samedi 27 février 2010

11- Attraits interdits


La chasteté eut ses martyrs aussi bien que la foi
BOSSUET

Un matin ordinaire, après les emplois et avant ma pratique de sainteté à la chapelle.

Je revenais justement du sous-sol. Mon emploi consistait à tresser avec un autre novice environ dix pieds du cordon de laine noire qui fait partie de l’habit des Frères du Sacré-Cœur. Faites le compte. Environ douze pieds de cordon pour chacun des 600 frères que compte la Province de St-Hyacinthe. Ce sont les novices qui ont la charge de fabriquer tous ces cordons.

La machine à cordon, une patente toute simple qu’aurait pu monter Lucien. Imaginez un poteau fixé sur une base d’environ trois pieds de diamètre chargée de briques, pour lui donner de l’aplomb, aurait dit Hormidas. Le poteau d’environ cinq pieds de hauteur est évidé afin de laisser passer le cordon qui sera enroulé à la base au fur et à mesure qu’on le fabrique.

Les deux « homo faber » de cette fabrique, placés face à face, tiennent dans chaque main une grosse bobine de laine noire dont les quatre brins sont rattachés à l’intérieur du poteau évidé. Ils n’ont qu’à se lancer les bobines tour à tour, l’une à gauche et l’autre à droite, à environ quarante-cinq degrés avec le sol, pour que ces brins se croisent et forment un cordon bien tressé. Un jeu de lance-attrape, un vrai sport. Lorsque les bobines parviennent ainsi au haut du poteau, on arrête, on déroule un bout de fil de même longueur sur chaque bobine et on recommence. À ce rythme, il faut environ quinze minutes pour faire dix pieds de cordon.

Je monte à l’étage, dans la salle de récréation. Fait inhabituel, il y a un catalogue de Dupuis Frères qui traîne sur l’un des comptoirs de la salle. Je m’approche pour le feuilleter. Comme par hasard, je tombe sur la page 122. On y annonce des tricots de laine de différentes tailles pour jeunes filles. L’un des tricots annoncés est porté par une vraie jeune fille qui joue le rôle de mannequin. Elle jouit d’une poitrine bien développée. Je suis surpris de ma réaction. Une espèce de bien-être et de douce chaleur qui se répand dans tout le corps. C’est la première fois, à ma connaissance, que la vue d’un personnage féminin provoque en moi une telle réaction.

La censure commande tous les interdits à cette sorcière sûrement mandatée par Satan pour me corrompre. Mes doigts et mon esprit ne coopèrent plus. Mes doigts développent une stratégie de diversion en feuilletant d’autres sections inoffensives du catalogue, par exemple les outils d’atelier ou de jardin. Mon esprit est pris de panique. Il s’emploie à chasser l’intruse, tout en la reluquant en même temps du coin de l’œil, et à soupeser les critères de consentement, de même que les verdicts de culpabilité, de honte et de sentence à appliquer « au cas présent ».

Comme par hasard encore, les doigts qui feuillettent fébrilement la section des outils se retrouvent à la page fatidique. Oui, je la revois, elle était belle, les yeux pétillants, la chevelure légèrement ondulée, toute pure comme la Vierge Marie, très différente de la chaste Suzanne de nos fantasmes de carême.[1]

On peut bien risquer un œil et regarder sans consentir quand même! La même montée de chaleur et de bien-être se reproduit. Les doigts reprennent les trajets de fuite et reviennent aux mêmes outils qui n’ont plus aucun intérêt. L’esprit qui parraine les intentions est pris en otage comme un accusé, à la fois par la couronne et la défense. Cette fois, tu ne peux y échapper, tu es pris en flagrant délit de mauvaise pensée non repoussée.

- « As-tu vraiment cherché à voir et à revoir cette image? »
- « Non. »
- « À qui feras-tu croire que c’est par hasard que tu es revenu à cette page maudite? » « Qu’as-tu fait pour chasser la tentation?»
- « J’ai tourné les pages. »
- « Et la deuxième fois, as-tu consenti aussi longtemps qu’à la première?»
- « Mais je n’ai consenti à rien du tout, j’ai constaté, un point, c’est tout.»

C’est l’enfer! Le ciel et l’enfer en même temps. Il faut que j’en sorte. Je me décide enfin. Je fais demi-tour en ligne vers la sortie… je m’arrête brusquement. Il faut bien ranger ce catalogue! Je le prends, les doigts me brûlent, la fébrilité les active jusqu’à la page 122…

Et pendant que ma conscience délibère de nouveau ses arguties avec ma raison ratiocinante, mes doigts, enfermés dans la stratégie de la diversion, reprennent les mêmes chemins comme sous la commande du clic sur une touche à répétition. Page 122, le chandail bleu-gris, son mannequin, une montée de chaleur, les outils, la délibération, les sentences en sursis, un autre essai de diversion comme au football … Je suis pris, ensorcelé, comme Ulysse par les sirènes de la mer.[2] Comment m’en sortir?

Par un coup du hasard ou suite à un jeu de ficelles de mon ange gardien, un novice qui a terminé son emploi à la souillarde entre dans la salle. Il ne m’a pas vu, je l’espère, le catalogue Dupuis Frères entre les mains. Heureusement aussi que ma soutane peut voiler les indices de ma culpabilité et de ma virilité. Je suis comme un fuyard en marche rapide vers la chapelle. J’y eus ce matin-là beaucoup de distractions…

Le vœu de chasteté

Pendant deux ou trois jours, je fus tiraillé par ma conscience. Devais-je ou non avouer cette «faute» en confession ou consulter le frère Maître à ce sujet? C’est surtout la honte et le bon sens qui militaient dans le clan du non.

La honte. Toute question concernant la sexualité était considérée comme taboue. On n’en parlait jamais directement, ni en conférence, ni dans les conversations à peine dans les entrevues avec son directeur spirituel. Au Juvénat, il y eut bien une entrevue que l’on pouvait qualifier d’initiation à la sexualité. Un très bref résumé d’un cours de biologie sur la génitalité qui m’a semblé générer, autant chez le frère Maître que chez moi, un malaise à trancher au couteau. Ayant vécu toute mon enfance sur la ferme, il n’y avait pas beaucoup de secrets à pouvoir m’être révélés sur les « mystères de la vie ». En parler avec des exemples empruntés aux choux ou aux lapins était enfantin et frisait le ridicule.

Le gros bon sens

J’avais honte d’avouer ou de laisser soupçonner que je pouvais naviguer en eau aussi trouble, mais aussi, le gros bon sens m’incitait à considérer cet événement comme marginal et secondaire. Surtout, qu’une simple pensée si volatile, à peine une image évanescente, puisse mériter les flammes de l’enfer! C’était trop gros.

Le non l’emporta. Ma conscience ne s’en porta que mieux. Un peu de plomb dans les pattes ne permet peut-être pas de prodigieuses envolées, mais assure un bon équilibre.

Cet événement ouvrit cependant sur mon chemin vers la sainteté un autre champ de bataille hérissé de nombreuses embûches et dans lequel mon ennemi Satan avait posté ses propres espions jusque dans mes retranchements les plus intimes, dans mon propre corps… et dans mes pensées. Pourquoi serait-il mal de regarder une fille? Comment contrôler ses pensées? Des peines éternelles pour contrevenir à une loi de la nature…?

Jusque-là, pour moi, les péchés sexuels se limitaient à des touchers interdits. Quand tu vis en public, au vu et au su de tout le monde, c’est relativement facile à contrôler. C’était tellement gros le péché d’impureté, tellement honteux et tellement réprouvé par la société ambiante que la libido en était inhibée à sa source et semblait-il, à tout jamais. Mais, Satan veillait.

La littérature religieuse en matière de sexualité venait renforcer ces barrières. Le volume de Mgr Tihamer Toth « La chaste adolescence » circulait au Noviciat. Selon mes souvenirs, en plus d’élever la chasteté au-dessus des eaux troubles de la sexualité, en terrain sécuritaire et fade, il illustrait par des exemples frappants les nombreux torts que la pratique précoce de la masturbation par exemple (sans la nommer expressément), pouvait causer à la santé physique et mentale.

Touché par ces dictats qui faisaient autorité et désirant toujours devenir un saint, je braquai les phares de mes énergies sur un autre focus, celui de la pureté.

Je voguais de Charybde en Scylla. La recherche de la perfection en tout risquait de faire de moi un robot dont les automatismes sont peu efficaces dans le domaine de la vraie vie. La recherche de la pureté risquait de ramener sous la barre du zéro Celsius les énergies propres à la vertu de chasteté. Observer son vœu de chasteté se limitait alors à ne pas commettre de faute d’impureté. Saint Robot ou saint Zéro. Un saint mécanisé ou un saint congelé.

Heureusement que saint Bon Sens veillait. Épaulé par mon indolence naturelle et par mon sens critique de plus en plus aiguisé, je réussis à éviter de me fracasser la destinée sur le rocher robotisé ou sur l’iceberg aseptisé.

Le contact du frère Cyprien que j’admirais de plus en plus et la renommée du saint frère Auguste qui venait de mourir m’aidèrent à ramener ma quête de sainteté dans les normes du bon sens et entre les murs bien concrets qui abritaient ma famille religieuse.

La prière était toujours dans le décor. Mais, au lieu d’être la mystérieuse union mystique avec Dieu, elle se ramenait le plus souvent à l’humble demande de soutien et de force pour la traversée de la vie comme celle des milliers d’habitants qui, avant moi, avaient prié pour que la grêle ne détruise pas leur récolte.

La mortification, dégoûtée de sa passe maso, paissait dorénavant dans les prés de la simplicité volontaire. J’étais gagné à l’avance par le compromis d’une respectueuse distance de la richesse et de son confort. Cela ne me faisait pas trop mal, était bien vu et me rendait libre. Des privations qui ne paraissaient pas mais qui renforçaient les muscles de mon contrôle sur mes sens.

Quant à la chasteté, avant de prétendre à l’union mystique, j’avais plein à faire à chausser les bottes de pompiers employés à temps plein à éteindre les feux que ma libido d’adolescent allumaient dans mon corps, dans mes désirs et dans mes pensées.

Je réussis, je crois, par ces luttes corps à corps avec le réel, à devenir un novice ordinaire qui avait tout simplement du plaisir à vivre au jour le jour dans la famille des Frères et qui, sans trop de hasardeuses envolées, parvenait à garder en marche dans la routine du quotidien le moteur d’un merveilleux projet de vie.

Ma course à la sainteté, pour copier saint Jean Berchmans, c’était devenu la simple addition de petites choses ordinaires accomplies de façon extraordinaire. « Communia non communiter ».
_________________________________

[1] La chaste Suzanne et les vieillards est un récit du prophète Daniel (Dn 13,1….) qui était lu un certain jour du carême. Il comportait des descriptions érotiques « savoureuses » qui pouvaient bien être la source de « mauvaises pensées». Étant un texte sacré lu dans le cadre d’un office religieux, il incluait ses propres absolutions et fait notoire, il avait la vertu de maintenir dans la chapelle pendant toute sa lecture un silence tout à fait inhabituel.

[2] Cf. http://www.mediterranees.net/mythes/ulysse/epreuves/sirenes/leconte.html

Prochaine publication : 12 - Conversion aux participes passés

samedi 20 février 2010

10- Les olympiades de la sainteté


Ne pouvant
vivre qu'en deçà ou au-delà de la vie,
l'homme
est en butte à deux tentations : l'imbécillité et la sainteté :
sous-homme
et surhomme, jamais lui-même.
[Emil Michel Cioran] Extrait des Visages de la décadence

Un certain jour comme les autres en octobre 1945, après avoir célébré mes 16 ans accomplis. Je compte déjà deux mois de route comme novice, revêtu du matin au soir du saint habit des Frères du Sacré-Cœur. La magie du saint habit a joué pendant quelques jours. peut-être une semaine. Alors je flottais, j’habitais l’habit plus que mon propre corps. Puis, le naturel est revenu au galop. L’habit est devenu une habitude. Je me sens à l’aise dans ma soutane. Au lieu d’ajuster une cravate, tous les matins je noue le cordon à quatre rangs autour de ma taille, je vérifie si les pompons sont bien en place, à l’égalité l’un de l’autre à environ dix-huit pouces du sol.

J’ai cependant du plaisir, quand personne ne me voit sinon l’œil de Dieu toujours fixé au deuxième palier de l’escalier qui va des classes à la salle de récréation, à descendre l’escalier à toute vitesse de façon à ce que mon scapulaire vole au vent le plus haut possible.

L’œil de Dieu ne me dérange plus beaucoup. J’arrive à ne plus le voir et je crois qu’il en est de même pour lui. À force de répéter cet exercice, je parviens, en tenant à peine la rampe, à voler au-dessus de cet escalier en n'effleurant de la semelle qu’une ou deux de la douzaine de marches qu’il comporte. J’imagine l’œil de Dieu cligner lorsque j’atteins ainsi le pied de l’escalier sans fracas ni tapage notoires. Est-il fréquent de ne plus voir le policier nous surveille au coin des rues ou de l’imaginer condescendant?

Au bas du triangle qui loge l’œil de Dieu il était écrit: «Silence, Dieu vous voit». Tout jeune, on s’amusait avec le DIEU-PARTOUT. Au No 12 de notre p’tit catéchisme de Québec (on y revient toujours) on posait la question : « Où est Dieu ?»
PARTOUT était la réponse. « Dieu est-il dans la cave chez nous? » demandions-nous. «Bien sûr!» - « Impossible, on n’a pas de cave chez nous, ah! ah!
»

Probablement par fidélité à la tradition, il régnait au noviciat une atmosphère d’austérité et de dénuement différente de l’exubérance qui caractérisait la vie au Juvénat.

Un silence feutré enveloppait tous les sons de velours. La sobriété de l’équipement de la salle de récréation, le rangement impeccable des tables et des chaises, les conversations et les rires comme en sourdine qui ne perçaient pas les portes closes lui donnaient une ambiance de sanctuaire.

Les déplacements copiaient en ralenti cinématographique ceux des moines qui, en profonde méditation, semblaient glisser sur une voie ensablée et sans issue. Nous nous promenions les mains enfouies dans les larges manches à parement de la soutane, en parodie des hautes dames de St-Zéphirin qui, en hiver, la tête haute et l’air solennel, arpentaient la grande allée à la grand-messe de dix heures, leurs mains gantées enfouies dans un manchon de fourrure de renard.

Partout le règne du silence, un peu mal à son aise au milieu de ces jeunes débordant de leur vitalité de seize ans. Un exutoire était de mise à cette enclave. Le mien, celui qui me faisait voler au-dessus des marches, innocent et délinquant à la fois, me remettait en condition pour d’autres olympiades en vue desquelles je m’entraînais sérieusement, celles qui étaient couronnées par le halo d’or de la sainteté.

La sainteté

Comment en étais-je venu à pratiquer ce sport? Je ne saurais vous le dire vraiment. La lecture de la vie du saint du jour qu’on faisait tous les soirs au souper avant le Deo gratias? Les biographies de saints (saint Pie X – saint Stanislas, les saints martyrs canadiens …) que je dévorais et dans lesquelles, au stade d’une intense recherche d’identité personnelle, je me complaisais? L’attrait de ma nouvelle vie et l’aptitude naturelle de se voir au sommet en tout? Les réflexions que le décapant silence ambiant me forçait de faire? Sans doute un peu tout cela. J’étais mordu, ensorcelé, infesté à jamais d’un virus chronique, coûte que coûte, j’allais devenir un SAINT.

La prière, premier et principal nimbomètre
[1]

Je suis dans la chapelle du Noviciat. La vacillante flamme teintée de rouge de la lampe du sanctuaire m’indique que Jésus est présent comme toujours dans le tabernacle. Comme après chaque emploi, je viens lui rendre visite, lui dire bonjour. Plusieurs novices y viennent. La génuflexion d’arrivée, l’agenouillement, le temps d’une ou deux oraisons jaculatoires modulées sur les lèvres en code personnalisé, un petit salut de la tête, une génuflexion d’au revoir et, le devoir accompli, on s’en va jouer dehors.


Pour les mordus de sainteté, le scénario est différent. La prière, on le sait d’emblée, est un important appareil d’exercice à la sainteté et en même temps un nimbomètre de la qualité et de l’intensité du halo qui auréole l’être en instance de sainteté.

La visite au Saint Sacrement après l’emploi devient alors un rigoureux entraînement à la prière qui nourrit les muscles de la sainteté et en redore le nimbe. Je m’y entraîne trois fois par jour, le plus longtemps que je peux. Je reste à genoux, sans bouger, le cou et le regard tendus vers l’hôte qui habite le tabernacle. J’essaie de lui faire la conversation. Bonjour! Pas même un petit froissement du voile du tabernacle n’accuse réception de ma salutation. J’essaie un Notre Père que je dis lentement avec toutes les vibrations émotives possibles que porte chacun des mots. Cette prière, dite de cette façon me donne une intensité intérieure probablement similaire à celle de l’acteur qui s’introduit sous la peau de son personnage avant que le rideau ne lève. Mais le rideau ne lève pas. Je recommence pour me rendre compte que l’intensité diminue à chaque répétition. Le « Je vous salue Marie » ne clique pas du tout pour des raisons que je vous expliquerai peut-être un jour. Le "Gloire soit au Père"… a plus de résonnance. Une anticipation de mon prototype de sainteté. Puis, j’essaie des oraisons jaculatoires. «Jésus, Marie, Joseph, je vous aime» (un peu kétaine non!) J’en essaie quelques autres : «Jésus, Fils de Dieu, ayez pitié de moi.» (Indulgence 100 jours une fois le jour. - R. 27 février 1886) «Jésus, doux et humble de coeur, rendez mon coeur semblable au vôtre.» (Indulgence 300 jours chaque fois. - 13 - 15 septembre 1905).

Je me fous des indulgences accrochées aux oraisons jaculatoires. Je cherche la sainteté, pas le compte en banque. Mais ça ne clique toujours pas.

Ma recherche de formule m’a finalement permis d’expérimenter la puissance des mantras. Je m’en suis inventé un qui est efficace. Il me permet de faire dans la course à la sainteté du surplace pas trop essoufflant. C’est en latin, tiré du « Tantum ergo » que l’on chantait à tous les saluts du Saint Sacrement : "Da robur, fer auxilium" (donne-moi la force, porte-moi secours) Je le répète machinalement, comme un moulin à prière, jusqu’à ce que …

Compétition en sainteté

La course à la sainteté est tendue par une olympiade majeure qu’on appelle la canonisation. Sur le terrain même de l’entraînement, elle est aussi soumise à une très forte compétition.

… jusqu’à ce que mon rival, R.L., arrive. R.L. occupait toujours le premier banc à gauche. Du deuxième banc à droite, je le surveillais du coin de l’œil. Souvent il était là avant moi. La posture impeccable, la juste tension, le regard fixe, les yeux à demi-fermés, immobile, comme en extase. Et c’était ainsi à chaque visite. Jamais il ne s’assoyait, jamais il ne prenait un livre pour passer le temps. À tout coup, son halo brillait d’un éclat que le mien n’aurait jamais pu atteindre. Moi, à mon deuxième banc, je me tortille, les genoux me piquent. J’ai beau tendre l’oreille, jamais de réponse, de balbutiement, de mélodie, qui vienne d’en haut ou du tabernacle. Jamais! J’ai des fourmis partout, je me contorsionne comme un ver de terre. Rester à genoux, droit, bouffe toutes mes énergies. Je n’en peux plus. Le « da robur » tourne à vide..., et fais une génuflexion et je pars chaque fois un peu dépité comme le renard qui n’a pu décrocher les raisins de là-haut.

Bientôt je me dirai : La prière, c’est un peu comme la musique, les efforts ne suffisent pas il faut aussi avoir du talent ou du nimbe. Il me faut essayer autre chose. Y a-t-il une sainteté sans prière?

La mortification

La mortification, c’est aussi l’apanage des saints. Ils se sont inventé beaucoup de moyens de se faire mourir à petit feu comme l’indique l’étymologie du mot : mors-facere (faire la mort).

Il y avait d’abord le jeûne. Il était interdit pour nous, jeunes novices en pleine croissance, pendant le carême. J’ai réussi à boire mon chocolat et à manger mon gruau sans sucre. Résultat: à la fin du carême j’aimais mieux un chocolat non sucré et j’ai gardé cette habitude, même pour le café, toute ma vie. Quant au gruau, il me plaît de temps en temps de goûter la saveur naturelle des aliments sans valeur ajoutée. Que vaut un sacrifice si on y trouve du plaisir?

Il y avait aussi une grande variété d’instruments d’autotorture. En premier lieu, le cilice, cette ceinture de crin de cheval portée sur la peau qui piquait comme une cohorte de fourmis. Il semblait faire partie de l’équipement normal de tous les saints dont j’ai lu la biographie. Les autres trucs plus maso ne m’étaient guère accessibles : la flagellation, les cailloux dans les souliers, les ronces qui ensanglantaient le dos et calmaient les passions, les bains d’eau glacée et que sais-je?

Partisan d’une sainteté à effets rapides, j’osai donc demander au frère Cyprien, qui était Maître des novices, de m’autoriser à porter un cilice et
de m’en prêter un. Il questionna mes motivations. Pourquoi porter un cilice? Pourquoi les saints en portaient-ils? Je fus pris à dépourvu. Il me donna un choix de réponse. « Pour imiter Jésus couronné d’épines, pour faire pénitence pour nos péchés, pour lutter contre les tentations, pour imiter les saints… »

Je lui formulai un vague « un peu pour tout ça mais spécialement pour imiter saint
Stanislas de Kostka » dis-je sans trop savoir si saint Stanislas patron des novices avait jamais porté un cilice.. Il me remit une bande de crin munie d’un cordon qui permettait de l’attacher autour de la taille. Il me recommanda de ne pas le porter tout le temps, seulement le vendredi ou quelques jours par semaine, jamais le dimanche.

Je le portai quelque temps. C’était agaçant, mais on finissait par l’oublier. Ma cote de sainteté n’était pas à la hausse pour autant. Il m’a semblé que pour une réelle efficacité il fallait, comme pour Jésus, que le sang coule. Je réussis, à la dérobée, à m’organiser une ceinture munie de braquettes
[2] comme celles que grand-père Hormisdas utilisait lorsqu’il réparait les chaussures. Il me semblait qu’avec cet instrument, j’approchais du but. Mes sous-vêtements étaient tachés de sang. J’étais cependant déçu de l’aspect morbide de ce type de sainteté. Une sainteté dont on doit cacher les stigmates ne répondait pas à mes fins et m’était suspecte.

À l’entrevue de décembre, frère Maître s’informa de ma santé comme préambule et aussi de mes « pénitences ». Je dus lui faire part de mes cheminements. Il craignait l’infection. Il demanda à examiner mon dos. Et me suggéra d’abandonner cette pratique louant cependant mes légitimes efforts pour parvenir à la sainteté. Ma dose de masochisme épuisée, j’abandonnai cette pratique.

La fidélité à la Règle et la charité envers ses confrères étaient les plus grandes qualités d’un saint. Je faisais une grande confiance au frère Cyprien que je vénérais comme un saint. Pour moi alors, la sainteté prit un autre nom. Elle s’appela la perfection.

La perfection chrétienne

Nos manuels d’étude au Noviciat étaient le Catéchisme des vœux et La Perfection chrétienne.

Le catéchisme des vœux était une étude légaliste qui détaillait selon le droit canon les obligations inhérentes à nos vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Il n’y avait rien de très spirituel là-dedans.

Le manuel de Perfection chrétienne, qui était l’objet de nos principaux cours au Noviciat, traitait de la vie spirituelle d’une façon si floue que je n’en ai rien retenu. L’appétit de la sainteté n’y trouvait pas son compte si ce n’est comme un exercice d’endurance à accomplir, un devoir sans trop de plaisir ni d’agrément.

Cependant, dans toute cette initiation, le concept de perfection était davantage mis de l’avant que celui de la sainteté qui pouvait paraître un peu prétentieux. La perfection que l’on nous proposait d’atteindre, loin d’être relationnelle, était, seul avec Dieu seul, sous son regard, une perfection de rectitude à accomplir les devoirs de notre état de vie et, ce qui exigeait plus, celle d’une bonne entente avec nos confrères.

Une pauvreté de bout de chandelle, ce qui était relativement facile, une chasteté de lutte constante contre les «mauvaises pensées», ce qui était troublant, et une obéissance sans réplique, ce qui était pour l’avenir la principale et la plus difficile vertu à acquérir. Telle pouvait être mon embarcation vers le port de la sainteté.

Patronne de sainteté.- Sœur Élisabeth de la Trinité.

Frère Cyprien nous avait suggéré de choisir un patron qui nous guiderait sur les voies de la vie spirituelle. J’imagine qu’un grand nombre de novices ont dû choisir saint Stanislas de Kostka, patron des novices, qui nous donnait congé le 13 novembre.

Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus était aussi très populaire et très
médiatisée. À cause des révélations du Sacré-Cœur, sainte Marguerite-Marie Alacoque figurait même avec saint Jean dans la liste des patrons de l’Institut.

Mais moi je cherchais quelqu’un qui me permît de trancher sur le commun des mortels. Frère Cyprien me proposa la bienheureuse Sœur Élisabeth de la Trinité . Ce fut le coup de foudre. Pas que je voulais avec elle percer le mystère toujours mystifiant de la Sainte Trinité. Mais la Trinité à la place du Sacré-Cœur qui était la denrée commune, ça faisait spécial.

Frère Maître me passa même un volume qu’il connaissait probablement (Élisabeth de la Trinité, Écrits spirituels, Père Philipon, Seuil.)


Ce volume, bien en vue sur la tablette réservée aux livres de piété à ma place à la chapelle, fut mon vade-mecum pendant une bonne partie du noviciat. À l’occasion des visites au Saint Sacrement je m’endormis souvent en tâchant de le lire. Je ne comprenais pas grand-chose aux élévations mystiques de cette carmélite. Cependant le vocabulaire qui soutenait l’image de sainte Élisabeth me gardait affectivement dans le club des amateurs de sainteté. J’appris même par cœur les premières strophes de sa célèbre prière à la sainte Trinité.

"O mon Dieu, Trinité que j'adore, aidez-moi à m'oublier entièrement pour m'établir en vous, immobile et paisible comme si déjà mon âme était dans l'éternité! "


En récitant cette prière, je m’entretenais dans l’illusion d’un contact avec le divin. Cela me suffisait et me gardait bien au chaud. Et je me pris à désirer un jour de lire la Sainte Bible qui me semblait comme le nec plus ultra de tous les secrets divins.[3]

Ainsi, tout le noviciat se passa sous le parapluie d’une intense initiation à la sainteté. Malgré mon incapacité chronique de m’adonner vraiment à la prière, malgré le peu de résultats que donnaient mes pratiques de mortification et malgré le flou non mesurable de ma vie spirituelle, je gardai pour longtemps l'obtention de la sainteté comme le cap de mon itinéraire de vie. Je répétai intérieurement mon mantra pendant plusieurs années.

C’étaient les seuls moments où je sentais une certaine présence protectrice de Dieu, plus même que lorsque je recevais la Sainte Communion .
__________________________________


[1] Nimbomètre néologisme composé de nimbe qui signifie disque doré cerclant la tête du Christ et des saints dans les représentations du Moyen Âge et de mètre, mesure.

[2] Cf Dictionnaire de français du Canada http://www.dicocf.ca/glb17.html
BRAQUETTE s. f. Broquette. ¬ Fr. - Broquette = petit clou à tête dont se servent les tapissiers. Braquet = petit clou à ferrer les souliers. ¬ Can. – Voir : Bracket.

[3] Un certain dicton. qui circulait en ces temps dans les milieux catholiques, soutenait qu’on ne pouvait pas lire la Bible avant l’âge de trente-trois ans, l’âge du Christ. C’est à bord de l’Empress of Britain, en voyage vers Rome que j’ai eu entre les mains pour la première fois de ma vie la Sainte Bible. Elle était en anglais et je venais tout juste d’avoir 29 ans. Un beau cas de précocité religieuse!

Prochaine publication : 11 - Attraits interdits

samedi 13 février 2010

9- Le postulat, c'est sérieux

LA VOCATION, C’EST D’AVOIR POUR MÉTIER SA PASSION [Stendhal]

Le sujet de la publication de cette semaine porte sur le concept de vocation et l'attrait qu'il exerçait chez les jeunes qui réfléchissaient à leur avenir.
L'anecdote rapportée par madame Michelle Mercier, en plus de nous rappeler l'époque de l'omniprésence de l'Église dans la société québécoise, nous fait voir quelles aberrations pouvait contenir le discours religieux proposé aux jeunes.
Je remercie bien cordialement madame Mercier de son initiative et je rappelle à tous que les pages du blogue Vol. II sont ouvertes à toute communication ou commentaire qui serait de nature à éclairer et à mieux faire comprendre cette tranche de notre histoire et les institutions qui l'habitaient.
Michelle, nos lecteurs vous remercient.
Florian

Voir texte et vidéo de Michelle Mercier. (Il s'agit d'une vidéo prise à l'insu de son auteur mais publiée avec sa permission) CJ

LA CHANCE EST UN HASARD, LE BONHEUR UNE VOCATION
LA VOCATION N’EST QUE LE RÉSULTAT DE LA PRATIQUE (Jean Piat]


Les vacances avaient passé à la vitesse des jours heureux et sans histoire. Le carrousel de cette vie en capsule reprenait sa tournée, nous laissant admirer tour à tour les chatoyantes couleurs de l’automne et ses mirobolants couchers de soleil, les veloutées et bleutées étendues de neige sur lesquelles on glissait avant l’étude de cinq heures, la fébrilité des printemps autour des jardins à planter puis, la détente de l’été et ses longues heures de flâneries, un livre ou une raquette de tennis à la main. Et ce tour du carrousel en spirale ascendante nous ferait, par petits bonds presqu’imperceptibles, passer d’une enfance sans souci à une jeunesse aimantée par un projet de vie.

De juvéniste à postulant, de la cravate rouge à la cravate noire épinglée de l’écusson des Frères du Sacré-Cœur, du Juvénat au Noviciat, nous deviendrons très bientôt revêtus d’une autre identité, celle qui tire sa généalogie de l’au-delà.

Être postulant

Le 4 février 1945, nous sommes quarante-trois réunis à l’oratoire du Juvénat. Il est 16h00. Nous sommes en retraite. Les autres juvénistes, en silence depuis le matin, ont droit, eux, à une récréation après la collation. Nous, c’est sérieux. Nous assistons à la première conférence donnée par le frère Maître, juste à nous, les futurs postulants.

Déjà, il nous fait chaud au cœur d’être mis à part. Non seulement serons-nous les plus anciens des juvénistes, les modèles, ceux à qui on confie les plus grandes responsabilités, mais aussi, dans trois jours, nous serons inscrits dans la grande famille des Frères du Sacré-Cœur, au premier palier des quatre échelons à gravir pour devenir un frère à part entière, consacré à Dieu pour la vie.

Le frère Maître nous donne la première leçon d’initiation à la vie religieuse comme frère du Sacré-Cœur. Le postulat est en effet une étape canonique obligatoire de six mois avant la prise d’habit. Nous porterons l’insigne de la communauté : un blason comprenant un écusson et une devise. L’écusson des Frères du Sacré-Cœur représente le cœur de Jésus couronné d’épines, sur fond or, surplombant une partie du globe terrestre. La devise tient en trois mots latins : Ametur Cor Jesu qui signifient : « Que soit aimé le Cœur de Jésus ». Cette devise sert de cri de ralliement des Frères dans leurs principaux rassemblements.

Le frère Maître nous explique : « Postuler signifie demander; avant d’entrer, il faut frapper à la porte, indiquer notre désir d’entrer. »

Notre entrée dans l’Église s’était faite ainsi.
« Que demandez-vous à l’Église de Dieu? » m’avait d’abord dit le curé Brassard qui m’a baptisé le jour même de ma naissance .
Mes parrain et marraine avaient répondu à ma place : « La foi
« Que demanderez-vous à la fin de votre postulat? Quelqu’un peut-il me le dire »? d’ajouter le frère Maître.
« D’être admis dans la communauté. »

« C’est exact. Jusqu’au quinze août, vous serez sur le perron de la communauté. Vous frapperez à la porte. Vous signalerez votre désir de devenir frère du Sacré-Cœur, vous tâcherez de vous en montrer dignes

Il continua en nous annonçant qu’il nous réservait une conférence par semaine, juste pour nous les postulants. Afin de nous faire mieux connaître l’Institut et ses œuvres, son histoire et les frères qui l’ont faite. Il nous informa aussi de l’entrevue que nous aurions pendant la retraite avec le frère Josaphat, le supérieur provincial de la province de St-Hyacinthe.

Il nous remit un manuel des Postulants
[1] qui nous guiderait dans notre préparation au noviciat. Nous aurons à le lire, à le mettre en pratique et à subir un examen oral de sa compréhension avant la fin du postulat.
Tel est en substance le discours que frère Maxime nous tint trois jours avant notre accès au premier palier de l’Institut. La fierté gonflait nos poumons et mobilisait en nous de toutes nouvelles énergies.




La vocation – L’offre et la demande

Notre système économique capitaliste cherche son équilibre entre deux pôles opposés : l’offre et la demande.

C’est la dynamique même de l’amour. Le juste équilibre entre ces deux pôles alternatifs fait l’harmonie. La vie religieuse est, à un niveau supérieur, la reprise de cette dynamique. Le postulat, c’était le pôle de la demande. Le pôle de l’offre dans la vie religieuse porte le nom spécifique de ‘vocation’, vocable qui vient de ‘vocare’ qui signifie appeler. Notre demande d’entrer en communauté devait être en fait une réponse à une invitation (à une offre) reçue de Dieu.


J’étais entré au Juvénat sans la vocation. Du moins il n’en avait pas été question dans l’invitation que m’avait faite frère Camille d’entrer au Juvénat de Granby. Et je n’avais pas entendu d’appel particulier pendant mes deux premières années de Juvénat. Les appelés, sont des privilégiés. Il est vrai que je me considérais comme chanceux de pouvoir vivre au Juvénat. On me le disait et je l’appréciais grandement. Mais je n’avais jamais pris conscience que quelqu’un pour m’amener là avait tiré les ficelles d’en haut, qu’il m’avait choisi, que j’étais prédestiné de toute éternité à devenir frère du Sacré-Cœur, marqué par ce destin.

Avec le postulat, malgré que nous étions dans une situation de demande, c’est l’offre qui occupa les ondes. On se mit à nous parler intensément de vocation. L’invitation de Jésus au jeune homme riche, « Viens et suis-moi », figurait en exergue de la plupart des discours sur la vie religieuse. Vie religieuse devint synonyme de « vocation ».

Avoir la vocation, c’était comme avoir un trésor qu’il fallait découvrir au-dedans de soi et préserver contre les nombreux dangers de le perdre. Comment savoir si on avait la vocation ou si on ne l’avait pas? Quand et comment Jésus appelle-t-il à sa suite? Étais-je bien certain d’avoir été appelé?

Ces interrogations semèrent le trouble en moi. Je n’osais en parler de peur d’être déclaré inapte, orphelin de vocation, un apatride, un paria perdu au milieu d’élus. Quand un juvéniste ou un jeune frère quittait la communauté, on donnait souvent comme raison passe-partout de son départ « qu’il n’avait pas la vocation ».

Manquer sa vocation apparaissait alors comme une catastrophe. Le frère d’un de mes oncles avait « perdu sa vocation », nous disait-on; il avait quitté la communauté des Frères dont il avait porté l’habit. On le considérait comme bizarre, comme quelqu’un qui n’était pas à sa place.

Je fus la proie d’un trouble, d’une inquiétude, pas encore d’une angoisse, pendant tout le reste de la retraite...

Heureusement, après la retraite, le gros bon sens d’habitant me fit vite tomber sur mes deux pattes et me permit de continuer ma marche sur le tapis roulant du quotidien sans trop m’enfarger. Je réalisai petit à petit que le mot « vocation », surtout de la bouche d’un prédicateur de retraite, souffrait de la même obésité verbale que l’enfer de Dante ou celui des prédicateurs de carême.

Au lieu d’être, conformément à son étymologie, une gentille invitation à souper à la table du maître, le terme vocation prit les allures du destin, le vieux « fatum » romain qui prenait du service sous un habillage de baptisé. Jupiter sous les traits de Dieu le Père demeure toujours Jupiter. Il accablait sous le joug de la vocation, ou dans mon cas, de la non vocation. Étais-je un « a-vocationné »?

Et l’Évangile y allait aussi de ses menaces. « Celui qui a mis la main à la charrue et qui regarde en arrière, n’est pas digne de moi. » (Luc IX, 62) On épiloguait aussi sur le regard assombri du jeune homme riche qui, ayant de grands biens, ne put les laisser pour suivre Jésus. (Mc 10, 17-27)

À vrai dire, cette tonalité en mineur de notre état de postulant, même si elle faisait parfois vibrer nos cordes de peur, nous affectait peu. L’ambiance qui régnait au juvénat, même pendant les six derniers mois du postulat, n’était pas assombrie par la menace ni alourdie par la pesanteur du destin. Nous vivions, avec ou sans vocation, l’état d’innocence des enfants de Dieu, tout fiers de notre titre de postulants qui nous situait un cran plus haut dans notre appartenance à la grande famille des Frères.

Jusque-là, le « nous » qui définissait notre appartenance se limitait aux juvénistes et au personnel du Juvénat. Avec le postulat, le « nous » s’agrandit à la dimension de l’Institut. Deux événements en particulier contribuèrent à intensifier mon attachement à l’Institut et à nourrir un esprit de famille de plus en plus étendu : la fondation de la mission d’Haïti et «La perle au fond du gouffre».

La mission d’Haïti

C’est le branle-bas de combat au Mont en cette fin de juin 1944. Nul autre que le Consul d’Haïti vient nous rendre visite. Toute la communauté du Mont est rassemblée dans la salle académique. Depuis une semaine, le frère Richard fait répéter des chansons haïtiennes à son petit groupe de chanteurs choisis. Six frères en soutane blanche occupent les sièges de la première rangée. Ce sont les premiers missionnaires qui iront en Haïti prendre la charge d’une école à Miragoane et d’une autre aux Cayes.

Les nouveaux missionnaires sont présentés à Mgr Colignon qui les a recrutés et au Consul qui prononce un discours chaleureux, débordant d’éloges à l’endroit des Frères et du bien qu’ils feront en Haïti. Un goûter au réfectoire des frères suivra cette cérémonie. Dans les ailes, les conversations rouleront pendant un certain temps sur Haïti, ses ti-mounes », et ses coutumes. Les six premiers missionnaires en Haïti, des héros que l’on portait bien haut à notre temple de la renommée.

La fierté est au zénith. Et rien n’est plus beau au monde que d’être missionnaire…en soutane blanche. Je serai missionnaire, j’en ferai la demande le plus tôt possible. Quelle belle famille!

La perle au fond du gouffre

En 1937, les Frères du Sacré-Cœur de la province de St-Hyacinthe avaient ouvert une mission au Basutoland. Au début d’avril 1941, cinq frères du Sacré-Coeur s’embarquaient sur le Zamzam, bateau égyptien, pour se rendre prêter main forte aux quelques frères qui y oeuvraient déjà depuis quatre ans. Quelques pères Oblats étaient aussi du voyage dont le père Eugène Nadeau[2]. Le 17 avril 1941, le Zamzam est arraisonné par les Allemands et coulé le même jour. Les passagers sont déportés dans un camp de concentration en Allemagne où ils séjourneront comme prisonniers de guerre jusqu’à leur libération, en mai 1944.

Quatre des cinq frères rescapés sont venus donner leur témoignage au Mont-Sacré-Coeur. Ils furent traités comme des héros. On buvait leurs récits et une multitude de questions ont prolongé la rencontre. Le lendemain, ils sont même venus prendre le dîner au Juvénat et causer avec nous pendant la récréation du midi. L’un d’eux, frère Georges-Aimé, devint l’année suivante provincial de la province de Nouvelle-Angleterre créée en 1945. Je ne sais ce que les autres sont devenus. Ils étaient et sont toujours pour moi des frères, et j’étais fier de faire partie de cette glorieuse famille.

Chaque année, la nomination de nouveaux missionnaires était grandement attendue. Ces frères, dans mon esprit et dans mes souvenirs, faisaient figure de saints, à l’égal des saints martyrs canadiens. Et moi, j’étais déjà missionnaire et missionnaire martyr.

Quand, en 1945, on ouvrit une nouvelle mission au Brésil, je demandai une entrevue avec le frère provincial pour lui indiquer mon désir de devenir moi aussi missionnaire. Il m’accueillit avec sympathie, me félicita de ma générosité et me précisa qu’il ne prenait les noms des volontaires pour les missions qu’après quelques années de profession et pas avant la fin du scolasticat. Pour moi, il ne s’agissait pas d’un élan de générosité mais d’une occasion de satisfaire ma soif d’exotisme et probablement aussi d’un désir de me faire valoir auprès de mes pairs.

Était-ce une manœuvre compensatoire pour la faible estime que j’avais de moi-même? Il ne faut pas, avait dit Jésus arracher l’ivraie de peur de détruire en même temps le bon grain. (Mt 13, 24-43)

Les maisonnées d’Hormisdas et de Lucien

Et pendant que grandissait ma nouvelle famille et que je grandissais en elle, la maisonnée d’Hormisdas s’estompait de plus en plus dans le flou de la parenté généalogique.

Mon grand-père Adélard est décédé en octobre 1943. Je n’ai été informé de son décès que quelques jours après ses funérailles. On n’aura pas voulu, m’a-t-on dit, me déranger dans ma vocation. Dans le cas de grand-père Hormisdas, décédé le 28 décembre 1944, je ne l’ai su qu’après les vacances, le 6 janvier. Rigueur de l’hiver, difficulté des communications, on ne voulait pas me faire manquer mes vacances de Noël. Dans les deux cas j’ai été surpris et attristé de ces dispositions.

Je reçus un hockey comme cadeau de Noël ou à la traditionnelle pêche du jour des rois.[3] Comme je n’avais pas plus d’atomes crochus qu’il n’en fallait avec le hockey, j’ai sublimé ce cadeau en le changeant, après entente avec les frères Louis-Bernard et Aldéric, pour un crucifix que j’envoyai à maman pour le jour de son anniversaire, le 14 janvier 1945. Double processus d’idéalisation, celle de mes parents dont l’affection n’était plus nourrie de concrètes expériences de vie et celle de mes propres valeurs transformées par mon environnement religieux.

Le premier jeudi de chaque mois, c’était de rigueur et de coutume, on écrivait à nos parents. Maman me répondait en me donnant des nouvelles de la famille. Jamais aucun autre membre de la famille ne m’écrivit excepté frère Camille qui venait aussi passer quelques heures avec moi pendant les vacances d’été. Dans le temps de Pâques c’était papa qui prenait le soin de m’envoyer un bocal de tire et de sirop d’érable. Délicieuses saveurs d’un pays déjà loin.

Le juvénat, un petit coin chéri de mon paradis


Après deux ans et deux mois de juvénat, j’étais fier, au début de juillet, de déménager mes pénates au Noviciat. Ces deux années avaient porté leur fruit, raffermi mon désir de devenir Frère du Sacré-Cœur. Chacun de mes confrères d’alors est demeuré un ami qu’il me fera toujours plaisir de revoir. Le juvénat fut un temps inoubliable de croissance et de transformation, une période émaillée aussi de fort bons souvenirs.
Si cette institution existait encore comme je l’ai connue, je la recommanderais volontiers à mon petit-fils. Jamais je n’endosserai les trop faciles critiques de cette pratique basées sur je ne sais quelle fumisterie psychologique. Le juvénat fut un petit coin de mon paradis chéri, je le courtise encore avec mes plus beaux souvenirs de vie.

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Voir texte et vidéo d'une retraite fermée au féminin : La vocation par Michelle Mercier

[1] En 1945 il y avait au Juvénat un Manuel des Postulants probablement de rédaction maison qui contenait surtout des règles de conduite que les postulants devaient observer. En 1956, la Maison généralice établie à Rome publia elle aussi un Manuel des Postulants qui était plutôt un manuel de spiritualité chrétienne qu’un code de conduite comme l’était le manuel que nous avions reçu. Cf. quelques extraits de ce manuel. clic

[2] Le père Eugène Nadeau relata cet événement dans le volume publié par Fides ayant pour titre « La perle au fond du gouffre ». Ce volume figura dans la liste des manuels de lecture approuvés en 1948 par le Département de l’Instruction Publique.

[3] Il était de tradition le soir des Rois de clore le règne du roi choisi par la fève cachée dans le gâteau en organisant une pêche « miraculeuse ». Des cadeaux qui n’avaient pas été distribués à Noël ou que les frères des maisons avaient envoyés au Juvénat étaient cachés dans un étang voilé. Suite à des points accumulés à différents jeux, dont le euchre on obtenait des droits de pêche. C’était toujours une surprise de voir ce qui pouvait sortir de cet étang artificiel.

Prochaine publication : Le Noviciat : 10 - Les Olympiades de la sainteté

samedi 6 février 2010

8- Retraites et amitiés particulières


Qui n'a pas les faiblesses de l'amitié n'en a pas les forces.
Joseph Joubert

«Sur cent damnés qui se tordront sous les feux de l’enfer pendant toute l’éternité, il y en aura au moins quatre-vingt-dix-neuf qui seront là à cause des péchés d’impureté. »

C’est un père rédemptoriste, austère comme le carême et portant une large soutane noire fermée au cou par un collet à revers, qui ouvrait la retraite de fin d’octobre par ces tonitruantes et menaçantes paroles.

On avait peur, on se répétait ces menaces et les descriptions qu’il nous faisait de l’enfer.

La fameuse horloge qui à chaque tic tac disait deux mots : TOUJOURS – JAMAIS – Toujours souffrir, jamais sortir.

Et l’éternité, c’était l’image de cet aigle qui tous les mille ans frôlait de son aile le sommet du Mont Everest. Lorsque le mont serait usé à l’égalité de la mer, l’éternité ne ferait alors que commencer.

Notre imaginaire étincelait de feux de Bengale, nos émotions brassées par ce tisonnier étaient à vif. Mais quel bon prédicateur! On le préférait à celui qui pendant une heure alignait des paroles de guimauve sur la charité fraternelle.

Les dominicains, c’était autre chose. Il en venait un par mois pour nous prêcher la récollection. Grassouillet comme Obélix, il portait une bure blanche assez courte pour laisser voir de longs bas blancs qui s’enfouissaient dans des souliers noirs vernis. Il déambulait en godillant, accédait péniblement à la tribune qui lui servait de chaire, s’y installait confortablement et avec le verbe sonore que j’imagine à Bossuet, commençait son sermon: « La mortification mes frères ... »

Plusieurs devaient se pincer les lèvres pour ne pas pouffer de rire. C’était un prédicateur d’origine française, très coloré et très littéraire. Le coloris de ses expressions et l’harmonie de ses phrases qui résonnaient en écho nous berçaient comme les ondes d’un grand orgue. Il nous semblait même le voir flotter sur les modulations de sa voix comme un baril sur la mer. Francis Barillec était son nom.

Les jésuites étaient plus méthodiques et plus sérieux et généralement plus « plates ». Ils étaient les spécialistes des grandes retraites de six jours, huit jours et vingt et un jours.

Mais revenons à notre père rédemptoriste. Cette ouverture en mode « dies irae » nous acheminait vers un dédale de mises en garde contre les amitiés particulières. À l’entendre, c’était un grand mal comme la peste qui s’infiltrait dans les communautés religieuses et y causait des torts considérables. Il fallait éviter les amitiés particulières, les dénoncer, et il revenait aux supérieurs de les briser.

Jamais on ne définissait bien clairement ce qu’était une amitié particulière, ni ce qui la distinguait de la camaraderie ou de l’amitié tout court. Ni non plus comment la charité fraternelle et l’affection mutuelle pouvaient dégénérer en amitié particulière. Corruptio optimi, pessima
[i]

Suite à cette prédication cependant, un climat de suspicion régnait au Juvénat pendant quelques jours, jusqu’à ce que le naturel revienne sur son galop…

J. B. était un juvéniste avec qui je m’entendais bien. Nous avions entrepris ensemble de refaire le terrain de croquet. Pendant les récréations et chaque fois qu’on avait un temps libre, on s’appliquait à tamiser le sable, à le mêler à de la glaise, à l’exposer au soleil ou à l’humecter, dans le but de trouver la formule parfaite. Absorber l’eau de pluie et maintenir par temps sec et à toute température une surface plane et ferme telle était la cible de notre laboratoire à ciel ouvert. La quadrature du cercle. C’était pour nous un jeu qui nous procurait beaucoup de satisfactions. Tous les moments libres nous retrouvaient côte à côte, JB et moi, en train de mijoter nos plans ou de les mettre à exécution. On n’excluait personne, mais personne ne se pointait pour faire équipe avec nous.

Je me suis assez longtemps (c’est-à-dire quelques instants pendant une journée ou deux) demandé si je ne devais pas cesser cette activité avec JB par peur d’être contaminé par une amitié particulière.

Je n’en fis rien et n’en dis mot à personne. La dynamique de l’indolence jointe au gros bon sens nous protégeaient de cette peste ainsi que des paralysants scrupules qu’aurait pu générer la prédication du bon père.

Un peu plus tard, à l’hiver, Claude, Albert et moi n’étant guère habiles au hockey (Claude venait de Gentilly et Albert de Ste-Agathe) nous préférions, à la récréation de 16h00, partir en ski de fond. C’était souvent un «nowhere» comportant beaucoup d’arrêts. Nous placotions à trois sur toutes sortes de sujets. Le surveillant prenait les devants ou exerçait une surveillance plutôt lâche. Albert était le plus populaire de nous trois auprès des autres juvénistes. Il nous est arrivé, une ou deux fois mon père, à Claude et à moi, d’insister auprès d’Albert, au nom de l’amitié, pour qu’il vienne avec nous et qu’il ne brise pas les liens qui nous unissaient. Il nous a alors répondu qu’il ne voulait pas créer « d’amitiés particulières » et qu’il jugeait bon d’espacer nos rencontres pendant quelque temps. Notre amitié survécut à la fonte des neiges qui modifiait la forme de nos activités récréatives, mais elle n’avait plus rien de « particulier ». Ouf! Avons-nous ainsi échappé au feu de l’enfer?

On disposait de beaucoup de moyens pour contrer ce monstre. Se tenir toujours occupé était la clé principale de tous ces trucs. D’où la pratique intense des sports en toute saison. L’horaire réglé au quart de tour répondait aussi à cette fin.

Et il fallait également toujours se tenir en groupe. Un frère ou parfois un juvéniste plus âgé était aussi surveillant d’office à toutes nos activités.

Malgré toutes ces précautions, il m’est arrivé de constater que l’amitié particulière avait fait des victimes au Juvénat. On soupçonnait toujours un peu ceux qu’on appelait les « méméres », quelques grappes de quatre ou cinq juvénistes qui n’aimaient pas les sports et qui se regroupaient pendant les récréations libres pour placoter. Ils semblaient éprouver du plaisir à ce sport. On comprenait vite qu’on n’avait pas de place au sein de ces groupes.

Or, à quelques reprises, peut-être trois fois pendant tout mon Juvénat, j’ai constaté qu’en l’espace d’une semaine quelques membres de ces groupes avaient subitement quitté le Juvénat. Suspect?... Non!...

J’ai pourtant été témoin d’une amitié particulière flagrante qui a entretenu les commérages et les sourires de complicité pendant plusieurs mois. Elle était flagrante parce qu’inédite et imprévisible. C’était entre Eugène et Roberval. Eugène était peut-être le juvéniste le plus sportif que nous ayons connu. Habile dans tous les sports, il était toujours le lanceur partant lorsque l’équipe de baseball du Juvénat rencontrait celle des novices ou des scolastiques.

On le retrouvait vainqueur à tous les tournois annuels de tennis et il était le premier compteur de son équipe de hockey. Roberval était son opposé, une commère de la plus pure espèce. La pratique du sport était un martyre pour lui.

Pourtant, l’étincelle jaillit entre les deux. Ils semblaient avoir du plaisir à se retrouver ensemble. Eugène était plus âgé. Il est passé au noviciat avant Roberval. Quand il y avait des rencontres entre les juvénistes et les novices et plus tard entre les novices et les scolastiques, on les retrouvait toujours ensemble. Que pouvaient-ils bien se dire, qu’avaient-ils en commun? La vie les a emportés chacun de son côté et Roberval, qui était de notre groupe de profession, a même célébré son jubilé d’or de vie religieuse. Quelle différence pouvait-il bien avoir entre cette amitié et celles qu’on dénonçait du haut de la chaire, celles qui pouvaient mériter les foudres divines?

Je finis par comprendre, sans avo
ir les mots pour le dire, que les amitiés particulières couvraient un mal beaucoup plus sérieux et que ce mal, c’était l’impureté.

Et qu’est-ce qui était impur au Juvénat ? Pas le sang ni les aliments, ni l’air que nous respirions, mais les pensées, les touchers, les propos, tout ce qui pouvait porter la marque de la sexualité. C’était les péchés de la chair.

Plus tard, je me rendis compte que les milieux religieux souffraient à divers degrés d’une psychose de la chair et de ses plaisirs. Cette psychose projetait une ombre paralysante sur toutes les marques d’affection et d’amitié, disons normales, entre les frères. Cette psychose tenait souvent lieu de spiritualité, définissait, en image inversée, les paramètres du vœu de chasteté. Elle n’empêcha cependant pas l’éclosion ni la permanence d’amitiés ‘particulières’ saines et profondes entre plusieurs confrères.

Quant au spectre des « amitiés particulières » dénoncé à grand renfort d’interdictions à cette époque, je crois qu’il faut le ranger dans le grenier des épouvantails d’avant la guerre, avec la croix de la tempérance et les interdits du temps des prohibitions. La religion avait la peur pour complice. La peur garantissait la foi et aussi la vocation.
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[i] « La corruption du meilleur est la pire.» Par cette sentence, on nous mettait en garde contre nos meilleures intentions. Il fallait être toujours aux aguets. Heureusement que le naturel est doué de bon sens qui, après une journée ou deux, remettait les pendules à l’heure.