du sous-sol de la salle paroissiale de l’église où l’on projetait, le vendredi soir, pour les enfants, les petits et les grands, des films en 16mm de Fernandel, Laurel & Hardy, Abbot & Costello ou de Walt Disney. Il fallait être à la résidence avant 20h30 pour la lecture spirituelle suivie de la prière du soir et du coucher. On faisait semblant de revenir de l’école ou d’une promenade. Le supérieur n’était probablement pas dupe de nos stratagèmes mais personne ne lui en ayant parlé, « il ne le savait pas ». Un mal que l’on ignore ne fait pas mal !

Et cette année-là, le samedi matin des mois de mai et de juin, on pouvait voir une quinzaine de frères en soutane, monter dans la boîte du camion conduit par le frère Albani pour nous rendre jusqu’à Saint-Théodore de Chertsey
[i] travailler à la construction des cinq camps d’une trentaine de chambres chacun qui recevraient les frères aux études pendant les vacances.

Quelques souvenirs révélateurs

Frère Henri, un artiste, mon ami et confrère de profession et professeur de deuxième année à l’École Meilleur.

Nous cheminons sur les trottoirs de la rue Sherbrooke, vers l’Ouest. Notre destination : le musée des Beaux-Arts. Ce samedi, c’est l’opération portes ouvertes, donc, l’entrée est gratuite pour les pauvres de sous ou de vœu. Il y avait un bout de temps que nous voulions y aller. Ma connaissance des peintres était alors très élémentaire. Dali m’avait surpris avec sa croix en plongée, Michel-Ange, une référence commune, rien de plus, Raphaël nous était un peu plus familier à cause des images saintes ou des cartes de Noël. C’est le musée qui nous attirait, pas encore les peintres. Le groupe des sept, le refus global et les impressionnistes n’existaient pas encore pour moi.

Nous marchons allègrement depuis environ trois quarts d’heure. De la rue Fullum au Musée, il y a plus qu’une heure de marche.

Nous marchons parce que notre supérieur, un peu surpris par notre demande, (on avait alors une peur morbide de tout ce qui pouvait avoir l’air mondain ou friser l’index ou frôler la nudité; le musée des Beaux-Arts était suspect) apaisa sa conscience en coupant la poire en deux. Il nous donna à chacun un seul ticket de transport. Nous avons choisi de marcher à l’aller nous accordant le confort de l’autobus pour le retour.

Devant ce demi-refus, nous avons souri. Le meilleur antidote à la récrimination et au chialage. Qui exposait ce jour-là au musée ? Je ne m’en souviens plus. Seul l’événement fut enregistré.

Dire qu’au Noviciat, on nous prévenait d’un certain laisser-aller des frères dans les maisons devant les engagements du vœu de pauvreté ! Les tickets d’autobus se vendaient alors quatre pour 0,25$ ! La même condition nous fut appliquée pour la visite du Jardin Botanique distant lui aussi d’environ une heure de marche de l’école.

Se faire crier « corneille »

Vous voyez le décor, trente-quatre moines tout de noir habillés qui, tous les matins à la même heure, traversent la r
ue en biais vers l’église pour assister à la messe quotidienne. Tous les matins, ce troupeau est coupé en deux par une camionnette (pick-up), occupée, dans sa boîte arrière, par quatre jeunes ouvriers. L’un d’eux, toujours le même, dès que la camionnette a croisé la rue Rouyn juste avant de séparer notre mer noire en deux, comme Moïse la Mer Rouge, se lève et avec effronterie crie de toute la force de ses poumons des Kow! kaww! kawwww! répétés, croassements de corneille qui comme des pics acérés nous pénètrent partout sous la peau et atteignent nos nerfs les plus sensibles.

Y a-t-il au monde pire insulte? Il faut avoir été moine pour la mesurer dans toute son ignominie. Tous alors, humiliés comme des condamnés, baissent la tête et entrent en silence et au plus vite dans l’église protectrice des affligés. Je ne crois pas que beaucoup aient alors prié pour leur agresseur ou qu’on ait récité avec beaucoup de salive le « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Et quand chaque matin il y a récidive éhontée, c’est assez pour implorer les foudres du ciel de nous faire justice.

Personne n’ose rien faire ni rien dire. On souffre en silence. Que des p’tits gars cachés derrière une clôture imitent timidement les croassements de la corneille à no9tre passage, on sourit et on comprend. Mais en pleine rue, à tue-tête et de façon préméditée et répétée, ça dépasse notre seuil de tolérance et surtout cela met en évidence notre totale impuissance.

Un bon matin, plus de camionnette, plus de cris. Soulagement. Que s’est-il passé?

C’est le plus petit d’entre nous, le frère Goupil, qui, ayant noté le numéro de la plaque du véhicule, est remonté jusqu’à son propriétaire, l’a fait venir au parloir et lui a fait promettre (sous quelle menace?, je ne saurais le dire) de ne plus répéter ces concerts de mauvais goût. Et le problème fut réglé à tout jamais.

Vaut-il mieux souffrir l’ignominie en silence tout en fulgurant des éclairs de vengeance ou s’y opposer avec la force de ses convictions pour « le bien de ses frères » ? Qu’aurait fait Jésus? To be or not to be ! Frère Goupil ne s’est pas posé de question, il a agi.

Ne passez pas sur votre gazon

Naturellement, nous fêtions le curé de la paroisse comme il se devait à chaque année. Il y avait devant l’église St-Eusèbe un tout petit coin non cimenté où poussait un vert gazon protégé par une large affiche « Ne passez pas sur VOTRE gazon » Le curé était fier de son gazon et de sa pancarte, il nous l’avait dit. J’y avais pris l’idée d’une saynète en hommage à M. le curé à l’occasion de sa fête. Sept ou huit de mes élèves en furent les acteurs et les figurants. Ce fut un succès surtout à cause de l’originalité du sujet et de son traitement.

Quelques jours plus tard, voulant laisser un souvenir à ces jeunes acteurs, je demandai au frère A. de nous photographier en costume sur les lieux réels de la scène. Par je ne sais quel hasard, M. le curé nous vit nous attrouper sur SON gazon. Il sortit vite de son presbytère et de son tempérament, nous vitupérant pour ce manque de savoir-vivre. Il n’y eut pas de photo. Pour éviter un esclandre devant ces jeunes enfants, je dus me présenter au presbytère pour expliquer la situation. Monsieur le curé n’avait pas fait le lien entre la saynète d’hommages et la pancarte plantée sur son cher gazon.

Les frères et les sœurs au cinéma

Le cinéma était alors mal vu par les autorités ecclésiastiques et religieuses. Les cinémas étaient donc tacitement interdits à tout ce qui portait soutane.

En 1947, Maurice Veloche avait porté à l’écran l’histoire de saint Vincent d
e Paul sous le titre de Monsieur Vincent incarné par Pierre Fresnay.

En plein milieu de la semaine, on nous annonce qu’il y a le lendemain, un jeudi, je crois, congé dans toutes les écoles de l’île de Montréal. La raison de ce congé inopiné? Probablement à la suggestion du frère Marie-Cyrille des Frères des Écoles chrétiennes, qui était secrétaire de la réunion des supérieurs provinciaux des frères enseignants, l’Archevêque de Montréal, Mgr Charbonneau avait décrété ce congé pour permettre à tous les frères et à toutes les sœurs d'assister à la représentation de « Monsieur Vincent », non pas dans les salles paroissiales en 16 mm, mais dans de vrais cinémas munis de fauteuils et en projection de 36 mm.

Ce fut une surprise, un émerveillement, un éblouissement. Je crois même que pour sauver les convenances du temps, les cinémas étaient nommément assignés à chaque communauté. En tout cas, il ne semble pas que les frères aient fréquenté les mêmes cinémas que les soeurs. Après tout, on vivait alors sous le régime d’écoles séparées comme les places à l’église, les garçons d’un côté et les filles de l’autre. Les frères d’un bord et les sœurs de l’autre… Et « swingnez » votre compagnie. Quel temps!

La religion et la politique

Deux événements

L’école Meilleur était dotée d’une grande salle et d’un théâtre. Cette salle était sou
vent louée en fin de semaine par toutes sortes de groupements qui réunissaient un grand nombre de membres. Ainsi, « la patente » l’Ordre Jacques-Cartier y tenait-elle ses réunions deux à trois fois par année. L’Ordre mobilisait alors toute l’école, toute la fin de semaine. Des placards bouchaient même toutes les fenêtres du premier plancher. C’était un « top secret » absolu.

On tenait aussi dans notre grande salle des assemblées politiques. J’ai vu de mes yeux vu, le candidat M. Fauteux en pleine assemblée contradictoire prier les partisans de s’agenouiller pour réciter deux dizaines de chapelet afin, avait-il dit, d’attirer les bénédictions du ciel sur les élections et aussi sur les futurs gouvernants. Certains l’ont aussi soupçonné de vouloir ainsi se purifier d’une réputation pas trop honorable qui le qualifiait de « chrétien à quatre roues »
[ii]. La cause de Dieu et celle de la politique à cette époque se donnaient souvent la main.

L’autre événement qui illustrait le climat de turbulence qui commençait à agiter la très sereine et très catholique province de Québec fut la grève d’Asbestos. Le parti pris de l’Église en faveur des ouvriers, le rappel de Mgr Charbonneau et l’arrivée du Prince Léger, soutien de l’Église, avaient fait les manchettes et suscitaient même en communauté, des débats passionnés. Nous les jeunes, on écoutait les plus âgés blâmer ou bénir les gestes de l’Archevêque et ou ceux de M. Duplessis.

Ce fut la première fois que je pris conscience de l’intérêt de certains frères pour les questions politiques. C’était une bonne dizaine d’années avant le frère Untel.

Mes deux années à l’école Meilleur me furent profitables à bien des égards. Le dynamisme de la communauté faisait œuvre de salut au sein de cette population de paysans encore peu habitués à la vie urbaine. Ce dynamisme qui émanait de la communauté lui était rendu. On était fiers de notre école et on proclamait avec fierté ses hauts faits. Ma vie religieuse, quoique bien en deçà de mes rêves, suivait les sentiers de ma vie professionnelle. J’étais prêt à voler de mes propres ailes.

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i] La province de St-Hyacinthe s’était scindée en la province de Granby qui gardait l’île La Motte comme centre d’études de vacances, et la province de Montréal qui avait à cette même fin acheté à St-Théodore de Chertsey un lac surnommé la « tub à Stan » en l’honneur du frère Stanislas directeur des études. C’est à bâtir ce camp que nous nous employions les samedis des mois de mai et juin: au camp central il fallait ajouter un réfectoire et une chapelle pour deux cents places environ, et cinq camps divisés en chambrettes (un gros avantage sur les camps à aire ouverte de l’île La Motte) munies d'électricité et d'eau courante et les sanitaires rattachés à chaque camp.


[ii]Les chrétiens à quatre roues, c’étaient ceux qui n’allaient à l’église que quatre fois dans leur vie : pour le baptême, pour la confirmation, pour le mariage et pour les funérailles.

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Prochaine publication: 18- Saint-Gabriel-de-Brandon - 1950 La lune de Noël


samedi 3 avril 2010

16- St-Victor - 1947-48 L'initiation à un dur métier

Comme dans toute initiation,
c'est dans le fait même de survivre qu'est le triomphe.
[Paul Auster] Extrait de La Chambre dérobée
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Saint-Victor, une des vieilles paroisses de l’Est de Montréal du quartier Tétreaultville. Son église est située à l’angle des rues Hector et Hochelaga, la résidence et l’école des frères s’élèvent juste de l'autre côté de la rue Hector.

En 1947, l'abbé Paquette détient cette cure depuis plus de vingt ans. Il est assisté d’un vicaire. Tout proche de l’église, rue Sherbrooke, la Canada Cement répand sa poussière grise sur toute la paroisse. Une malédiction !

Le fleuve coule tout proche, de l’autre côté de la voie ferrée. Une bénédiction ! Notre lieu de promenade en toute saison.

L’école St-Victor est contiguë à celle des filles dirigée par les Sœurs de Ste-Anne. Les Frères y enseignent depuis 1911. En 1947, leur salaire s'élève à environ 700$ par année. Leur logement, une bâtisse de deux étages, rattachée à l’école, est fourni chauffé et éclairé par la commission scolaire. Nous sommes sept frères sur la liste des obédiences de 1947.

Frère Anatole, le directeur, y arrive le même jour que moi. Il vient de l’École d’agriculture des Cèdres. On l’appelle Ti-Pape. Pourquoi? Je n’en sais absolument rien.

Frère Arcade, le sous-directeur, est le titulaire de la 8e & 9e. Il vient de l’école St-Bernardin, quartier St-Michel. Saint bonhomme, il n’en fume pas moins la pipe. Il m’a amené voir son ami, frère Robert, bossu, à l’école St-Bernardin à St-Michel. Par autobus et tramway. Une première.

Frère Roch, titulaire de 7e année et responsable de l’Amicale. Il compte déjà quatre ou cinq ans à St-Victor. Grand ami du curé Paquette, il lui tient compagnie sur la galerie pendant qu’on va aux vêpres. Il est aussi responsable des enfants de chœur avec frère Jean-Gaston.

Frère Réal est en charge de la 6e année. Originaire de St-Didace et fils de cultivateur, il est mon compagnon assidu de promenade sur le bord du fleuve. Il a la charge des Croisés.

Frère Octavius, titulaire de 5e et 6e années, est un très bon sportif. C’est lui qui organise les jeux avant la rentrée. Organiste, homme jovial au rire saccadé, encore profès temporaire. Il est à St-Victor depuis qu’il a quitté le Scolasticat.

Frère Jean-Gaston est en charge d’une 5e année. Profès temporaire, il en est à sa deuxième année d’enseignement. Homme autoritaire, il fait régner dans sa classe une discipline de fer. Il s’occupe aussi des enfants de chœur avec frère Roch.

Frère Florian- On m’a confié une 4e année. Je suis évidemment sans expérience. Frère directeur m'encadre de près.

Les classes de 1re, 2e et 3e années ont été confiées à des institutrices.

Quatre de ces sept frères mourront en communauté, les trois autres la quitteront avant de mourir. Taux de persévérance: 57%.

Premier tableau : Relâchement

J’arrive à l’école vers le milieu de l’après-midi. Dans la salle communautaire, un collet romain sur une chaise. Sur l’autre, un moine affalé. Il lit son journal la jambe droite passée sur le bras de la chaise, la soutane déboutonnée.

Le frère Directeur arrive vers 16h00. On ne sait trop quoi se dire. Les minutes ont des éternités à leur compte. Je m’offre à transporter les bagages. Ça dégèle un peu l’atmosphère. Rendez-vous à 17h00 pour la lecture spirituelle.

On attend. Il en manque deux. On attend. On se dit des riens qui percent un silence de gruyère. La prière. Mot de bienvenue du Directeur. Chacun est invité à parler de ses vacances. C’est court et vague. Ile La Motte pour la plupart. Frère Roch, en visite dans sa famille, Frère Arcade à St-Michel avec son ami Frère Robert.

Après souper, première promenade sur le bord du fleuve. L’eau, la grande nonchalance qui abolit les aspérités. Image de l’année, alternance de la langueur du temps et de l’aspérité des événements et du métier à apprendre.

Deuxième tableau : Un dur métier

La leçon de catéchisme

Parler de Dieu à trente enfants de dix ans dont les fourmis rongent les fesses et l’attention! On ne peut toujours pas les introduire dans l’enceinte de la Beatissima. Qu’ils sachent leur catéchisme, c’est ce qu’on (les parents, la direction de l’école, la paroisse) attend d’eux et de moi. Le vicaire vient à tous les quinze jours pour le vérifier. Alors, en rang pour la récitation comme à l’école St-Alexandre. Mais ils sont trente-cinq, non pas dix. On se tient tout croche. L’attention divague. Alors je gueule, je punis. Comme Yahvé avec son peuple revêche.

Vient la dictée. On est dissipé comme des petits diables. Je m’impatiente. Je gifle. La prochaine fois, dit le directeur, il faudra me les envoyer, j’ai une bonne « strap » qu’on appelle communément la « banane ». Pourquoi? Pas d'idée. Il était fréquent de l'utiliser, et le terme et la courroie.

Agripper une astuce pédagogique lorsque tu es en perte d’équilibre ! Même la Trinité n’y peut rien, du moins à court terme. Je récidive. Je perds les pédales, je claque. Frère Anatole me prend en charge. Son soutien est quotidien et réconfortant. À Noël, je m’accorde en pédagogie la note « passable ». C’est la patience de l’encadrement qui fait la force de la pédagogie des Frères et non Mgr Ross ce réputé maître de la pédagogie qu’on a à peine effleuré au Scolasticat.

Troisième tableau : Faire germer le ciment

Un jeudi matin de mai. Il fait froid. Toute l’école est en procession, les garçons et les filles, les frères et les sœurs. On chante les litanies. C’est le jeudi des Rogations. La procession monte la rue Hector jusqu'à Sherbrooke passe devant la Canada Cement et redescend sur George V.

Sancte Clememti! Aux sinistres incantations de ce bizarre défilé, tout le monde répond: Ora pro nobis! les hautes cheminées de la Canada Cement répondent en lançant, comme d'un encensoir, des bouffées d'une grise poussière qui étend sur les demeures et les gens son suaire de mort.

Sancte Victori, les enfants ne comprennent rien , Ora pro nobis! on n'a rien expliqué.
Sancte Hectori il suffit qu'ils suivent la procession Ora pro nobis!
En rangs croches. Peu importe. Sancta Anna, On fait la police! Ora pro nobis!

Sancte Leo! on aurait chanté Santa Klaus! l'ora pro nobis aurait suivi sans broncher et sans produire plus d’effet ni sur les trottoirs de la Canada Cement, ni dans la foi de ces jeunes robots fidèles.

Cette image me hante: des robots catholiques et des moulins à prière musulmans. Sancte Mahomete! Ora pro nobis! Rites agraires, semence jetée sur la rocaille d'un ciment urbain.

Je prends note de cette grotesque parade, défi au bon sens. Je n’ose en parler. Je ne suis que le p’tit nouveau dans la paroisse.

Et le lendemain, comme on me l’a demandé, je note les élèves qui sont porteurs de la médaille miraculeuse ou de son succédané, le scapulaire à trois étoffes de couleurs différentes, plus facile à laver. On s’exécute servilement, sans se rendre compte de la monstruosité de la démarche. Des rangées de prisonniers dans un camp de concentration. Des colporteurs de pacotille. Ah ! Si Jésus avait été là, il nous aurait certainement tous chassés hors de ce temple.

Et naïveté toute évangélique, je suis sur le balcon de la sortie de secours au troisième étage. Les enfants jouent dans la cour. On me rapporte que Gilles Blanchet s’est battu. Je le fais venir.

- Que se passe-t-il?
- C’est lui qui a commencé.
- Récitez votre Notre Père.
- Notre père… Donnez-nous aujourd’hui…. Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux… Ainsi soit-il.
- Allez-vous vous excuser? (On vouvoyait alors même nos élèves)
- Pas d’affaire, c’est lui qui m’a enfargé.
- Récitez votre Notre Père une autre fois.
-Notre Père… comme nous pardonnons à ceux …
- Répétez une autre fois encore.... et encore !
Après trois Notre Père, il cède.
- "Oui, fit-il en baissant la tête, j’vas y aller d’abord. "

Je le surveille de haut. Il s’exécute. Je suis content. Aujourd’hui, j’ai honte. Lui ne s’en rappelle probablement pas. Moi, si. J’en ai encore le goût amer. Ce n’est pas juste au Pérou que l’Église a joué de la lance ou qu’elle a tordu des bras au nom de Jésus-Christ !

Quatrième tableau : Des nouveautés

Avant la lecture spirituelle, le frère Directeur nous présente une nouveauté, dernier cri de l’heure : des plumes à l’encre qu’on n’a pas besoin de recharger. On les appelle les crayons à bille. Il y en a de plusieurs couleurs. Frère Directeur nous en a acheté un à chacun, à gros prix. On doit y faire attention. Un mois plus tard on les proscrit. Les crayons miracle tachent les doigts et, en dégoulinant, tachent les cahiers. Moi, je retiens 1947 comme l’année de l’invention des stylos à bille.

La même semaine, Monsieur le Vicaire, qui vient régulièrement faire le catéchisme en passant dans chaque classe, réunit cette fois-ci toutes les classes dans la salle de récréation. En avant de la scène, un mystérieux appareil. Sur un petit fil d’acier il a enregistré sa leçon de catéchisme. C’est une première. On connaissait bien les 72 tours mais que tout un chacun puisse enregistrer sa voix, la modifier et la diffuser à volonté, sans passer par aucun studio, quelle innovation ! Et c’est à Dieu que profitera cette innovation! Réjouissons-nous ! La voix de Dieu enregistrée et reproduite à volonté. C’est mieux qu’un moulin à prières !

Attention! Il faut faire silence. (les haut-parleurs de Dieu sont trop petits et de mauvaise qualité) Ça griche, ça grince, on n’entend presque rien. Pendant au moins une demi-heure. Heureusement que les professeurs sont là pour assurer la discipline. L’éducation chrétienne, c’est beaucoup de discipline…!

Cinquième tableau : Ile La Motte

Nous sommes près de deux cents frères répartis en quatre camps pour la période des vacances à l’Ile La Motte. On se baigne dans le lac Champlain, on le sillonne en chaloupe. Le matin, il y a cours dans des kiosques aménagés entre les camps.

Mon Brevet Supérieur ayant été complété grâce à des cours de fins de semaine, je commence des cours de latin avec frère Théodose. Dans l’après-midi il y a sieste ou promenade, étude, bain à 15h00, collation, sport, lecture spirituelle et souper. Aux repas du midi et du soir, frère Viateur, directeur du camp, qui souffre de la micromanie, nous harangue comme des enfants d’école que nous sommes devenus.

« Vous m’avez bien compris, en promenade, y en en a, là, qui vont pas mal loin, là. Vous m’avez compris, là, faut pas aller plus loin que la fourche à Jimmy. Vous m’avez compris? – « Oui. (cher) frère Directeurrrr » ... de répondre en chœur les deux cent frères.

La première année d’enseignement avait été pénible et décevante. Ces vacances à l’Ile La Motte me retapent la santé corporelle -et spirituelle surtout-, parsèment mon intelligence de nouveaux bourgeons. Et le soutien communautaire fait hausser mon espérance de vie dans la communauté.

Le 15 août, j’étais nommé à l’école Meilleur, un club-ferme de la province pour la formation des enseignants en difficultés. Ce sera là ma planche de salut.

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Prochaine publication: École Meilleur (1948-1950) Club-ferme des Frères du Sacré-Coeur