samedi 30 janvier 2010

7- Dimanche au Juvénat

LE DIMANCHE EFFACE LA ROUILLE DE TOUTE LA SEMAINE [Joseph Addison]

CE QU'IL Y A DE MEILLEUR LE DIMANCHE C'EST ENCORE LE SAMEDI SOIR
[Gilbert Cesbron]

Les allures du dimanche, son costume, ses atmosphères, ses conversations même, débutaient à vrai dire le samedi soir, après la douche de 17h00. C’était alors comme s’il y avait changement complet de la garde. Tous, cravatés de rouge ou de bleu, portaient une chemise blanche propre fraîchement sortie des "calendes"(1). On cirait ses souliers, on mettait de l’ordre dans son casier et en classe, dans son bureau, on rangeait tout. On se tenait plus droit dans les rangs, bref, on se comportait comme s’il devait y avoir inspection générale ou visite d’un grand personnage.

Habitudes commandées par un ‘au cas où’ on aurait de la visite. En effet, le dimanche, c’était le jour de la visite. Tout semblait graviter autour de ce pôle.

Et si on annonçait pour le samedi soir une « séance » à la salle académique qui réunissait parfois toute la communauté du Mont ou la projection d’un film, ou même une soirée de famille, alors la fébrilité s’activait d’autant. Ces activités, en plus de l’intérêt qu’elles suscitaient, avaient aussi le pouvoir de retarder l’heure du coucher.

La matinée du dimanche, principalement réservée au Seigneur, prenait aussi une tonalité spéciale. Pas qu’on était particulièrement friands des offices religieux, mais le grand orgue, la grand-messe chantée et la prédication toujours un peu imagée de l’abbé Gagné apportaient au dimanche une solennité qui se décantait tout le long du jour. Souvent, il y avait aussi, après la grand-messe, des rencontres entre les juvénistes, les novices et les scolastiques, et ce, pour toutes sortes de raisons : exposition, visite des dessins et des décorations de Noël, fêtes de Noël et de Pâques, tournois ou compétitions sportives, etc.

Le moment le plus chargé de nervosité c’était lorsqu’après le dîner, vers une heure, dans la salle de récréation, on voyait arriver frère Aldéric, portier, qui, avant l’utilisation de l’intercom, faisait office de messager. Avec une certaine affectation, il mentionnait au surveillant de la salle les noms de ceux qui étaient appelés au parloir. Les jeux s’arrêtaient, tous les regards étaient tournés vers le surveillant qui, lentement, trop lentement, allait avertir les élus.

Le temps accordé pour les visites s’échelonnait de 13h00 à 15h00, un dimanche par mois. C’était à la fois très court et très long. Très court si on songe aux treize années de liens familiaux à condenser en deux heures. Très long car ces deux heures il fallait les passer assis sur une chaise droite, à se regarder, sans cantine ni distraction d’aucune sorte. Et quand il y avait des jeunes enfants ou des bébés qui piaillaient, c’était le comble de l’inconfort. On pouvait toujours aller faire une visite à la chapelle ou se promener à l’extérieur devant la façade principale de la propriété, mais comme distraction, c’était plutôt mince.


Les premiers arrivés avaient la chance d’avoir à leur disposition une pièce fermée où étaient rangées de six à huit chaises droites. Les autres visiteurs devaient se partager la grande salle du parloir donnant sur l’entrée principale.

Laisser son fils de treize ans aux soins d’un groupe d’hommes n’est pas sans causer certaines inquiétudes. Assez facilement, par demande spéciale, certains parents sont autorisés à accompagner leur fils dans l’enceinte du Juvénat. Les mamans surtout veulent voir l’état de la lingerie et vérifier si tout est bien rangé. Elles tiennent aussi à choisir elles-mêmes à la procure tenue par le frère Louis-Bernard les articles de classe ou de toilette requis. On aime aussi rencontrer le frère Maître pour acquitter les frais de la pension et s’informer des résultats scolaires et du comportement de son fils.

En été, la visite des jardins est aussi autorisée, de même qu’un séjour dans le kiosque attenant au cimetière. Certains dimanches, le parloir pouvait durer de 11h00 à 17h00. On apportait alors son lunch et on pouvait occuper le kiosque à l’extérieur et la grande salle du Juvénat. C’était, avant la consécration de l’expression, une activité de « portes ouvertes ».

Il n’était pas recommandé aux parents d’apporter des friandises à leur enfant. S’ils le faisaient, ces friandises devaient être montrées au frère Maître, être apportées au réfectoire et partagées avec les compagnons de table. Souvent, le soir du parloir, on voyait défiler sur la tribune du frère Maître une lignée de juvénistes qui offraient aux professeurs une partie du chocolat ou des gâteaux qu’ils avaient reçus.

Ma visite ne venait qu’à tous les trois ou quatre mois et jamais en hiver. Il en était de même pour quelques confrères qui provenaient de régions éloignées. Chaque fois que mes parents venaient au Mont, frère Maître venait nous voir au parloir, causait avec mes parents et nous autorisait à demeurer jusqu’à cinq heures et même à circuler à notre guise dans le Juvénat ou à l’extérieur.

À ma connaissance, mes parents n’ont jamais payé les 30$ par mois que coûtait la pension au Juvénat, de mon entrée à la prise d’habit.

À l’un des parloirs cependant, j’ai été témoin qu’ils ont remis, en s’excusant de ne pouvoir faire mieux, la jolie somme de 40$ pour les cinq ou six mois qui avaient précédé leur visite. J’ai l’impression que je n’étais pas le seul dans cette situation et jamais je n’ai entendu quelque remarque insinuante ou désobligeante à ce sujet.

Parfois, certains nouveaux juvénistes revenaient du parloir en larmes ou les yeux rougis par le virus de l’ennui. Le tourbillon des activités, la proximité des collègues et les attentions particulières du frère Maître avaient tôt fait de cicatriser ces plaies du cœur. Et le carrousel reprenait sa vive allure bouffant toutes les minutes et toutes les pensées de ces jeunes coupées de leur famille. Un temps mort était considéré au Juvénat comme la source de tous les maux. On l’évitait comme la peste.

Avertissement des défauts

À 20h15 le dimanche, après ce temps de relâche, la vie reprenait du sérieux.

« ll me semble avoir remarqué, mon cher frère Maître que notre confrère … mâche de la gomme pendant les études».


C’est Claude qui avertit Jacques d’un défaut qu’il devrait corriger. Frère Maître, juché sur sa tribune, en impose par son sérieux qui prend presque les traits de la sévérité. Une trentaine de juvénistes sont au programme de l’avertissement fraternel de ce dimanche. Il les nomme selon un ordre qui est le sien. Le juvéniste nommé se tient à genoux, la tête basse comme un pénitent du Moyen Âge. Il attend humblement le déluge des remarques que tout un chacun peut formuler sur son comportement.

Ceux qui avaient des avertissements à formuler devaient se lever et, à tour de rôle, énoncer leur remarque en utilisant la formule que tous savaient par cœur. Le frère Maître demandait à l’impliqué si cet avertissement était fondé. La plupart du temps ce dernier répondait par un signe de tête et frère Maître lui donnait alors une pénitence. Les pénitences pouvaient varier de la retenue à quatre heures devant la statue du Sacré-Cœur, un chemin de croix à la chapelle, ou, si c’était le cas, la présentation d’excuses auprès d’un confrère ou d’un professeur offensé.

Le stress n’était pas moindre si, par charité chrétienne, tu songeais à avertir un confrère d’un défaut dont tu avais été témoin. Alors, longtemps avant que son tour arrive, les papillotes rongeaient la phrase que tu avais préparée avec minutie. Le risque de bredouiller pouvait devenir paralysant.

Dans le secret des for intérieurs, ces séances étaient à la fois craintes et attendues : le « fascinans et tremendum »
[2] du sacré. Un vieux relent de voyeurisme hérité sans doute des lynchages pratiqués sur la place publique au Moyen Âge. Un suspense comme on en éprouve avant un spectacle.

La formulation des avertissements était parfois cahoteuse ou frisait souvent le ridicule. Les remarques du frère Maître, quelquefois saugrenues, déclenchaient un rire général.

« Raymond Barbe … Quelqu’un a-t-il un avertissement à lui formuler? » Personne ne se lève. Très bien, dit le frère Maître, continuez à donner le bon exemple. Vous réciterez trois « Je vous salue Marie » pour le bien de votre âme.

"Claude Brousseau" – Vingt-cinq juvénistes se lèvent. Oui, commençons par Yves Beauséjour : »

«Il me semble avoir remarqué, mon cher frère Maître, que notre confrère manque au silence dans les corridors.»

Les vingt-quatre autres juvénistes se rassoient !

« Ce me semble évident » dit le frère Maître, «Ne revenez pas avec le même défaut la prochaine fois. En retenue et en silence devant la statue du Sacré-Cœur, de quatre heures à cinq heures, trois soirs de suite. S'il y a récidive, la prochaine fois ce sera le double ». Il y avait rarement récidive.


Albert J. se lève et dit : « J’ai l’impression mon cher frère Maître que … ». « Pliez vos impressions en quatre » de répliquer le frère Maître « et assoyez-vous dessus » On riait sous cape, on avait compris la leçon. Il fallait des faits, non des ouï-dire.

Dérivé de la coulpe qui figurait au programme de la vie monacale, l’avertissement des défauts était une pratique efficace qui ne faisait pas grand mal à personne. Ce qui se passait là était « top secret ». Jamais je n’ai entendu personne y faire allusion ou ridiculiser un juvéniste au sujet des avertissements reçus.

Frère Maître profitait de cette rencontre pour rappeler certaines consignes plus importantes,
ou pour citer les félicitations reçues ou pour inciter les délinquants à s’amender.

Et on allait se coucher l’image de soi redorée ou en se formulant de bonnes résolutions.

Après un an de vie au Juvénat, le polissage avait fait son œuvre. Quelle éducation! De jeunes adolescents dociles et de bonne tenue qui s’inséraient, sans rechigner et avec plaisir même, dans les rouages d’une organisation bien huilée. «Sages comme des images » aurait dit ma mère!



(1) Calendes - probablement dérivé de "calendre" Machine employée dans les mines de charbon pour faire fonctionner les pompes d'épuisement selon dict. Bélisle - M. Nadeau
(2) Otto, philosophe et religiologue dans son étude sur le sacré, le définit comme ce qui attire ‘fascinans’ et ce qui est craint. ‘trémendum’.

Prochaine publication : # 8 - Retraites et amitiés particulières

samedi 23 janvier 2010

6- La bourse aux valeurs affectives


La notoriété, c'est lorsqu'on remarque votre présence,
la célébrité, c'est lorsqu'on note votre absence. [Georges Wolinski] [+]

La bourse aux valeurs affectives

Frère Laurien et Frère Florentien

1944. Je suis en 10e B. Frère Laurien est mon titulaire, Il enseigne l’algèbre dans les deux classes de dixième, alors que le frère Florentien, titulaire de la 10e A, y enseigne la géométrie. Tous les jeudis soir, frère Florentien surveille notre étude. Une entente entre les deux titulaires, de façon à ce que chacun puisse répondre aux questions des élèves dans la discipline de sa compétence.

Je suis le troisième en ligne près du tableau opposé aux fenêtres à attendre mon tour pour une consultation du frère Florentien sur une question de géométrie.

Ma question, que j’ai concoctée depuis une bonne semaine, est bidon. Je trouve illogique et impossible la définition que l’on a donnée de l’asymptote « Une courbe qui se rapproche d’une droite sans jamais y toucher. »

On en avait discuté avec des « bolés » de mon groupe qui étaient aussi des fans du frère Florentien. Je croyais avoir compris la réponse mais je gardais ma question comme une clé passe-partout à multiples fonctions. Si tu demandes à quelqu’un : « C’est quoi une asymptote? » ce n’est pas comme dire : « Quel temps fera-t-il demain?». Tu attires l’attention, ce n’est pas banal. Et tu te gourmes à l’idée de ce que les autres vont penser de toi.

Le motif de cette question au frère Florentien? C’est un peu compliqué et aussi un peu gênant à expliquer. Vous le devinez, ma question ne relève pas vraiment de la géométrie, elle ne révèle pas chez moi quelque malaise asymptotique.

D’entrée de jeu, il faut dire que dans un milieu fermé comme le Juvénat où les professeurs sont en contact presque 24 heures sur 24 avec les élèves, il se développe une espèce de jeu de bourse non inscrit aux valeurs mobilières mais qui s’avère très actif dans le domaine des valeurs affectives. Ce système fonctionne par des cotes tacites mais fort bien connues qui affectent chaque professeur, qui marquent sa compétence, soupèsent ses attitudes et déterminent à l’avance son efficacité.

C’est la cote de la popularité qui est la plus importante. Cette cote est signifiée par des indices non étalonnés mais qui ne mentent pas. Ainsi, que le prof sorte sur la cour de récréation, l’indice de sa popularité se mesure au nombre de juvénistes qui s’agglutinent autour de lui. En promenade, c’est la largeur de la route que prennent ses fans qui sert de jauge.

Souvent la cote confidence va de pair avec celle de la popularité. L’étude du soir, c’est le temps approprié pour ces confidences. Le professeur dont le talent est reconnu en ce domaine voit la ligne des candidats s’allonger du côté droit de sa classe jusqu’à sa tribune. Il en aura pour toute la période d’étude à entendre ces confidences et à les nourrir.

Le confident s’approche souvent du bureau de son titulaire avec un livre en mains, préférablement le livre de géographie aux dimensions plus grandes que les autres. Le coude gauche appuyé sur le bureau du professeur, il se cache la figure avec son livre de façon à ce que les autres de la classe ne puissent entendre ou deviner le sujet de sa conversation. Ces entretiens peuvent durer de cinq à vingt minutes. Une vingtaine de paires d’yeux numérisent les signes marginaux de ces échanges sur les valeurs du coeur.

Il y a même entre les confidents de tacites concours de durée. Tout en feignant l’indifférence, les collègues de classe, témoins de cette compétition, enregistrent les scores de chacun. Cela peut servir à définir l’image changeante de ses collègues et en conséquence à modifier le type et la qualité des relations à développer avec eux.

La bourse aux valeurs affectives avait au Juvénat beaucoup d’autres ramifications plus subtiles et plus difficiles à définir.

Comment ce jeu de bourse était-il perçu, tant par les investisseurs que par les observateurs ? Je n’ai pas d’autre témoignage que le mien à ce sujet.

Dans ce jeu, je me considérais comme perdant en partant. Par instinct de survie, j’ai plutôt développé intérieurement l’attitude du renard au « sour grapes ». « C’est téteux, me disais-je, et cette façon d’agir ne mérite que le mépris. »

Ces constatations activaient la brouille de mes contradictions internes.
Par dépit, j’avais choisi frère Laurien comme mon prof vedette. Je le défendais et je nourrissais le feu de mes affections à son endroit. Par ailleurs, j’étais jaloux, sournoisement jaloux et du frère Florentien et de ses fans.

J’aurais secrètement voulu en être. D’où mon stratagème : l’amorcer par une question de géométrie qui forcerait son attention. L’asymptote, m’ouvrira-t-elle un compte à la bourse des valeurs affectives ?

La raison principale de ma jalousie ? Sans savantes psychanalyses, je crois que les forces des autres creusaient la profondeur de mes faiblesses. Mon ego s’en trouvait ébranlé.

J’étais jaloux, pour ne pas dire envieux, du frère Florentien. Il rayonnait de beaucoup d’empathie. Il était à la fois joyeux et sérieux. Il chantait aussi comme un Caruso. Son répertoire puisé dans les albums de La Bonne Chanson de l’abbé Gadbois était grandement applaudi lors des soirées de familles. Le rôle qu’il avait tenu dans une pièce de Théodore Botrel joué par les Dramaphiles lui avait mérité beaucoup d’applaudissements. Bref, frère Florentien était le plus populaire des professeurs au Juvénat de cette époque.

Moi, par réaction, pour contrer cet envoûtement généralisé et peut-être un peu par pitié, j’avais choisi Frère Laurien comme mon prof vedette.

Mon prof était plus terne. Je l’admirais pour des qualités internes que je n’aurais su nommer. Il était discret, il ne cherchait pas la popularité, il ne chantait pas, je ne l’ai pas vu jouer dans les Dramaphiles, mais c’était le mien. Il me semblait qu’on lui avait volé les qualités qu’on accordait au frère Florentien.

C’est dans cet état d’esprit que j’allais ce soir-là poser au frère Florentien ma question sur l’asymptote qui se rapproche toujours d’une droite sans jamais y toucher. Je voulais peut-être l’embarrasser, mettre à nu la faiblesse de sa cuirasse. Je souhaitais peut-être aussi être admis dans sa cour et vérifier si j’avais quelque chance qu’il m’initie aux confidences, domaine où je me sentais complètement ignare et dépourvu.

Mon tour arriva après une quinzaine de minutes. Ce fut court, très court, trop court. Aucune porte aux confidences ne fut ouverte, aucune invitation à prendre le thé au salon. Le prof me répondit ce que je savais déjà : « Allez voir à la page x de votre manuel; ça fait partie des postulats d’Euclide ». Comme on ne peut tracer qu’une seule droite entre deux points ou que le triangle a forcément trois côtés qui se croisent deux à deux. Si on ajoute un côté ce n’est plus un triangle. Si l’asymptote touche, ce n’est plus une asymptote.

J’étais touché, confus comme je l’avais été lorsque j’avais osé demander à Mlle Farly la définition de la transsubstantiation. La cuirasse du maître de géométrie était sans faille. Et moi, mes rêves de gagner quelque point à la loterie des valeurs affectives se dégonflaient comme un ballon qu’on a percé d’une épingle. Je revenais Gros Jean comme devant, un gros X sur ma carte de membre du club anonyme le plus prestigieux du Juvénat. Aucun atome crochu n’arriverait jamais à vibrer en moi pour le frère Florentien. Pourtant, nos routes devaient se côtoyer ou se rencontrer à plusieurs reprises.

Je garderai donc mes banderoles pour le bon frère Laurien.

Prochaine publication : # 7 - Dimanche au Juvénat

samedi 16 janvier 2010

5- Fraises et vacances

Mon éducation, je l'ai faite pendant les vacances

« Il a gagné ses épaulettes maluron malurette »!
Nous sommes une cinquantaine de juvénistes et quelques professeurs, debout dans la boîte du camion.
« Ah ou…ouu!...houuouou » cri traditionnel en crescendo que nous lançons chaque fois que nous passons dans le tunnel qui sépare le Juvénat de la partie centrale du Mont-Sacré-Cœur. Ça résonne le bonheur. Nous sommes au début de juillet, à 9h00 du matin, en vacances depuis une semaine. Les cours d’été ne débuteront qu’après les six jours de retraite d’une nouvelle équipe de profs attitrés pour les vacances.

À la fin du déjeuner, avant de dire les grâces, le frère Maître a juste dit : « J’ai besoin de 50 volontaires pour ramasser des fraises à Saint-Césaire. Ceux qui veulent venir, présentez-vous dans la salle pour 9h30. »

Cette activité a beaucoup de crédit auprès des anciens qui la vantent avec surenchère. Les nouveaux sont curieux de voir ce qu’on y fait. Nous sommes près de quatre-vingt dans la salle à vouloir y aller. Le frère Maître compte. Quand il a atteint son quota, il trace une ligne dans les airs. Comme dans l’Évangile, les élus sont à sa droite. Le camion les attend dans la cour. Les autres resteront à la maison sous la responsabilité du frère Césaire.

Je suis avec les élus, à la droite du Maître.



Sans faire ni un ni deux, après avoir agrippé casquette, vêtements et bottes de travail, nous prenons vite d’assaut le camion qui nous attend dans la cour au-dessus de la soute à charbon entre le Juvénat et la chapelle. Trois professeurs sont montés avec nous alors que frère Maître a pris place à l’avant avec le chauffeur, frère Aurèle.

Chanter « Il a gagné ses épaulettes…» après la sortie du tunnel en descendant sur la route qui coupe le verger en deux, c’est aussi une tradition qu’on ne manque pas de respecter. Cette chanson comme un coup d’envoi lance l’expédition. Tout le trajet se fait sous le signe de la bonne humeur, au rythme des chansons à répondre qu’on s’envoie à toute volée. Les gens se retournent pour nous voir passer. Nous les saluons avec une révérence affectée et continuons nos chants à tue-tête.

Nous n’avons pas du tout la mine de séquestrés, captifs du Mont pour la période des grandes vacances. Nous avons plutôt l’allure de gais lurons débordants de liberté, voyageurs vers un «wowhere» paradisiaque. Il nous semble que toute la campagne répercute nos voix en écho et que nous sommes en ces lieux des hérauts porteurs de bonnes nouvelles.

Saint-Césaire, un petit village de campagne où l’on pratique plusieurs cultures spécialisées. Les fraises, les framboises et les pommes comptent parmi les principales productions de la région. Les Frères de Ste-Croix y tiennent un Juvénat depuis belle lurette, mais telle n’est pas notre destination.

Le village passé, nous empruntons une petite route qui nous conduit à un immense champ tout divisé en rangées bien droites. Devant chaque rangée, il y a déjà une pile de paniers à remplir. On nous répartit sur tout le champ à quatre par rang, deux à chaque bout. Quatre ou cinq juvénistes plus anciens ont la fonction de ramasser les paniers remplis et de les apporter au centre de tri. Les rangs sont propres, dénudés de mauvaises herbes et les entre-rangs sans boue sont couverts de paille. Les fraises, abondantes, grosses, rouges et savoureuses à souhait. Aucun interdit ne contrôle les gourmandises. Seule l’ambition d’arriver parmi les premiers avec un plein panier les tempère un peu.

Continuant les tonalités du voyage, on chante, on se crie d’un rang à l’autre, on donne de la voix à nos exclamations et à notre joie de vivre. Après une demi-heure de cette euphorie, les chansons se font plus rares et tombent souvent à plat, les exclamations ne trouvent plus de réponse. La cadence, moins fébrile devient efficace. Les paniers pleins s’alignent au bout des rangs.

De temps en temps je lève les yeux vers l’horizon dans l’espoir d’y voir de gracieuses silhouettes s’y profiler comme les baigneuses du fond du rang St-Alexandre. Jamais elles ne parurent. Nous ne sommes plus ici dans l’univers de la fascination des fraises sauvages destinées à la savoureuse mousse aux fraises, mais dans celui de l’industrialisation des petits fruits destinés aux grands marchés.

Combien de paniers avons-nous ainsi remplis? Aucune archive ne nous le dira. La récolte était bonne, les cueilleurs sans expérience étaient ardents, le fermier affichait un sourire de satisfaction. Frère Maître empocha les sous convenus. Il jubilait à la pensée de tout ce qu’il pourrait acheter en équipement sportif pour ses chers enfants: patins, skis, gants, bâtons et balles…


Ces revenus d’appoint n’entraient pas dans le budget régulier du Juvénat. Ils servaient à fournir et à entretenir l’équipement sportif, à garnir de cadeaux l’arbre de Noël et à permettre des gâteries non prévues au programme régulier.

Frère Césaire avait prévenu les cuisiniers de notre retard. Nous sommes revenus vers une heure, les joues bouffies de soleil et les yeux pétillants de ces joyeux moments. Après le dîner et le branle-bas habituel, c’était temps libre pour le reste de l’après-midi. À cinq heures, pour respecter l’atmosphère des vacances, on a récité le chapelet et fait la lecture spirituelle au grand air, dans le kiosque situé aux confins de la propriété entre les jardins et le cimetière.

Le temps des vacances au Juvénat

Nos vacances au Juvénat, une variété d’activités qui comme des feux de Bengale ont colorié mes souvenirs de joyeuses teintes aux vives couleurs.

Voici les plus mémorables.

Les excursions de cueillette de petits fruits comme celle que nous avons décrite et qui pouvaient se répéter quatre ou cinq fois durant l’été étaient toujours très populaires.


Le Mont Shefford, un coin de paradis

Munis de bâtons, à la suite du Frère Maître toujours ardent amateur de la marche, nous partons de b
onne heure sur les routes de gravier d’abord, puis en rang, deux par deux, sur la route numéro 1 en direction de Sherbrooke, jusqu’à un sentier qui permettait de gravir facilement le mont jusqu’à son sommet.
Une merveille qui nous émerveillait toujours nous y attendait toujours : un petit lac prisonnier des monticules de verdure qui le gardent comme dans un écrin. Des légendes racontaient que ce lac était sans fond parce que c’était le cratère d’un ancien volcan éteint depuis plusieurs millions d’années.


Quelle fascination! Sceptiques, on écoutait ces légendes de dragons qui crachaient le feu et qui sortaient de partout, transmises par la tradition orale. Ces légendes, entremêlées de données pseudo-scientifiques concernant les volcans, la géographie du Québec d’il y a six mille ans, la mer de Champlain, l’âge de la terre, les petites étoiles qui sont des soleils etc. alimentaient nos rêves et nos conversations pendant une bonne partie du trajet.


On redescendait de la montagne par étapes. Aux nombreux temps d’arrêt, les plus acrobates grimpaient aux arbres, d’autres cueillaient des plantes rares qu’ils fixeraient dans leur herbier, ou bien on flânait tout simplement embrayés sur la détente.


À l’une de ces excursions, je m’en souviens, le frère Armandin, armé d’une carabine 22, m’avait choisi avec quelques autres privilégiés pour en tirer quelques coups dans le bois. Voulait-il s’excuser de m’avoir taloché aux calendes([1]) pour me punir de mes insolences? Je pris le fusil comme si c’était un vase sacré et je tirai en prenant toutes les précautions que l’on m’indiquait. Un sentiment bizarre m’animait. je savourais le privilège, mais l’impact de la détente, l’écho de la détonation se répercutant dans la montagne et la senteur de la poudre me laissèrent un goût amer. J’ai dit merci mais il n’y eut pas de répétition.

Au bas de la montagne, le frère Aurèle nous attendait, son camion chargé de victuailles assez abondantes pour nourrir une armée entière. Le jovial et volumineux frère Paul-André, cuisinier des vacances, nous avait préparé toutes sortes de gâteries qui coupaient la routine des mets habituels.

Gourmandises de soleil, gourmandises de rêves, gourmandises de gâteries, bombance de petits bonheurs dont on faisait goulûment le plein.

L’après-dîner garde le même tempo. On a encore le temps de gambader avant que le retour ne soit sifflé.
Rentrés fourbus sous la chaleur de l’été, nous sommes dus pour une bonne douche. À cinq heures pile, nous serons en temps libre jusqu’au souper, ce qui est une autre aubaine fort appréciée.

À la piscine

Deux fois par semaine, lorsque le temps le permettait, le long défilé des juvénistes deux par deux, en chemise blanche et cravate, descendait la côte pour se rendre à la piscine de la ville située à environ deux kilomètres du Juvénat. C’est là que la plupart d’entre nous avons pris nos premières leçons de natation.

Au retour, la transpiration sous le soleil de trois heures nous faisait perdre la fraîcheur acquise dans la piscine. Mais on était contents, conscients de notre privilège de pouvoir nous baigner ainsi deux fois la semaine. Et comme bonus, il arrivait qu’on s’arrêtât à l’école St-Joseph. Les frères en vacances nous réservaient tout un accueil débordant de gâteries. Un important temps libre terminait l’après-midi.

Le baseball


C’était le seul sport d’équipe que l’on pratiquait en été au Juvénat. Ma torture! Deux fois la semain
e et parfois trois, je subissais l’humiliation d’être choisi le dernier et de me ramasser pendant plus d’une heure au poste de la quatrième vache, là où les balles ne venaient jamais. Et en plus, je devais affronter la honte des trois prises chaque fois que je devais me présenter au bâton. Les résultats de chaque joute étaient comptabilisés, ce qui ajoutait au poids de mes incompétences. Mais c’était ainsi, la vie de groupe avait des exigences non négociables.

Le soir, en temps régulier, nous jouions au drapeau sur le gravier. On en revenait tout couverts de poussière et souvent, une glissage non contrôlée nous éraflait la peau ou les vêtements. Durant les vacances d'été, on jouait plutôt au roi, un jeu venu du Moyen Âge qui pouvait durer plus d'une heure et qui faisait plus appel à la compréhension des astuces et à l'intelligence des stratégies qu'à la force et à l'endurance des muscles.

Un avant-goût de sciences

Les matinées, de 9h00 à 11h30, un prof réputé pour sa compétence en la matière nous initiait aux rudiments des sciences naturelles. L’anatomie, la botanique, la géologie, nous ouvraient des univers inconnus. Apprendre que notre corps était composé de milliards de cellules invisibles gonflait nos poumons d’un savoir qui nous coiffait prématurément du mortier universitaire. On en parlait souvent entre nous. L’émerveillement, quel puissant moteur de tout apprentissage!

Les soirées

L’occupation de nos soirées était aussi fort variée. Les soirées de famille, le visionnement de film de l’ONF ou, à l’occasion, de longs métrages en 16 mm qui nous étaient gracieusement offerts par des organisations paroissiales de la ville, des tournois de tennis, de baseball ou de croquet revenaient périodiquement au menu des soirées. Le coucher étant fixé à 21h30, la récréation du soir pouvait se prolonger jusqu’à neuf heures.

À la fin d’août, une trentaine de nouveaux juvénistes se joignaient au groupe qui avait été réduit depuis la fin de juin par le départ des postulants pour le noviciat. Autant d’anciens étaient alors promus anges gardiens et les nouveaux de Pâques devenaient des anciens et changeaient la couleur de leur cravate. Septembre ramenait l’horaire régulier et l’ancienne équipe des professeurs à laquelle s’ajoutaient de nouvelles figures.


Les vacances avaient passé à la vitesse des jours heureux et sans histoire.

Tous étaient satisfaits d’avoir passé de si belles vacances. Je n’ai jamais entendu de plainte au sujet de « ces jeunes martyrs, qu’on emprisonnait loin de leurs parents pendant les plus beaux jours de l’été. » Même les parents se réjouissaient. Leur enfant était à une bonne place, ils n’avaient pas à s’inquiéter.
_________________________

(1) Ainsi appelions-nous la buanderie. Tous les mercredis après-midi un groupe d’une dizaine de juvénistes y allaient pour aider au pressage et au rangement du linge de toute la communauté, Il y avait toujours un frère du Juvénat qui y était à titre de surveillant. L’endroit, humide et chaud, surchauffait aussi les impatiences de part et d’autre. Une fois, alors que Frère Armandin était surveillant, j’avais été particulièrement dissipé. Frère Armandin nous avait mis au silence. Je commis des insolences. Son impatience à bout, il me talocha assez sévèrement. Après le travail je reportai la situation au frère Maître. C’était un peu avant notre visite su Mont Shefford. Je n’en avais pas réentendu parler. Je n’ai pas été témoin d’autres débordements de ce genre pendant tout mon Juvénat. Je l’avais un peu mérité ou provoqué!

Prochaine publication : # 6 - La bourse aux valeurs affectives

samedi 9 janvier 2010

4 - Complexe d'habitant

SPEAK WHITE
EST IDIOT CELUI QUI PARLE UNE LANGUE INCONNUE DE SON INTERLOCUTEUR


Complexe d’ « habitant » vs la langue anglaise

Il est trois heures de l’après-midi quelques jours après mon entrée au Juvénat. Rentrant de la récréation, je m’installe à ma place, l’avant-dernier bureau au fond de la deuxième rangée côté tableaux. Notre titulaire, Frère Théophane, un homme à lunettes, au crâne presqu’entièrement dégarni, la figure rayonnante de jovialité et de bonhommie, est d’office.

C’est la leçon d’anglais. En fait, il n’y avait pas en huitième année de professeurs de spécialités. Le titulaire se chargeait des cours d’anglais et de dessin.

L’anglais, c’est ma bête noire. Je ne sais dire que « Yes pi no ».

On devait à ce premier cours, épeler à tour de rôle, une série de mots qui figuraient à la page « z » de notre livre d’anglais qui avait pour titre je crois, « My name is David ». La veille, j’avais bien préparé cette leçon en demandant à mon ange gardien de m’aider. Yvon m’avait appris la prononciation de l’alphabet en anglais. A=é; B=bi; C=ci….

Mon tour arrivé, j’eus à épeler le mot « apple ».

Je me lève, debout derrière ma chaise, droit sur mes deux jambes, les bras de chaque côté du corps, tenue de rigueur pour la récitation des leçons.

"Apple" Je répète ce mot à la suite du professeur. Je sens qu’il y a des têtes tournées vers moi, je suis le nouveau de la classe. Timidement je commence : É- Pi- Pi … Je n’eus pas le temps de prononcer la quatrième lettre, la classe avait pouffé de rire. Frère Théophane souriait largement. Je me demande quelle bêtise j’avais faite. On m’expliqua que dans ce cas, celui du double « p », il fallait dire « double pi » et non « «pipi », ce qui portait à ambiguïté.

Ces rires perlaient la sympathie et non la moquerie. Avec eux j’ai ri de bon cœur. Dans la classe, je n’étais plus un anonyme, le nouveau qui venait d’un ailleurs inconnu. J’étais des leurs. Le rire m’avait soudé au groupe.

Au souper, l’histoire a fait le tour de la table et a déclenché des gorges chaudes à la récréation. Au lieu d’en prendre ombrage, je riais avec les rieurs, prenant ainsi du nom, c’est-à-dire du galon auprès de mes confrères. En plus de faciliter mon intégration au groupe, cet événement fit naître en moi la détermination de maîtriser l’anglais, coûte que coûte.

Malgré mes appréhensions, je me classai assez bien à la fin de l’année pour être promu en neuvième année en septembre.

Le programme scolaire au Juvénat en 1943-45 (1)

Avant 1949, le programme du cours classique n’était pas en vigueur dans les maisons de formation des frères. C’était une chasse gardée réservée aux séminaires. Dans les juvénats on suivait le programme du cours secondaire qui était en fait un dérivé bâtard du cours commercial.

Au Juvénat de Granby, de 1943 à 1945, il n’y avait aucun laboratoire, aucun cours de physique ou de chimie ou de biologie.

En sciences-mathématiques, on se limitait à l’algèbre et à la géométrie. En français, on apprenait par cœur les règles de la grammaire selon Grevisse. En littérature française, aucune étude d’auteurs contemporains. Les classiques au programme se limitaient la plupart du temps à des extraits du Cid de Corneille et d’Athalie de Racine. Les sentences de Boileau occupaient un petit coin des mémorisations, la grande part étant laissée à quelques fables de Lafontaine. Il fallait en apprendre un certain nombre par coeur. Tout le monde pouvait et devait réciter « La cigale et la fourmi » «Les animaux malades de la peste», « Le coche et la mouche »…

On apprenait aussi certaines expressions ou proverbes en latin comme « Si vis pacem para bellum » ou « Alea jacta est» ou « Carpe diem ». Un certain manuel de stylistique (de Beaugrand, je crois) nous enseignait à varier l’emploi des verbes « être, avoir et faire», par des synonymes à consonance plus littéraire.

Peu de souvenirs des cours ce religion, si ce n’est de l’épaisseur du volume et de la petitesse des caractères de l’Apologétique chrétienne de Mgr Cauly. Curieuse impression cependant. On apprenait à réfuter des erreurs qui avaient servi à définir la dogmatique chrétienne. Quels arguments opposer à Pélage ou à Arius? On devait mémoriser les preuves de l’existence de Dieu. Le moteur immobile d’Aristote et que saint Thomas avait essayé de mettre en marche posait à la raison plus de questions qu’il n’en résolvait. Mais c’était de très petites questions à l’effet aussi éphémère que les éphémères.

En géographie et en histoire, on continuait l’étude du monde, des villes et des capitales selon les démarches en cours au primaire, c’est-à dire en misant davantage sur la mémorisation que sur la compréhension.

L’important était, pour un futur maître d’école au primaire, de maîtriser les éléments de la grammaire française, de l’écriture sans faute, et des mathématiques.

Le Juvénat disposait d’une trentaine de machines à écrire. Ceux qui le désiraient pouvaient, pendant les temps libres, s’initier à la dactylographie. Ce qui me fut d’une grande utilité surtout plus tard avec l’arrivée de l’informatique.

De nombreuses projections de l’ONF contribuèrent aussi à élargir notre horizon culturel.

Les bases minimales du savoir étaient assurées et représentaient comme un sommet de la culture de la classe moyenne prévalant à cette époque.

Neuvième année

En neuvième année, j'eus le frère Urcize comme professeur titulaire. Ce fut un homme que j'ai grandement apprécié pour sa modération et sa grande tolérance, qualités qui sont souvent l'apanage de ceux qui maîtrisent bien leur métier. Ma neuvième, une année sans histoire.

Elle n’en sera pas moins déterminante pour moi. D’abord, c’est pendant cette année que j’ai pris le goût pour ne pas dire la passion de la lecture. Un cercle informel de lecteurs passionnés se forme autour du livre. On s’échange les romans, on se les raconte et on se les recommande. J’aimerais retrouver aujourd’hui ce qui nous allumait alors. Je me souviens d’un certain « Livre d’heures » qui était si populaire qu’il fallait le réserver et attendre quelques semaines avant que son tour arrive. Jules Verne et son sous-marin recrutaient aussi beaucoup de lecteurs assidus.

Ma passion de la lecture était telle que pour profiter au maximum des temps morts, je gardais mon livre ouvert dans mon bureau de sorte qu’en arrivant dans la classe, en attendant la prière, je n’avais qu’à lever le couvercle du bureau pour continuer ma lecture. Pendant l’étude, j’avais parfois à chercher un cahier d’exercices ou un crayon. Le couvercle de mon bureau restait alors ouvert un temps anormalement long. Discrètement, Frère Urcize me rappelait à l’ordre, me montrant par un certain sourire qu’il n’était pas dupe de mon stratagème.

L’autre événement qui me donna une plus grande confiance en moi-même fut le succès obtenu dans la rédaction d’une dissertation que nous avions à faire comme devoir.

On nous avait appris qu’une dissertation devait comporter une introduction, une argumentation en trois ou cinq points et une conclusion. J’avais toujours été « poche » en composition, mon fort étant plutôt les mathématiques et les matières à mémorisation : géographie, histoire etc. Je ne me souviens plus du sujet de la dissertation ni de la thèse soutenue ni des arguments utilisés.

Mon exploit ne tenait pas tellement dans la qualité du produit mais dans son volume. Je devais remettre ma copie à l’étude du vendredi soir. Mon brouillon non terminé, sans conclusion, comptait déjà huit pages, alors que la plupart des collègues avaient remis une copie d’environ deux pages. J’ai dû demander un délai jusqu’après les douches le samedi soir. À cinq heures pile, j’étais heureux le samedi de remettre, comme convenu, une copie au propre, révisée, de dix pages bien remplies.

L’exploit fut remarqué et même applaudi. Cependant, la reconnaissance extérieure comptait beaucoup moins que le surplus de confiance en moi-même que j’en retirais. Dix pages! Imaginez, dix pages! Ce constat gonfla mon ego à son paroxysme et me donna une assurance et une énergie nouvelles dans la poursuite de mes études.

L’algèbre et la géométrie furent les seules nouveautés au programme des cours de la dixième année. Frère Césaire nous enseignait le dessin. On parlait avec éloges de ses talents pour les beaux-arts et plus particulièrement pour l’architecture. Il souriait de sympathie aux pitoyables dessins que je lui remettais. Un baume sur mes cuisants complexes.

Cours de vacances

Durant les vacances, de 9h00 à 11h30, il y avait cours au Juvénat. Une seule discipline au programme, un professeur compétent en la matière, pas de devoirs à faire ni d’examen à préparer. Le paradis! Le professeur donnait une évaluation globale de notre participation au cours, le frère Albertius, alors directeur des études notait ces résultats qui plus tard nous ont valu des crédits pour notre brevet d’enseignant. Des mentions d’honneur qui soulignant les efforts de chacun étaient remises lors de la soirée de famille qui clôturait les vacances.

Nous avons eu ainsi des cours d’initiation à l’anatomie, à la botanique à la biologie et que sais-je? Ces cours nous plaisaient beaucoup. Nous étions émerveillés d’apprendre et de dire que notre corps était composé de milliards de cellules toutes bien coordonnées les unes aux autres.

L’été de notre prise d’habit, nous avons même eu des cours d’astronomie qui nous amenaient sur le toit du Mont-Sacré-Cœur contempler ces myriades de petites étoiles, balises d’autant d’univers au temps et aux dimensions incommensurables.

Le nom des constellations a été oublié de même que leur histoire et les distances effarantes qui les séparent entre elles et de notre petite planète. Dans notre boîte à souvenirs, c'est l'émerveillement qui a pris toute la place. Chaque respiration agrandissait chacun de mes neurones aux dimensions infinies de l’univers et du temps. Au lieu de dépecer cet univers avec des mots et des distinctions, je l’emmagasinais en silence à la manière d’un serpent qui avale un bœuf. En moi, cet univers et son acolyte, le temps, s’agrandissaient toujours et me grandissaient avec eux. Comme une sorte de bien-être s’emparait alors de tout mon être et y installait en permanence une indicible joie de vivre et une grande fierté d’appartenir à ce monde si merveilleux. Les nuits qui suivaient ces contemplations, je m’endormais comme bercé par les nuages et porté par un Dieu bon.

Cette dérogation à la rigueur de l’horaire quotidien contribua sûrement à me faire aimer l’astronomie qui joua plus tard un rôle important dans l’évolution de mes pensées et de ma vie spirituelle.

Ces quelques cours de vacances pris dans la détente me sont apparus comme une juteuse compensation pour l’austérité et la maigreur squelettique des programmes réguliers. Somme toute, le programme scolaire au Juvénat était très peu élaboré. Il portait la marque du temps. La culture était l’apanage de l’aristocratie, du clergé et des professionnels. L’université était réservée aux clercs. Les Frères, comme l’exprimera plus tard le Frère Untel, étaient les «prolétaires de l’enseignement». Ils n’exerçaient pas une profession mais pratiquaient un métier. Il n’existait pas de véritables programmes de formation pour eux. Les cours de vacances étaient comme le préambule d’une ouverture à la connaissance qui allait marquer notre proche futur.

Malgré ce handicap, on doit reconnaître que les méthodes pédagogiques utilisées par les frères, fruit d’une longue maturation, la discipline qu’ils savaient faire régner dans les classes, l’assiduité à l’étude, de multiples attentions et créativités qui permettaient de capter les intérêts et de mousser les motivations, ont assuré à tous ceux qui sont passés par le Juvénat une formation qui les situe très haut au palmarès de la culture populaire de ce temps.

Ce fut une période d’incubation à la source des explosions culturelles que connaîtra le Québec d’après la guerre. Un grand poète québécois, Gaston Miron, était juvéniste au Mont-Sacré-Cœur pendant ces années-là. Plusieurs autres juvénistes de ma cuvée se sont également signalés par leur compétence dans les hautes sphères du savoir et de la pédagogie.

L’entrevue mensuelle

Chaque mois, sur le temps de classe, le frère Maître recevait tous les juvénistes en entrevue. Cette entrevue pouvait durer entre dix et quinze minutes. Ceux qui dépassaient vingt minutes étaient suspects ou enviés. Il y était surtout question de notre application en classe et de notre comportement à l’endroit des autres juvénistes. À cette entrevue le frère Maître abordait aussi un thème qui variait chaque mois et qui était le sujet principal de l’entrevue. Il pouvait être question de saint Tarcicius patron des juvénistes, de l’importance des activités en plein air, des règles d’hygiène, de la bonne tenue et que sais-je encore.

L’une de ces entrevues qui dura à peine dix minutes fut la principale bougie d’allumage de ma motivation à étudier le plus longtemps possible. Frère Maître, dans un langage simple, me fit miroiter les programmes d’étude qui, après les brevets d’enseignement, conduisaient jusqu’à l’université. J’étais comme fasciné de voir qu’on pouvait passer des années à étudier une seule matière, la littérature, le latin, l’histoire. Je sortis de cette entrevue comme ensorcelé par la vision des nombreux champs d’étude qui pouvaient m’être accessibles et par une volonté bien arrêtée d’aller le plus loin possible en ce domaine, jusqu’à l’université même.

C’est là pour la première fois que j’entendis le mot « baccalauréat ». Je le répétais souvent intérieurement comme un mantra qui donnait du sens et de la chaleur aux périodes d’étude qui figuraient au programme de chaque journée.

J’avais foi en moi et surtout en la communauté qui me faciliterait l’accès à ces sommets que j’avais jusque-là à peine entrevus.

La foi soulève des montagnes, un petit mot bien placé le peut aussi.

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1) Frère Jean-Claude Éthier, après avoir analysé son curriculum personnel, donne une bonne idée de la variabilité des programmes d'études suivis par les Frères du Sacré-Coeur au Canada.

Suite à l'expérience de la sécularisation des écoles en France au début du 20e siècle, les frères avaient plutôt tendance à gérer eux-mêmes leurs propres programmes de formation des maîtres. Ils le faisaient en respectant les exigences variables des milieux où ils enseignaient, mais aussi avec une certaine astuce à découvrir les voies les plus rapides qui leur permettaient de répondre à ces exigences. Cf. son éloquent témoignage. Clic.
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Prochaine parution : # 5 - Fraises et vacances

samedi 2 janvier 2010

3- Le chaos


Le chaos est l'énergie des devenirs

DANS LA MYTHOLOGIE GRECQUE,
CHAOS EST UNE ENTITÉ PRIMORDIALE D'OÙ NAÎT L'UNIVERS (1)

Le samedi de la même semaine, le 1er mai 1943, après la classe du matin, le Juvénat est en proie à un fourmillement inhabituel. C’est la cohue à toutes les issues. Chacun semble savoir où il va et ce qu’il fait mais bien malin serait celui qui pourrait à vol d’oiseau deviner les visées de cette agitation.

Certains grimpent les escaliers jusqu’au dortoir, deux marches plus qu’une à la fois et en redescendent avec autant de fébrilité. On se change au vestiaire. La salle de récréation est une gare centrale où on circule sans ordre dans tous les sens. Les premiers qui sortent à l’extérieur se précipitent au pas de course vers le kiosque avoisinant le cimetière à l’extrémité des jardins.

La sortie du sous-sol est agitée de la même façon. Un cortège de brouettes chargées d’équipements hétéroclites s’aligne. On y voit des récipients de toutes dimensions, une bonne cordée de bois en bûches de tout calibre, des manches de hockey qui dépassent tout autour des brouettes leur donnant l’allure de porcs-épics sur roue.

Le soleil de mai entraîne ses rayons sur une nature renouvelée. Les derniers ilôts de neige se sont évanouis la veille, laissant sur les terrains de tennis et de baseball des flaques d’eau dans lesquelles les soleils décuplés s’échangent leurs arcs-en-ciel et s’envoient des messages en sémaphore. En bas du mont, la rivière Yamaska prend ses aises et fait miroir. Une fraîche odeur de printemps toute assaisonnée du parfum des nouvelles pousses semble enivrer ces jeunes qui bourdonnent à tous les vents.

Au bout de l’allée, déjà, plusieurs juvénistes vêtus de toutes les bizarreries vestimentaires attendent les chariots comme s’ils devaient distribuer des places au jugement dernier.

Ils ont vite fait de dépouiller les brouettes de leur contenu. Le code d’interprétation de tout ce branle-bas se révèle. Au bout de chaque manche de hockey il y a un poêlon, une simple poêle à frire de six pouces de diamètre, attachée avec de la broche ou retenue au manche par deux rivets de cuivre.

Voilà le hic! On s’organise pour un dîner aux crêpes. Le premier de la saison.

Les anciens en ont parlé aux nouveaux avec beaucoup d’emphase. Grâce à ces longs manches, les crêpes décrivent toutes les arabesques dans le ciel de leurs souvenirs.

Il y a bien une soixantaine de ces poêlons qui portent encore les marques de leur dernier service. Ils prennent la tête de la farandole et vont se loger aux quinze tables de pique-nique échelonnées sur la petite route qui sépare les champs de grande culture des terrains aménagés en cimetière ou en jardin. Chaque tablée aura quatre ou cinq poêlons à la disposition de ses marmitons en herbe.

Devant ces tables rustiques, d’un gris d’automne, sans nappe, il y a un foyer aussi rustique formé de quelques pierres disposées en cercle. Du petit bois, du papier journal et des allumettes sont répartis de la même manière et déjà, de ces foyers de bivouac, s’échappent des bouffées de fumée puis une flamme qui prend de plus en plus possession de ses espaces.

Une charrette à deux roues montées sur pneumatiques tirée par deux costauds juvénistes emprunte aussi la grande allée entre les jardins et les courts de tennis et s’inscrit à la queue de ce cortège de brouettes. Elle est chargée de récipients de toutes grandeurs, d’ustensiles, de louches, d’assiettes, de plats et de tasses. Quelques juvénistes seniors préposés aux louches distribuent pour chaque tablée de généreuses portions de pâte à crêpes, des confitures rouges, jaunes et violacées.

La même orgie règne avec le beurre, le pain, les condiments et même les breuvages qui coulent à profusion.

Et pendant que ce chaos fait ses répétitions, le frère Maxime, débonnaire, les lèvres plissées de contentement, déambule dans la grande allée à la manière d’un bourgeois à peine gentilhomme qui fait l’inspection de ses terres. Il porte l’accoutrement des grandes promenades. Une ceinture de cuir lui ceint les reins. Il a relevé le devant de sa soutane ramenant la bordure inférieure sous sa ceinture d’occasion. Il a chaussé ses bottes de travail et couvert son chef de la traditionnelle casquette qui respire encore l’hiver.

Il est muni d’une canne noueuse qu’il s’est taillée jadis dans une racine d’arbre. Il la promène de gauche à droite devant lui, comme le font les aveugles. Il s’amuse ainsi à pousser les cailloux ou, si quelqu’un s’approche de trop près, à le menacer de son bâton ou à leur donner de taquins petits coups sur les jambes ou sur les fesses.

Dès que les feux crépitent du claquement de leur bois d’épinette, les apprentis jongleurs s’entraînent à faire sauter les crêpes. C’est qui les enverrait le plus haut dans les airs et on compte même le nombre de pirouettes qu’elles font avant de s’aplatir du bon côté dans le fond du poêlon. Les crêpes qui atterrissent dans le feu ou sur les pierres du foyer méritent à leur apprenti jongleur de cyniques applaudissements.

L’art vient avec la répétition. On recommence. Quel gaspillage! La pâte nourrit aussi bien les espiègleries que les estomacs.

D’autres visent le record du plus grand nombre de crêpes bouffées dans le plus court laps de temps. Et on essaie tous les mélanges possibles. «Avez-vous essayé des cornichons avec de la confiture aux fraises? » Wash! C’est le «avez-vous» qui ne cadre pas trop avec la fête de ces p’tits gars en folie mais au Juvénat c’est la coutume, on se vouvoie partout. Aujourd’hui, c’est la seule règle qui tienne.

Quelques groupes informels se mettent à chanter à tue-tête. Ils entonnent même des cantiques plus religieux comme le Salve Regina, toujours à l’honneur et «Animés de l’amour». Ailleurs on se donne en spectacle sur les tables. On court, on rit, on s’amuse comme des petits fous. Tout traîne, la propreté est en vacances, ah! si les mères y voyaient ça! Elles en perdraient toute leur dignité!

Frère Maître et les professeurs, bonasses, circulent au milieu de cette foire en folie. Ils y participent même.

Le sérieux de mon ange gardien Yvon a fondu aussi, il fait le clown et je fais de même avec lui. Je vois Robert et Charles, comme je ne les ai jamais vus. La complicité noue de solides amitiés.

Décrire cette explosion de la vitalité juvénile est pratiquement impossible. C’est un feu d’artifice de couleurs, de sons, d’acrobaties qui débordent toutes les normes connues. Le chaos qui pète le printemps.

L’image souventes fois imprimée dans mes boîtes à souvenirs, celle des petits et des grands veaux qui, lâchés «lousses» au printemps font au soleil et dans le pré à peine verdi toutes les cabrioles et les plus inimaginables ruades, me revient comme le plus authentique signe du printemps dans le rang St-Alexandre.

À St-Alexandre on était moins sérieux qu’au Juvénat. Mais on ne lâchait pas notre fou de façon aussi débridée. Ici le chaos, espèce de fou du roi, est maître absolu … pour quelques heures au moins.

En plus d’avoir donné forme à toutes les créations de l’univers, le chaos a la vertu de cimenter les amitiés, de révéler les entrailles profondes de tout être et d’accoucher de toutes les virtualités qui gisent au fond de soi. Vive le chaos!


Frère Maxime dans sa sagesse instinctive d’habitant devait connaître cette énergie propre au chaos et surtout, il savait la libérer périodiquement. Un dîner aux crêpes, sans la barrure des consignes habituelles, était un excellent terrain d’exercice au chaos et il produisait toujours de savoureux fruits en initiant les plus étonnantes découvertes.

Dans cette ambiance euphorique, le temps et son assistant, l’horaire, comptaient peu. Vers 15 heures, comme naturellement le génie rentra dans sa bouteille, la vaisselle au lavoir, les poêlons à la remise et les juvénistes à leur coutumier.

Et moi, je logeai si bien cet événement dans ma boîte à souvenirs que mon ultraviolet n’éprouve aucune difficulté à en dégager la vivacité de ses sons, la saveur de ses crêpes, l’odeur de son printemps et le pétillement de la vie qui battait son trop plein de bonne humeur ce samedi de mai au Juvénat du Sacré-Cœur à Granby.

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(1) Ordo a chao est un concept très fécond dans toutes les cultures humaines. Toutes les religions y réfèrent d'une façon ou d'une autre et le représentent en une multiplicité de symboles. La franc-maçonnerie et un grand nombre de sociétés secrètes en font la base de leur vision du monde et de l'univers. Tout récemment, Dan Brown dans "Le symbole perdu" évoque à sa façon les expressions complexes de ce concept dans la fondation des États-Unis d'Amérique et dans l'histoire de l'Ordre des francs-maçons.

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Prochaine parution : 4- Complexe d'habitant devant la langue anglaise